Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/08

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M. Lévy (tome IIp. 57-62).

VIII

VINCENNES.


Le lendemain de la fête problématique donnée par Lauzun, dans le vaste hôtel de l’Île, à ses nobles hôtes, un soleil vif et perçant éclairait la cour, où les géraniums et les hortensias formaient une corbeille odorante, quand, à la porte même de l’escalier dérobé, Barailles intima au cocher l’ordre d’atteler les deux plus magnifiques chevaux du comte à son carrosse.

Cet honnête homme de cocher parut surpris ; il était à peine sept heures du matin.

— Sept heures du matin, pensa-t-il, et le monde s’en est allé à six heures ! il faut donc que M. le comte ait un corps d’acier !… Je l’aperçois d’ici qui traverse la galerie des portraits. Après cela, quand on a été comme lui sous les verrous, on aime à se promener de bon matin. En ont-ils cassé des verres cette nuit ! M. de Roquelaure surtout, qui tient le vin comme un dragon ! Mon maître va sans doute les rejoindre à déjeuner à l’Étrille d’argent ou aux Barreaux verts. Monsieur Barailles, je suis prêt dans la minute.

Barailles remonta ; il trouva Lauzun occupé à lire la Muse historique de Loret, almanach, ou plutôt journal en vers où il y avait certes bien plus souvent de la prose. Lauzun conservait son habit de bal ; seulement il avait placé tout à côté de lui sur un fauteuil une charmante épée à poignée fleurdelisée.

Il faut bien le dire, Lauzun regardait plus souvent l’épée que le journal de Loret.

Dans sa longue captivité, il n’avait guère eu le loisir de reprendre le jeu de l’escrime, son jeu favori. Du jour où d’Artagnan s’était vu forcé, par ordre de Louvois, de le conduire d’abord à Pierre-Encise, et de là à Pignerol, même dans le temps de son exil à Amboise, Lauzun avait fort négligé cet exercice.

Cependant, il avait donné parole à M. d’Alluye, aussi le carrosse l’entraîna-t-il bientôt avec Barailles sur la route de Vincennes.

Si le mouvement perpétuel rencontre aujourd’hui même de nombreux contradicteurs, si la fidélité ne voit brûler à son autel qu’un maigre encens, si l’on ne croit plus aux Frontins dorés et titrés, grâce au ciel on n’eût point douté de toutes ces choses-là en voyant Barailles.

Attaché depuis longtemps à Lauzun, le pauvre homme menait une vie de coureur acharné ; toujours en route de Paris à Versailles, de Choisy à Pignerol, durant sa prison ; de Paris à Amboise, durant l’exil, c’était lui qui s’était vu chargé de rendre compte des travaux de l’hôtel au maître absent ; il avait surveillé les réparations, dirigé l’important ouvrage de l’escalier dérobé, approprié les dégagements intérieurs aux goûts particuliers du comte, pratiqué des couloirs et fait peindre même dans la salle à manger deux vues de Pignerol, destinées à rappeler à Lauzun des souvenirs très philosophiques[1]. Il avait eu recours à l’érudition coquette de la Comtesse de Quintin pour meubler les chambres avec splendeur, madame de Quintin étant une manière de précieuse, galante, spirituelle et de grand goût. L’infortuné Barailles s’était tué à toutes ces courses, il se ruinait en déplacements, et ne se doutait guère que, pour faire une fin, il deviendrait sur la fin de ses jours maître d’hôtel de Monsieur, frère du roi.

D’abord Mademoiselle l’avait pris à son service, comme tous les autres gens de Lauzun, à la suite de sa disgrâce, mais son amour pour son maître l’avait emporté : dès qu’il l’avait su à Pignerol, il était venu s’y constituer prisonnier.

Barailles et Lauzun roulaient donc sur les moelleux coussins de ce carrosse qui cheminait, nous l’avons dit, vers Vincennes. Le temps était charmant pour une rencontre à l’épée, de légers nuages amortissaient par instants l’éclat du soleil. Depuis un quart d’heure le comte paraissait rêveur et soucieux.

— Je gage, dit Barailles, que monsieur le comte songe en ce moment aux suites de sa comédie ! Quelle rentrée, bon Dieu et comme on va gloser à Saint-Germain ! Monsieur le comte ne trouve-t-il pas qu’il a peut-être poussé un peu loin la plaisanterie ?

Lauwin, pour toute réponse, siffla entre ses dents un air de chasse.

— Tout de même, reprit Barailles, ce M. d’Alluye est un grand sec qui me revient peu. Il est bien capable, de l’humeur dont je le soupçonne, d’avoir amené avec lui sur le pré quelque second qui va me faire un méchant parti. Si vous le trouvez bon, monsieur, je me contenterai de faire le guet ; le marquis de Camardon et M. de Seignelay ont croisé l’épée avant-hier, et, une minute plus tard, ils étaient pris tous deux dans la nasse de la maréchausée comme des goujons… Mais qu’a donc monsieur le comte ? ajouta Barailles, sa préoccupation n’est pas naturelle. À quoi songe-t-il ? Voudrait-il par hasard révoquer son confident ?

— Pas le moins du monde, mon cher Barailles, répondit Lauzun sur un ton de plaisanterie presque contraint, je songeais.

— À madame de Monaco, ou à madame d’Alluye ? Voyons, à moins que cette divine mademoiselle de Retz…

— Tu n’y es pas, Barailles, je songeais… à un fantôme…

— Cette fois, j’y suis… C’est l’homme de Pignerol !…

— Précisément.

— Eh quoi ! monsieur le comte, cette figure longue, sinistre, ce front couronné d’une balafre ?… Votre fantôme n’est pas beau.

— Tu as raison, c’est le diable peut-être… ou l’un de mes créanciers, reprit Lauzun avec enjouement. Cependant rappelle-toi les paroles de ce personnage singulier quand nous sortîmes tons deux de Pignerol. Tu sais que le pont-levis à peine baissé…

— Il s’approcha de notre équipage, c’est vrai. Je le vois encore, il avait l’air d’un prophète. Les cheveux hérissés, la barbe inculte, il se pencha à la portière du carrosse et vous jeta quelques mots qu’il me fut impossible de recueillir… Il prenait mal son temps, nous étions pressés, car nous sortions de prison.

— Oui, mais cette nuit même… cette nuit… au bout de ce corridor… Il m’a répété juste dans mon hôtel ce qu’il m’avait dit là-bas ; que je trouvasse bon qu’il s’invitât désormais à toutes mes fêtes ; qu’il avait l’œil sur moi, et que cet œil ne me quitterait plus à dater de ma rentrée dans Paris.

— Voilà, par ma foi, un homme sans gêne, poursuivit Barailles ; est-il seulement de noblesse pour oser parler de la sorte à monsieur le comte ? J’ai ouï conter à M. de Coylin qu’il n’avait parlé qu’une fois dans sa vie à un fantôme, mais qu’à son air seul il avait bien vu que ce n’était pas là un spectre de robe ou un maltôtier, il portait son écusson d’armes au beau milieu de la poitrine, et saluait poliment… pour un fantôme[2].

— Celui-ci, Barailles, n’est pas un spectre ordinaire. Il m’a laissé une Bible, tu le sais, et c’est à coup sûr une ombre qui lit ses Heures…

— Quelque pauvre moine de la terre sainte, qui compte sur votre appui près de Mademoiselle. Comment vous, monsieur le comte, vous pourriez donner quelque attention…

— Écoute donc, si j’allais ne pas être heureux dans cette rencontre ! Sais-tu bien que de longtemps…

— Vous n’avez tenu une épée ? Parbleu ! monsieur le comte, je ne voudrais pas être au bout de la vôtre !

— Tu me flattes, je le crains bien, mon cher Barailles.

— Du tout ; je me souviens seulement que lorsque vous étiez capitaine des gardes du corps de Sa Majesté, vous vous battiez pour Branchette, une fille à madame de Brancas, et que vous blessâtes fort joliment le duc de Candale.

— C’est vrai, à telle enseigne que j’eus mon épée faussée et que j’en fis cadeau au comte de Guiche.

— Après cela, monsieur le comte, je ne veux pas, vous le concevez, me souvenir que vous eûtes noise à deux reprises avec le chevalier de Grammont, et que la Feuillade et Cavoie vous offrirent à souper le même soir. Vous fîtes honneur au souper comme au duel.

— Tu as une mémoire trop flatteuse pour moi, Barailles, Pour MM. de Vardes, de Longueville et de Vau, je n’en parle pas. Quant au chevalier Grippe-Sou[3], comme il est encore exilé, il ne pourrait venir témoigner de votre adresse. Vous l’avez guéri de l’envie de défendre madame de Montespan.

— Laisse-moi, Barailles, laisse-moi, tu me fais assister de mon vivant à mon oraison funèbre ! interrompit Lauzun avec un sourire de triomphe.

— Et maintenant, continua Barailles, si monsieur le comte redoute l’épée de M. d’Alluye…

La conversation fut interrompue, nos deux personnages venant d’atteindre Vincennes… Lauzun sauta à terre lestement, s’enfonça dans le bois avec Barailles, et se hâta de se rendre au lieu indiqué, qui était l’Étoile du carré vert.

Tout en marchant dans cette direction, Lauzun se demandait quels pouvaient être les témoins choisis par son adversaire. Redoutant un éclat, il n’amenait que Barailles.

Il ne tarda pas à entrevoir dans la feuillée deux hommes qui marchaient en se parlant d’un air d’admiration ; l’un était Roquelaure, l’autre le prince de Monaco. Lauzun réprima un sourire.

À quelques pas de là, M. d’Alluye, le front appuyé sur sa main, semblait rêver ; quand Lauzun parut, il se leva précipitamment.

Le duc de Roquelaure et le prince de Monaco examinaient Lauzun dans un silence recueilli, mais où l’ironie se faisait jour. Ils étaient deux, et Lauzun n’avait qu’un témoin.

L’échange malicieux de leurs regards fut loin d’échapper au comte, qui reprit aussitôt :

— Pardonnez-moi, monsieur de Roquelaure, de n’avoir point amené avec moi un maréchal de France, comme M. d’Humières, pour que les choses fussent égales. Je n’ai, continua-t-il en montrant Barailles, que ce brave officier qui m’a suivi dans ma disgrâce. Monsieur le duc et monsieur le prince m’excuseront.

Roquelaure se pencha à l’oreille du prince de Monaco, et lui dit :

— Vous le voyez, c’est un homme en pleine disgrâce. Nous amener ici un simple officier, un gaillard sorti franchement de Pignerol. Ah ! il a affaire à un rude jouteur, et je tremble pour le sang des Pégullin !


  1. Ces deux vues existaient encore jusque sous Louis XV, elles furent alors remplacées par deux panneaux longs, représentant l’un Sancho, l’autre don Quichotte. Ces deux peintures sont charmantes, et portent le cachet de la plus exquise fantaisie.
  2. Voir dans Saint-Simon.
  3. Sobriquet sous lequel on désignait un aventurier qu’on croyait fils de Colbert.