Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/02

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M. Lévy (tome IIp. 13-20).

II

LE TESTAMENT DE M. DE LAUZUN.


À la seule annonce de cette miraculeuse nouvelle, un murmure confus avait parcouru tout le salon, les visages des spectateurs exprimaient tout leur étonnement ; on se demandait si Lauzun avait péri victime de quelque machination secrète.

Sa disgrâce était connue ; sa haute fortune lui avait suscité grand nombre d’ennemis. Louis XIV, qui venait cette année-là même de s’établir à Versailles, ne dissimulait guère son courroux contre l’indigne époux de Mademoiselle. La captivité du favori avait été longue ; à part quelques joueurs qui regrettaient ses pistoles[1], quelques amis de plaisir et aussi quelques dames dont il avait réussi à conserver les bonnes grâces, même au sein de l’adversité, Lauzun était plus haï qu’aimé, car peu d’hommes eurent à la fois plus de rivaux et plus de traverses, plus d’envieux et plus de succès. Vis-à-vis du roi, il résumait la pensée du néant à l’égard de l’infini ; il avait habité la cour pour n’en récolter que le dégoût, et cependant cet ambitieux immense tenait encore à la cour et à ses principautés ; il espérait bien rentrer en grâce à l’aide de sa femme ; rien ne l’avait détrompé, pas même le malheur.

La mort venait-elle donc de l’enlever après Fouquet et Turenne ? avait-elle brisé ce miroir de grâce et d’élégance ? C’était au sein d’une fête qu’on devait, d’après son expresse volonté, ouvrir le testament daté par lui de Pignerol. Il y avait là de quoi étonner les plus résolus, de quoi confondre les plus incrédules.

Le cachet qui fermait le testament de Lauzun, ainsi que la suscription de l’écrit à l’adresse de la maréchale de Roquelaure, fut bientôt exposé à la vue de tous ; c’étaient bien les armes de Peguillin, comte de Lauzun, qui s’y trouvaient empreintes sur la cire.

Il se passa bien un grand quart d’heure avant que le silence fût rétabli.

Tous les invités, le col tendu vers la maréchale, formaient une triple haie dont le pinceau d’un peintre eut sûrement profité.

Les uns laissaient percer malgré eux une joie secrète et ceux-là se distinguaient, il faut bien le dire, par l’aisance de leurs manières, leur succès et leur aplomb ; c’étaient de ces marquis crayonnés vingt fois par Molière, ce hardi réformateur, et plus tard par Saint-Simon. Ils portaient l’ongle long au petit doigt, la perruque à l’ambre, et la ceinture brochée d’or ; ils couraient les ruelles et se posaient sur l’orchestre en plein théâtre, de façon à masquer l’acteur ; ils jouaient un jeu d’enfer, et se trouvaient de toutes les parties de Marly.

Pour eux, la mort de Lauzun était un bienfait, car du fond d’Amboise ou de Pignerol, Lauzun dictait encore ses lois au monde élégant ; tout ce qu’il avait mis à la mode subsistait, et son règne n’était pas fini. Aussi, parmi ces hommes, c’était à qui se disputerait sa survivance.

Une autre classe, non moins joyeuse de la mort de Lauzun, se composait d’une foule d’ambitieux dont la laideur égalait au moins l’audace, et qui, tant que Lauzun avait réussi par la beauté des traits et les exercices du corps, n’avaient eu garde de se montrer plus que les hiboux devant le soleil.

La troisième classe enfin, et celle-ci était la moins habile à dissimuler son contentement, était celle des maris, enchantés de voir tomber enfin cette mystérieuse puissance de l’époux de Mademoiselle, et ravis de placer chacun la colombe de leur choix à l’abri de ce vautour.

L’assemblée se trouvait donc partagée en plusieurs ̃camps.

L’Olympe des déesses y formait une nuance tranchée, plusieurs de ces dames portaient déjà à leur visage un mouchoir imbibé d’eau de senteur, soit pour cacher le trouble qu’une indiscrétion du testateur allait peut-être leur causer, soit pour faire honneur par leur contenance éplorée à la mémoire de Lauzun.

Madame de Roquelaure commença, après s’être assurée du recueillement de son auditoire :

Testament de haut et puissant seigneur Peguillin, comte de Lauzun, époux de Mademoiselle, fille de feu Monsieur, petite-fille du roi Henri IV, princesse d’Eu, de Dombes, de Montpensier, d’Orléans, et cousine germaine de SaMajesté.
« Fait à Pignerol, en l’an de grâce 1682.

» Par ce présent testament, je lègue d’abord mon âme à Dieu, le priant de prendre en considération la captivité où je meurs. Ma prison et ma disgrâce rachèteront, je l’espère auprès de lui, les erreurs de ma fortune. »

— Bien débuté ! dit le duc de Roquelaure, mais je doute que Dieu accepte le legs.

Madame de Roquelaure continua :

« Je commence par le roi, mon très haut maître et seigneur : je lui lègue un autre ministre que M. de Louvois. »

— Diable ! murmura Cavoie, ceci sent son de Vardes d’une lieue. Heureusement que Sa Majesté est à Versailles, et que M. de Louvois est dans son lit.

« Après le roi, dont je n’ai jamais décliné le service, je dois m’occuper en premier lieu de Mademoiselle. »

— Ah ! voici l’article intéressant, dit le maréchal d’Humières ; voyons comment Lauzun s’en tirera.

« Je demande pardon à Mademoiselle, poursuivit la maréchale de Roquelaure en lisant le testament, de n’avoir été pour elle qu’un mari indigne, et de lui avoir préféré… »

Ici la maréchale s’arrêta et reprit haleine.

— Eh bien, madame la maréchale ? demanda le duc de Roquelaure, vous semblez embarrassée… Permettez, de grâce…

Et Roquelaure fit un mouvement pour remplacer la maréchale et poursuivre la lecture du testament, dont il voulut s’emparer.

— Arrêtez ! s’écrièrent à la fois le prince de Monaco, le maréchal d’Humières et M. d’Alluye. Passez les noms, madame la maréchale.

— Au contraire, messieurs, reprit la maréchale en se rassurant, je tiens à remplir mon emploi de lectrice. Souffrez que je continue.

« De n’avoir été pour elle qu’un mari indigne, et de lui avoir préféré… »

Ici, il y eut une nouvelle explosion de murmures. Madame de Monaco se cacha sous l’éventail, madame d’Alluye rougit, madame d’Humières toussa, et mademoiselle de Rets baissa les yeux.

Madame de Roquelaure ne fit aucune attention à ce qui se passait autour d’elle, et poursuivit pour la troisième fois :

« Et de lui avoir préféré… »

— Au nom du ciel s’écria le prince de Monaco hors de lui et qui remarquait l’embarras de madame de Monaco, ne sommez personne, et ne vous faites pas la complice des indiscrétions de M. de Lauzun.

— Le prince a raison, insinua Roquelaure ; M. de Monaco ne tient pas du tout aux surprises. Ni vous non plus, messieurs, continua-t-il en se tournant vers MM. d’Humières et d’Alluye.

La maréchale reprit :

— Pour vous plaire, je passerai donc aux legs. Ils sont assez nombreux, si j’en juge par cette copie.

— C’est cela, les legs, les legs, maréchale ! M. de Lauzun nous a assez pris pour qu’il nous rende.

— Le premier legs, continua la maréchale, concerne madame la princesse de Monaco.

— Ma femme ! Quelque prêt, sans doute, dit tout bas le prince à la maréchale, soyez prudente. Madame, ajouta le prince sur le même ton en s’adressant à sa femme, auriez-vous prêté d’aventure à M. de Lauzun ?…

« Je lègue, dit la maréchale en poursuivant sa lecture, à madame la princesse de Monaco les Mémoires de quelques gentilshommes aimés et pendus, avec dédicace au prince de Monaco. »

— Mémoires historiques, dit Roquelaure ; n’est-il pas vrai, mon cher prince ?

Le prince se mordit les lèvres. La maréchale reprit :

« Item. À mon bon ami le duc de Roquelaure, duc et pair… »

— Tiens, il a songé à vous, dit le prince de Monaco en raillant c’est d’un bon cœur.

« Je lègue audit duc de Roquelaure le miroir que m’a donné Mademoiselle. Cette glace a le privilège d’embellir tous les visages. »

— Je te le rendrai ! murmura le duc à voix basse, en se grattant l’oreille de l’air rancunier d’un singe fouetté.

« Item. À madame la maréchale d’Humières, la poudre de beauté dont se sert madame de Roquelaure. »

Compliment à double entente, reprit de Guiche.

« Item. À madame d’Alluye, qui danse fort bien, un traité sur l’art de plaire écrit par elle. Ce sont ses lettres. »

— Ah ! voilà le premier legs galant de M. de Lauzun, dit Roquelaure à M. d’Alluye, qui tourna le dos à son interlocuteur.

« Item. À madame d’Hautefort, le conseil de ne plus danser du tout. »

Madame d’Hautefort fit un bond sur son fauteuil. Elle était vêtue précisément en Terpsichore.

« Item. À M. le prince de Monaco, l’appartement que j’occupais aux frais de Sa Majesté, dans son grand château d’Amboise. La vue en est fort belle et donne sur la Loire. Ledit appartement, afin que Son Altesse, lasse de faire pendre les gens dans ses États, puisse les noyer à sa fantaisie dans ceux de Sa Majesté… »

— C’est une horreur ! un legs indécent ! s’écria le prince de Monaco en se levant ; et vous, maréchale, en aurez-vous bientôt fini avec ces surprises que je n’ose qualifier ? Ce testament n’est qu’une ironie sanglante, un soufflet donné-sur ma joue…

— Vous voulez dire sur la mienne, interrompit Roquelaure.

— Et moi donc, reprit madame d’Humières.

— Et moi, dit madame de Rochefort.

— Et moi, et moi, et moi, poursuivirent en chœur plusieurs autres voix, parmi lesquelles on distinguait celles de MM. d’Alluye et d’Humières.

— J’aperçois encore beaucoup d’autres legs, reprit la maréchale, mais craignant de nouveau les murmures, je les omettrai, et ne lirai que cette classe qui regarde les créanciers de M. de Lauzun.

— Ses créanciers ! je respire, dit le prince de Monaco il était temps.

— Je tremble, dit un financier.

— Je ne serais pas fâché d’être payé, dit Grammont.

— Je suis mort, dit du Lude, il me devait six cents louis.

« Item, dit la maréchale, je lègue à mes créanciers l’espoir de se voir un jour remboursés sous la seule condition qu’ils pourront trouver un homme aussi vaniteux que M. de Grammont, aussi bon écuyer que le prince de Monaco, qui tombe toujours, aussi fou que M. du Lude, et aussi laid que M. de Roquelaure.

— Pour le coup, ceci dépasse les bornes, s’écrièrent en se levant les courtisans désignés par M. de Lauzun. Chez qui sommes-nous, madame la maréchale, pour qu’on nous insulte par un écrit peut-être apocryphe ?… Montrez-nous ce testament, et voyons d’abord s’il est de l’écriture de M. de Laurun.

Et tous s’avancèrent vers la lectrice, le regard plein de courroux.

— C’est bien son parafe, dit le malheureux prince de Monaco tout ce qui me console, c’est que je ne suis pas son créancier.

— Mais nous le sommes nous deux, s’écrièrent de Grammont et du Lude.

— Et moi, je le suis aussi, dit le petit marquis de Lavardin d’un air furieux, à telles enseignes que j’ai voulu me battre avec lui. Il m’enlève un coup d’épée.

— Moi, il m’enlève un carrosse, dit la maréchale d’Humières, un carrosse qu’il m’avait promis.

— Moi, je perds une parure, dit madame d’Hautefort.

— Moi, j’aime mieux perdre avec lui, dit Roquelaure, et j’y gagne encore, car il m’eût donné quelque jour un coup d’épée.

— Vous ne perdrez rien, messieurs, dit une voix pleine et sonore, et dont le timbre seul fit tressaillir l’assemblée ; je suis trop galant homme pour ne point acquitter toutes mes dettes.

— M. de Lauzun s’écrièrent-ils tous d’une commune voix.

Les deux portes dorées de la galerie s’étaient ouvertes ; Lauzun venait en effet d’entrer.


  1. Heureux et beau joueur, Lauzun tenait note exacte de ce qu’il gagnait on perdait. Réglé dans son désordre, il allait jusqu’à écrire sur son carnet les visites qu’il devait faire. M. de Bruges nous fit voir dans le temps quelques feuilles de ce carnet ; les armes de Lauzun, qui portait tiercé en bandes d’or de gueules et d’azur, s’y trouvaient accolées à celles de Mademoiselle.