Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/09

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M. Lévy (tome IIp. 62-68).

IX

LE DÉPÔT.


M. d’Alluye avait mis son habit bas, Lauzun en fit autant, il avait à sa chemise un diamant de la plus belle eau.

Les chuchotements de Roquelaure et de Monaco l’avaient piqué, une noble fureur brillait dans ses yeux, mais trop courtisan pour ne pas cacher son dépit, il fit un pas vers le duc de Roquelaure.

— Mon cher maréchal, lui dit-il à voix basse, j’ai un service à réclamer de votre obligeance.

— Lequel, monsieur le comte ? demanda Roquelaure d’un ton de déférence hypocrite.

— Mon cher maréchal, reprit Lauzun, c’est un service bien simple.

— Parlez, oh ! parlez, je suis à vos ordres, continua Roquelaure en s’inclinant.

— Voici de quoi il s’agit. J’ignore l’issue de cette rencontre, maréchal, et je dois, vous le concevez, prendre avant tout mes précautions.

— C’est trop juste.

— Je sais à l’avance que je vais avoir affaire en vous à un homme d’honneur.

— Comment donc !

— Mon cher maréchal, continua Lauzun sur le même ton sérieux, je n’ai jamais cru un seul mot des méchancetés qu’on débite de vous.

— Ah ! monsieur le comte…

— Non, vrai ; je vous tiens, au contraire de ce qui se dit, pour brave.

Roquelaure se mordit les lèvres…

— Voici quelques papiers concernant madame la princesse de Monaco. Jurez-moi qu’en cas de malheur…

— Je les lui remettrai. Comment donc ! cela est tout simple. Seulement, monsieur le comte, est-ce à elle ou à son mari ?

— À elle ou à son mari, mon cher Roquelaure. C’est à votre choix ; voilà qui est chose entendue.

Et Lauzun réprima un léger sourire d’ironie… Roquelaure prit le paquet et le serra avec soin dans sa poitrine sous son cordon. Cela fait, il reboutonna son pourpoint, et jeta en passant quelques paroles d’encouragement à M. d’Alluye.

— Le comte a peur, lui dit-il, et la preuve, c’est qu’il me confie déjà ses dernières volontés.

Lauzun, pendant ce temps, avait abordé le prince de Monaco.

— Ma conduite envers vous est impardonnable, je le sais. monsieur le prince, il vous appartient de m’en punir en me prouvant à quel point vous êtes généreux.

— Comment cela ?

— Voici des papiers qui intéressent madame de Roquelaure, quelle que soit la suite de ce duel, jurez-moi… Et surtout le plus grand secret…

— Peste ! murmura le prince de Monaco à part lui, ce pauvre Roquelaure !

— Ce pauvre Monaco ! pensait également le maréchal.

— Messieurs, nous vous attendons, dit Barailles aux deux témoins.

— Nous sommes à vos ordres, monsieur, reprirent Monaco et Roquelaure.

Au premier croisement d’épée, M. d’Alluye porta un coup terrible à Lauzun qui le para. Barailles sentit un froid inconnu lui courir par tout le corps.

Roquelaure se tenait derrière le marquis, et lui répétait :

— Je vous conjure de me croire, monsieur le marquis, c’est un homme qui s’est rouillé complétement à Pignerol.

Ces paroles traîtresses encouragèrent d’Alluye, il fondit sur le comte avec une nouvelle impétuosité. Lauzun l’attendait, il tendit le fer, mais ce fer se rompit contre un désarmement vigoureux. L’épée du comte vola à trois pas.

M. d’Alluye dissimula la joie de ce triomphe mais Roquelaure et Monaco laissèrent échapper un geste de satisfaction.

Barailles était accouru près de Lauzun, mais Barailles ne se souciait guère de lui prêter son épée…

Lauzun n’osait ramasser la sienne, il éprouva pour une seconde un embarras qui le fit pâlir…

Le carré où la rencontre avait lieu débouchait sur quatre routes ; tout d’un coup Lauzun vit venir à lui un homme qu’il ne s’attendait guère à trouver au rendez-vous.

Ce singulier personnage portait un feutre gris qui lui couvrait à demi les yeux, il était enveloppé d’un manteau sombre. S’élançant du sein des broussailles, il présenta à Lauzun sa propre épée.

— Encore lui ! murmura Lauzun en le regardant sous son chapeau, encore lui !… Je vous remercie, monsieur, continua-t-il avec assurance.

Il n’hésita pas et il prit l’épée.

Cette fois M. d’Alluye rompit le premier, car dans les mains de Lauzun le glaive de l’inconnu rayonna comme l’éclair.

Lauzun attira le marquis dans un cercle d’épée éblouissant, il le fascina, et il le blessa rapidement au bras droit.

— Bien touché, monsieur le comte, murmura Barailles, mais où donc est cet homme ?…

Tous deux cherchèrent en vain l’inconnu, il avait fui.

— Monsieur le marquis, dit Lauzun à d’Alluye, excusez-moi, je me sers de l’épée des autres.

— Je serai toujours à vos ordres, monsieur le comte, reprit froidement M. d’Alluye.

— C’est moi qui suis aux vôtres, monsieur, objecta Lauzun, voulez-vous recommencer ?

Le duc de Roquelaure et le prince de Monaco intervinrent.

— Êtes-vous fou, marquis, dit tout bas Roquelaure à d’Alluye, et n’avez-vous pas su que madame Voisin, la fameuse devineresse, vendait, il n’y a pas encore deux ans, des épées enchantées aux badauds et aux bourgeois ? C’est avec une de ces épées que le comte vous aura sans doute touché, et cet inconnu qui lui est venu en aide si à propos… Rassurez-vous, vous prendrez votre revanche.

— Holà, hé ! monsieur de Lauzun, ajoutèrent à la fois Monaco et Roquelaure, là… qu’avez-vous donc à remonter si vite dans votre carrosse ? La maréchaussée de Paris est-elle à vos trousses ? Monsieur le comte, vous oubliez votre dépôt.

— Quel dépôt, messieurs ? demanda Lauzun avec un rire sarcastique, en levant les mantelets de sa voiture.

— Eh parbleu ! ces lettres que vous nous avez confiées.

— Ces lettres, reprit Lauzun, elles sont à leur adresse, voyez plutôt.

Et sur un geste rapide du comte, son cocher toucha, laissant les acteurs de cette scène interroger vainement Barailles à qui Lauzun avait recommandé à tout prix de lui trouver l’homme qui l’avait si inopinément secouru.

— Monsieur Barailles, lui demanda Roquelaure, vous devez avoir les secrets de votre maître. Que contiennent ces papiers ?

— Du diable si je le sais ! répondit Barailles en grommelant.

— C’est peut-être de la poudre… insinua le prince de Monaco effrayé, je me suis toujours défié de ce Lauzun.

— Vous pourriez penser ?

— Tout, monsieur le duc de Roquelaure. Ah ! si je pouvais seulement le prendre un jour au passage dans mes États ! Il se sera entendu avec l’homme à l’épée, c’est sûr. Ne nous disiez-vous pas vous-même tout à l’heure que pour deux louis cette fameuse la Voisin ?…

— Pour cela, c’est vrai, à telles enseignes que je suis allé un jour chez elle, le visage dans mon manteau, acheter pour mon compte une de ces épées merveilleuses…

— Et vous avez blessé votre adversaire ?

— Non… j’ai préféré ne pas m’en servir, je ne me suis point battu. Mais où donc est Barailles ? demanda Roquelaure, où a-t-il couru ?

— Il cherche sans doute le mystérieux témoin de M. de Lauzun, répondit M. d’Alluye. Voyez plutôt… là… de ce côté…

Barailles avait ramassé en effet l’épée de son maître, et l’avait jointe sous son bras à celle de l’inconnu.

Pendant qu’il s’évertuait à battre dans tous les sens chaque allée voisine du terrain, le duc de Roquelaure et le prince de Monaco prirent chacun un sentier opposé, tous deux se demandant ce que pouvaient contenir ces papiers intéressants remis par Lauzun.

— Bast ! se dit Roquelaure, le prince de Monaco ne peut savoir si j’ouvre ici les lettres de sa femme.

— Ce pauvre Roquelaure ! murmura à part lui le prince de Monaco, il ignore sans doute que je tiens là les lettres de la maréchale.

Une curiosité maligne les portant tous deux à rompre le cachet de ces dépêches, ils s’enfoncèrent dans le bois pendant que M. d’Alluye, légèrement blessé, donnait des ordres à ses gens pour son carrosse.

Quelques secondes s’étaient à peine écoulées, que le prince de Monaco et le duc de Roquelaure revenaient chacun d’un air furieux.

Tous deux, les lèvres pales, contractées par la colère, essayèrent, en se rencontrant, un sourire qui avorta.

— C’est une indignité ! dit tout bas le prince de Monaco à Roquelaure.

— C’est une infamie ! répondit sur le même ton Roquelaure au prince de Monaco.

— Maréchal, continua le prince en regardant fixement Roquelaure, savez-vous bien que M. de Lauzun joue là un jeu à le faire remettre à la Bastille ?

— À se faire tuer par moi sans pitié, reprit Roquelaure. Je vous donne en cent à deviner le dépôt…

— Moi en mille. C’est un serpent !

— Il paraît que vous voilà comme moi, il vous a donc remis…

— Eh parbleu ! reprit Roquelaure, il m’a remis les lettres de ma femme ! Elles étaient sous votre adresse.

— C’est comme moi, les lettres de la mienne qui se trouvaient sous la votre ! Il nous a joués, répéta le prince de Monaco en frappant du pied. Oh ! mais je me vengerai !

— Nous nous vengerons de concert, reprit Roquelaure.

— Vous me le jurez ?

— Je vous le jure.

— À la bonne heure, au moins, car nous voici tous deux plus blessés que ce brave marquis auquel, grâce à Lauzun, nous donnons si peu d’attention et qui nous fait signe de remonter dans son carrosse.

Et tous deux serrant précipitamment entre leurs doigts les papiers que leur avait remis le comte, allaient rejoindre le marquis, quand un objet de couleur sombre, demeuré à terre près de la place où Lauzun avait jeté son habit, vint frapper les regards de Roquelaure.

— C’était le carnet de M. de Lauzun tombé dans l’herbe touffue.

— Vivat ! s’écria Roquelaure après avoir fouillé précipitamment les poches du carnet, nous aurons notre revanche.

Barailles était loin, et il ne put voir le sourire ou plutôt la grimace de joie qui éclaira la physionomie de Roquelaure. M. de Monaco et le duc remontèrent dans le carrosse du marquis.