Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/07

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M. Lévy (tome IIp. 46-56).

VII

UNE MAISON DE LA PLACE ROYALE.


Profitant du privilège accordé de temps immémorial aux romanciers, nous sommes obligés d’esquisser à nos lecteurs la physionomie d’autres personnages qui réclament dans notre action une place impérieuse.

Vers cette même époque, les partisans[1] n’avaient guère moins d’alarmes à concevoir de leur position et de leur affaires dans le royaume que les calvinistes.

À ne considérer que la seule date des chambres de justice organisées contre eux depuis le procès du surintendant Fouquet en 1661 jusqu’à celles de 1716, et à se reporter aux mémoires de Gourville, on peut voir avec quelle rigueur ils furent persécutés.

Des fortunes scandaleuses, des dilapidations énormes nécessitèrent ces rigueurs ; nombre de ces hommes qui avaient été dans les affaires durant le ministère de Fouquet, suivirent sa disgrâce ; jugés par la chambre, ils furent arrêtés et conduits à la Bastille. Plusieurs furent taxés à des sommes si considérables, qu’ils achevèrent même leur vie en prison.

Leurs alarmes étaient sourdes, incessantes, perpétuelles.

Les uns gagnèrent la Hollande, d’autres les Indes, plusieurs enfin, abrités dans les nuits de Paris même, cherchant à s’y faire oublier, traînèrent jusqu’à la fin une existence morne et misérable.

Au nombre des quartiers servant de refuge à ces favoris déchus de la fortune, celui du Marais offrait, même au milieu de son luxe et de sa vogue, car c’était alors le quartier brillant, des profondeurs ténébreuses.

Ainsi en était-il d’une maison vaste et superbe qui, à l’instar des autres, avançait à l’un des angles de la place Royale son corps en saillie enluminé de briques rouges, et du balcon de laquelle l’œil planait sur le beau quinconce du jardin doté de la statue équestre de Louis XIII.

À l’extérieur, cette maison ou pour mieux parler cet hôtel ressemblait à tous les autres.

Mais le seuil une fois franchi, on retrouvait à l’autre façade dans la cour une ordonnance complète de bâtiments merveilleusement disposés dans leurs sorties, et capables de mettre en défaut par leurs accessoires inventifs une meute de limiers du lieutenant civil de Paris.

C’étaient d’abord une multitude d’escaliers remplis d’issues et de portes secrètes comme un labyrinthe, puis d’immenses combles aux fenêtres mansardées formant au besoin des appartements assez confortables, dans lesquels l’œil indiscret du concierge osait rarement pénétrer.

Par la cave de cette maison, on aboutissait enfin au boulevard de la Bastille à l’aide d’un conduit souterrain dont Ninon de Lenclos, Marion de Lorme ou tout autre eût profité au beau temps de sa splendeur pour des évasions plus galantes et plus faciles.

Huit heures venaient de sonner à Saint-Antoine, quand, par un magnifique dimanche d’été, un vieillard sortit de l’hôtel en question, en ayant soin d’éviter les regards indiscrets des promeneurs de la place Royale, dont un quart d’heure après on devait fermer les grilles.

C’était un homme encore vert, dont une large perruque encadrait le teint bilieux ; deux petits yeux gris, pareils à ceux d’un chat, animaient seuls son visage d’une expression assez fine. Il était vêtu d’un habit de velours brun, et s’appuyait sur une béquille digne par sa hauteur de celle de madame Pernelle. Évitant la promenade dans le jardin, il atteignit bientôt le boulevard de l’Arsenal, où il sembla respirer plus à l’aise ; puis fronçant le sourcil devant la Bastille, il gagna brusquement la Seine, et se pencha à l’un de ses parapets.

Ce spectacle ardent, enflammé que présente le fleuve aux derniers rayons du soleil, ces barques dorées par le reflet du couchant, ces aiguilles, ces dômes qui semblent émerger au loin de la Seine, ces maisons flottantes d’où s’exhalait à cette heure un parfum acre de marée ou de cuisine, ces nuages de feu sur lesquels se découpait Notre-Dame, tout plongeait le vieillard dans une muette contemplation. Il examinait surtout avec une attention minutieuse la conformation de chaque navire, et suivait de l’œil avec intérêt la manœuvre des bateliers. Peut-être sa pensée le reportait-elle alors vers d’autres fleuves et d’autres rivages, peut-être songeait-il à quelque être absent qu’il ne devait plus revoir.

Cependant, nous devons le dire, il y avait dans les larmes qu’il versait alors, du dépit et du courroux. Isolé dans le monde, il se retrouvait encore plus seul devant ce panorama silencieux. Ces couples rustiques sortant des touffes vertes d’une guinguette, ces bourgeois endimanchés, ces musiciens du port chantant des Noëls ou préludant à des courantes sur leur archet rauque, lui faisaient mal. Cette joie le rendait triste.

— Toujours seul ! murmura-t-il en se levant et en reprenant le chemin de sa demeure. Rien, pas même un chien qui me caresse et me persuade que je suis aimé !

Des pensées amères se faisaient jour dans son âme, mais il reprit bientôt sa froide immobilité. Quand il rentra chez lui, il franchit la cour d’un pas rapide, s’engouffra comme un tourbillon dans l’escalier, et disparut.

L’appartement où il s’enferma se trouvait placé sous les combles de l’hôtel, mais il se distinguait par une tenue assez riche. Cette sorte de belvédère à cinq fenêtres sur la cour était encombré de marbres, de bronzes, de tableaux, sinon d’un grand mérite du moins d’un grand prix, mais tout cela pêle-mêle, et comme si le propriétaire de ces raretés eût opéré un déménagement récent. Dans le salon, il y avait un portrait de femme de Mignard ; c’était la seule chose qu’un connaisseur eût prisée, et ce fut celle qui redoubla en rentrant l’accès mélancolique de notre singulier personnage. Il jeta un regard courroucé sur cette peinture, et voyant son souper servi, il s’assit devant sa table, sans toucher à aucun plat.

— Toujours seul ! répéta-t-il en se laissant tomber avec accablement dans un fauteuil.

Il examina quelques secondes les objets épars confusément autour de lui, puis détachant une clef d’un trousseau, il la fit entrer dans une serrure.

Ce panneau se trouvait masqué par une tapisserie ; il roula bientôt avec légèreté sur ses gonds. Le vieillard se trouva alors introduit dans une pièce où tous les rideaux, symétriquement tirés, laissaient filtrer à peine un maigre jet de lumière. Il y demeura un grand quart d’heure en proie à la plus profonde immobilité. Quand il en sortit, on eût cru voir un fantôme.

— Là, s’écria-t-il, les yeux encore fixés sur la porte du cabinet mystérieux, toujours là ! souvenir ardent de mon passé, image terrible et chère !

Il allait rattacher la clef au trousseau, quand une idée de crainte vint traverser son esprit.

— Si l’on me volait ce trésor ! murmura-t-il sourdement, le trésor de ma vengeance !

Il prit la clef et la renferma dans un coffret.

— Là du moins, pensa-t-il, elle est en sûreté. D’ailleurs, qui pourrait me la prendre ? ajouta le vieillard après une pause, ne suis-je pas toujours seul ? Cette maison, mon Dieu ! n’est-elle pas un tombeau ?

Il finissait à peine ces paroles, quand un coup léger retentit à sa porte, et presque au même instant une belle jeune fille entra dans l’appartement. Dame Ursule, gouvernante du vieillard, la précédait.

L’arrivée imprévue de cette personne, la grâce de son maintien et de sa démarche, tout, jusqu’à l’heure avancée où elle se présentait dans sa demeure, étonna le vieillard à un tel point, qu’il ne put trouver d’abord une parole. Il observa tour à tour sa gouvernante et la demoiselle à laquelle elle servait d’introductrice.

Le trouble de la jeune fille égalait au moins le sien, et ce ne fut qu’avec un secret sentiment de crainte qu’elle se décida à lui présenter une lettre.

À la seule vue de son cachet, les yeux du vieillard parurent s’animer. Cette lettre était celle d’un ami ; elle était signée d’un nom qui lui était cher.

Voici les simples lignes qu’elle contenait :

« La personne qui vous remettra cet écrit, mon cher Leclerc, est une jeune fille que le malheur rendrait digne de votre pitié, si elle ne méritait l’estime et l’intérêt à d’autres titres. Des revers cruels l’obligent à cacher son nom dans Paris, je vous la recommande comme ma fille. Exilé moi-même pour avoir soutenu la cause du surintendant, je vous adresse cette lettre de la Haye, où j’ai dû me retirer pour éviter le courroux du roi ; bientôt, je l’espère, et grâce au crédit de mes amis, je pourrai rentrer en France. Alors seulement j’irai vous demander compte d’un dépôt sacré, j’irai remercier le plus vieil ami de ma famille. En attendant, songez, mon cher Leclerc, à tous les périls qui pourraient menacer une aussi chère existence ; protégez cette enfant, et comptez à l’avance sur l’étendue de ma gratitude.

 » Signé : Charles de Saint-Évremont. »

Et plus bas : « Poète et maréchal de camp du roi. »

La lecture de cette lettre plongea le financier dans un cruel embarras. Se charger d’une jeune fille au milieu de ses tracas habituels lui semblait d’un côté un lourd fardeau, mais de l’autre Saint-Évremont invoquait ses souvenirs. Entré de bonne heure dans les partis, Leclerc avait dû beaucoup à la protection de Fouquet et de ses amis ; celui qui lui écrivait était du nombre. Toutefois, Leclerc, à la seule lecture du nom de Fouquet, avait réprimé un mouvement fébrile et singulier ; on eût dit alors, au tressaillement nerveux qui l’agitait, que ce nom rouvrait en lui d’anciennes blessures. La vue de la belle enfant qui lui présentait la lettre dissipa à peine cette impression, le mystère qui l’entouiait n’était pas fort de son goût. Ne pouvant lui demander son nom, il voulut savoir du moins d’où elle venait.

Une vive rougeur colora les joues de la jeune fille à cette question ; elle balbutia et finit par se troubler.

— J’ai tort, je le vois, de vous demander votre secret, se hâta de dire Leclerc avec plus de douceur, en l’invitant à prendre place à son couvert, et en même temps il fit signe à dame Ursule de se retirer.

La jeune fille que Leclerc avait devant les yeux releva le front avec une assurance modeste. Elle avait seize ans, et la singulière douceur de ses traits, le charme pénétrant de sa voix, la noblesse de son caractère frappèrent le vieux partisan ; sa nature délicate excluait l’idée d’une fille du peuple, si ses ajustements humbles et simples n’annonçaient pas en revanche une fille noble. Elle était vêtue de noir comme si elle portait le deuil, et ce costume rigide encadrait merveilleusement sa pâleur. Dans la fleur de jeunesse, il y avait quelque chose de débile et de souffrant. Était-ce à une lutte obstinée contre l’indigence ou bien à quelque chagrin secret que la jeune fille devait sa langueur ? C’est ce que Leclerc ne se donna pas pour l’instant la peine d’approfondir. Obséquieux en tout, il lui promit de faire honneur à la lettre de Saint-Évremont.

— Tout en respectant votre secret, lui dit-il, je dois vous faire remarquer, ma belle demoiselle, que la lettre de M. de Saint-Évremont intriguerait aujourd’hui bien d’autres que moi. Ce que je redoute, c’est de ne pouvoir peut-être entièrement remplir ses vues. Ma maison est loin d’offrir les ressources qu’il suppose. Quand il m’a quitté j’étais encore opulent, cet hôtel était le mien ; aujourd’hui, je suis trop heureux d’y avoir trouvé un refuge dans ma mauvaise fortune. Les temps sont bien changés, mademoiselle, pour nous autres partisans ; on nous traque, on nous poursuit, et je crains que le séjour de cette maison…

— Rassurez-vous, monsieur, répondit la jeune fille, ce n’est qu’un abri que j’implore moi-même de votre pitié. Loin de moi la pensée de vous être jamais à charge ! Ce n’est point la distraction et le plaisir, c’est la solitude que je viens chercher ici. Elle est nécessaire au succès de mes desseins, et si je savais devoir attirer sur vous le moindre danger…

— Vous êtes chez vous, ma chère demoiselle, interrompit Leclerc touché jusqu’aux larmes du ton avec lequel ces paroles furent prononcées. Ah ! c’est d’aujourd’hui que je regrette, allez, de n’être plus qu’un homme inutile, un morceau bon à jeter au feu, ajouta le vieux partisan avec un soupir. Que ne suis-je encore ce que j’étais il y a bien peu, que n’ai-je l’oreille des ministres, que ne puis-je vous accompagner partout ! J’irais, je marcherais, je lèverais tout obstacle ! Enfin, je vous le répète, vous êtes chez vous ; cette chambre, poursuivit Leclerc, est celle que je vous destine. Excusez-moi si le lit n’est point de brocart et de dentelles.

En disant ces mots, Leclerc venait d’ouvrir une porte au bout d’un petit couloir. Il avait pris un flambeau, et pénétrait le premier dans cette pièce dont les persiennes étaient soigneusement fermées.

La chambre était rangée et proprette comme si elle eût attendu quelqu’un, l’ameublement en était simple, mais commode. Un lit à baldaquin en serge verte, deux fauteuils et une table la composaient. Sur l’un des panneaux était suspendue une carte de marine, sur l’autre, en regard, le portrait de Duquesne, alors amiral. Une boussole et quelques livres complétaient l’aspect assez sévère de ce lieu.

En le voyant, la jeune fille laissa échapper un geste de surprise.

Le vieillard semblait lui-même, à la vue de cette chambre, réprimer un mouvement d’émotion.

— Ma chère demoiselle, continua-t-il, je vous renouvelle ici mes excuses au sujet du gîte que je vous donne, mais je n’en ai point d’autre. Je vis seul ici, bien seul ; d’hier, j’ai congédié mes domestiques… il l’a fallu. Je ne loge pas même la gouvernante que vous avez vue ; elle habite auprès. Moi-même, dès demain, je dois partir pour un voyage.

— Quoi, monsieur, vous me quitteriez ! dit-elle en joignant les mains d’un air suppliant.

— Il le faut, des affaires pressées… Oh ! mais, rassurez-vous… dame Ursule me remplacera.

— Je crains de deviner, interrompit-elle en pâlissant ; ma présence ici vous importune, monsieur, je le vois ; oui, je comprends…

— Pardon, mademoiselle, mille pardons ! reprit Leclerc ; je suis peut-être défiant, c’est le tort de ma position ; mais je suis loin d’être un méchant homme, un cœur dur… Ce qui m’épouvante, c’est le bavardage ; ce qui m’alarme, ce sont les inductions que l’on va tirer de votre séjour ici… Vous paraissez bonne autant que belle ; vous ne voulez pas me perdre, j’en suis sûr. Nais ce n’est pas de moi, c’est de vous qu’il doit s’agir. L’important c’est d’abord qu’on vous croie ici chez vous et non chez moi. Cela me tourmente. Comment faire ?… Ne pourriez-vous pas m’aider ? continua Leclerc, en se promenant d’un air agité, voyons !…

— Je ferai tout ce que vous voudrez, monsieur, répondit-elle avec un son de voix qui acheva de troubler Leclerc ; mais cela est bien dur, ajouta-t-elle en pleurant, à peine arrivée j’attire sur vous le soupçon, je vous rends inquiet, troublé, moi qui voudrais au contraire ne rien changer à votre existence. Oh ! je suis bien malheureuse !

— Vous pleurez ? N’y aurait-il pas moyen d’arranger cela ? dit Leclerc en frappant du pied. Au diable les sots commérages ! Supposons, par exemple, que vous êtes ma parente, ces gens-là ne diraient rien. Tenez, vous pouvez vous flatter de m’avoir remué au fond des entrailles… Je ne sais pourquoi, moi qui n’ai jamais eu de fille…

— Oh ! monsieur, reprit-elle en fixant sur lui un regard d’une indicible expression, vous n’avez point de fille, cela est bien vrai. Quel bonheur si je pouvais mériter ce titre auprès de vous par tout ce que je puis vous offrir, tout ce que je possède, hélas ma tendresse, mon dévouement ! Une fille, mon Dieu ! n’est-il pas vrai que c’est là un amour à toute épreuve, une sensibilité ardente et profonde, une religion de cœur austère et sainte ? Quand un père souffre, qu’il pleure, n’est-ce pas sur le sein de sa fille qu’il appuie sa tête ? quand la calomnie et la haine le poursuivent, n’est-ce pas à son enfant qu’il se confie ? Les yeux noyés de larmes, elle l’écoute ; c’est elle qui lui montre un rayon dans le ciel noir. Puis, quand tout est dit pour ce père bien-aimé, quand il s’est éteint pardonnant à ses ennemis, priant pour sa fille et désespéré de la laisser sans lui sur la terre, n’est-ce pas elle encore qui vient, pieuse et tendre, recueillir chaque noble action de ce père chéri, chaque bienfait, chaque peine, afin de s’en composer un livre impérissable au fond de son cœur, pour y puiser au besoin la résolution et le courage ? Croyez-le, monsieur, vous êtes malheureux de ne point connaître un pareil abri, et moi qui vous parle, oh ! je suis plus malheureuse encore de l’avoir à jamais perdu !

— Ah ! vous avez perdu votre père ?

— Perdu, oui, monsieur ; oui, perdu par l’injustice et la malignité des hommes.

— Votre père !

— Hélas ! aujourd’hui il ne m’est plus même permis de me réfugier dans sa mémoire, comme un abri sacré ; ils ont voulu la ternir, et ils y ont réussi.

— Pauvre enfant !

— Mais c’est un secret terrible… un secret que je ne puis révéler !

L’animation étrange avec laquelle la jeune fille venait de prononcer ces paroles, avait fait passer dans l’âme du vieillard une partie du feu qui la consumait. Vaincu par ce contact électrique, il la regardait dans un muet attendrissement. La situation de celle qui lui parlait, son trouble, sa pâleur, son deuil surtout, en faisaient pour Leclerc un objet de compassion ; sous sa brusquerie apparente, Leclerc cachait une âme généreuse, seulement cette âme le malheur l’avait aigrie.

— Morbleu ! s’écria-t-il, il ne sera pas dit qu’une fille aussi intéressante que vous m’aura imploré en vain ! Dussé-je, au besoin, vous faire passer pour la mienne, et je le ferai, c’est le seul parti raisonnable… il faudra bien qu’ils se taisent. Après tout, mademoiselle, je suis libre de mes actions. Voilà qui est donc entendu, vous êtes ma fille.

— Moi, moi ? reprit-elle en laissant échapper un cri de joie ; oh ! monsieur, comment pourrais-je m’acquitter ?…

— Par votre discrétion, ma chère demoiselle, puis par votre conduite. Le pavé de cette grande ville est glissant, et il ne manque pas de beaux seigneurs dans les filets desquels vous pourriez laisser vos plumes. Mais votre tendresse pour votre père me répond de celle que vous voudrez bien avoir sans doute pour votre protecteur et votre ami… Allons, ne pleurez plus, et songez d’abord à vous reposer ; aussi bien vous devez en avoir besoin, je pense. Ce cabinet est le mien, j’y travaille souvent la nuit ; il n’est séparé de votre chambre que par la cloison de ce corridor ; en frappant à cette cloison, vous m’avertiriez, reprit le vieillard. Mais pour plus de sûreté, je vais céder cette nuit mon lit à Ursule. J’ai certains papiers à mettre en ordre, et je dois demain être levé de fort bonne heure.

La jeune fille remercia Leclerc avec effusion, le partisan sonna dame Ursule, et la gouvernante tourna la clef dans la serrure de la chambre.

Un mot encore, mademoiselle, dit Leclerc à voix basse, au moment où elle entrait… Je n’ai oublié qu’une seule chose, c’est le nom que vous devez prendre.

— Paquette est le mien, répondit-elle timidement ; vous convient-il ?

— C’est un nom que j’aime, reprit Leclerc, pour cela il suffit qu’il soit le vôtre.

— Adieu donc et bonne nuit, ma chère fille, ajouta le partisan, avec un sourire d’intelligence.

Merci, mon bon père, murmura la jeune fille en suivant alors dame Ursule.

Ma fille ! mon bon père !… grommela la gouvernante en recevant l’ordre de Leclerc d’occuper son propre lit à côté de la chambre de Paquette. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Dame Ursule n’osa pourtant interroger Leclerc, d’abord parce qu’il lui faisait rarement l’honneur de s’entretenir avec elle, puis il venait lui-même de couper court à tout interrogatoire en se mettant au travail, et en s’entourant de ses papiers.

— Par la Noël ! se dit la gouvernante, oh ! je saurai bien deviner demain cette énigme !

  1. Nous avons déjà expliqué ce mot dans la première partie de cet ouvrage. Il équivalait à celui de financiers. Il existe un livre des plus curieux imprimé à…… Il porte pour titre : les Partisans démasqués ou l’Art de voler sans ailes. On peut voir, d’après ceci, que les financiers du temps de Louis XIII n’étaient guère plus respectés que les Rothschild de nos jours.