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Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/17

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M. Lévy (tome IIp. 119-126).

XVII

LE RETOUR.


À peine remontée dans l’appartement, Paquette ouvrit les deux lettres d’une main tremblante. Elle n’eut pas même la force de regagner sa chambre, et s’arrêta dans le salon de Leclerc en tombant sut un sofa.

l’écriture de la première lettre, qui était signée de ce simple nom : Un Ami, la fit d’abord tressaillir ; c’était celle qu’elle avait trouvée dans son herbier ; la même main avait tracé les maximes et le billet. L’inquiétude extrême où ces lignes plongèrent Paquette ne saurait être définie ; pour la soupçonner il n’eût fallu qu’entr’ouvrir cette lettre, conforme pour le début même aux paroles que l’inconnu avait, du haut du mur, jetées à la jeune fille :

« Un danger réel vous menace ; grâce à Dieu, j’arrive à temps. Gardez-vous d’ajouter la moindre foi aux paroles d’un homme pour qui la passion la plus sérieuse est un jeu. Le seul intérêt de votre repos exige que vous le connaissiez bien ; par malheur, il saura revêtir vis-vis de vous tous les masques. Tour à tour ardent et fier, obséquieux et tendre, il sèmera vite autour de vous les illusions et les embûches. L’idée de vous laisser seule, sans guide sans conseil, a toujours, vous le savez, déchiré l’âme de l’homme qui vous chérissait le plus, l’âme de votre père au seul nom duquel votre cœur battra toujours. La folle présomption de M. de Lauzun vous perdrait sans nulle ressource vous ne pouvez pas, vous ne devez pas subir cette épreuve, elle est au-dessus de vos forces ; fermez donc votre oreille à ses perfides insinuations ; s’il ose vous écrire ou vous parler, bannissez-le vite de votre souvenir, surtout de votre présence. La clef de votre cœur est à vous, gardez-la bien. Loin de moi la pensée de vous attrister par des craintes anticipées sur l’avenir, mais je ne suis pas le seul qui tremble, je ne suis pas le seul à considérer cet homes gros d’orages. Un jour, bientôt peut-être, ce mystère s’éclaircira ; dans peu, je l’espère, succédera pour vous à la protection de Mademoiselle, qu’une indiscrétion du comte vous a fait perdre, une protection plus ferme et qui vous sera plus chère. En attendant, restez où vous êtes, ne hasardez point un seul pas hors de cette maison. Le sang me monte au visage, les pleurs me viennent aux yeux en songeant à ce que cet homme peut tenter, lui que la prison n’a pas même rendu meilleur ! Adieu, je vous suis à chaque minute ; bien qu’absent, je veillerai sur vous tant qu’il me restera un souffle de vie. Aurais-je eu tort de compter sur vous, aurais-je eu tort de me dire que vous étiez faite pour trouver le bonheur dans le seul accomplissement de vos devoirs ? Oh ! non, j’en suis sûr et c’est à cette confiance que je dois la pensée de vous écrire. Adieu, encore une fois.

 » Votre ami. »


L’étonnement singulier de la jeune fille, en recevant cette lettre, fut tel qu’elle ne pût d’abord rassembler ses pensées ; d’une part, on l’avertissait de se tenir en garde contre l’amour de Lauzun ; de l’autre, un protecteur mystérieux veillait sur elle. Elle rencontrait à la fois le guide et le précipice, l’orage et le port, tout cela comme par enchantement, tout cela dès son premier pas sur le pavé dangereux et glissant de la grande ville. Son premier mouvement fut de se jeter à genoux et de remercier le ciel instinctivement, elle joignit les mains et balbutia une prière. Mais l’autre lettre était là, entr’ouverte par sa main blanche, il s’en échappait un parfum muet, tentateur ; Paquette avait l’antidote, pouvait-elle redouter après cela le poison ?

Encore bouleversée des idées terribles qui l’agitaient, elle parcourut donc cette épître où le comte, rompu de bonne heure à tous les sièges, n’avait pas épargné les frais de poésie et d’éloquence. En lisant, Paquette se sentit touchée. Non, ces flatteries ne mentaient pas, ce langage était bien celui du cœur, ces plaintes douces et tendres ne pouvaient cacher un piège. Lauzun s’excusait, dès le début, d’avoir causé la ruine et la misère de Paquette ; c’était à lui seul que la jeune fille devait son renvoi du Luxembourg. Il l’avait suivie les larmes aux yeux, l’angoisse dans le cœur, mais la dame choisie par Mademoiselle pour accompagner Paquette l’avait effrayé non moins que la vieille Ursule. Le dragon qui gardait le jardin des Hespérides était assez alarmant, et cependant, ajoutait Lauzun, celui de Leclerc gardait un trésor mille fois plus précieux : une jeune fille possédant toutes les ressources de la beauté, de l’esprit. Cette enfant, la seule âme, la seule joie de sa prison, un hasard propice la lui faisait retrouver ; il ne fallait pas qu’elle fût triste, malheureuse. Le passage suivant émut surtout le cœur de Paquette ; il était empreint de cette teinte mélancolique dont l’effet calculé échoue rarement sur un jeune cœur :

« Que ne suis-je un de ces hommes à qui la fortune sourit, qui n’ont qu’à parler pour que tout cède à leurs désirs ! Les vôtres seraient comblés, je serais bien vite le plus dévoué de vos esclaves ! Mais vous connaissez ma chaîne, elle ne me laisse que la tristesse, le découragement, l’ennui. En me voyant malheureux, pourrez-vous comprendre tant d’amour ? Ai-je seulement le droit de vous dire que je vous aime ! Je compte pourtant sur votre étoile pour compenser tous les nuages de la mienne. Belle et jeune, vous avez le ciel pour vous ; souriez à ceux qui souffrent ! Me pardonnerez-vous d’avoir attiré sur vous la colère et la défaveur de Mademoiselle ? Me punirez-vous, moi, que le ciel semble avoir pris à tâche de punir ? Non, vous êtes bonne, vous me reverrez, vous m’entendrez ! »

Quelques lignes plus bas, Paquette lut d’autres paroles qui l’alarmèrent :

« La maison de votre père est loin d’être sûre. Le bruit court qu’il sera forcé tôt ou tard de se représenter devant la chambre de justice. Si vous voulez fuir, mon carrosse est à vos ordres. À défaut de mon hôtel, où vous seriez libre, il vous conduirait dans l’une de mes terres. Songez-y, Paquette, il faut à tout prix que je vous voie. Adieu, confiance et discrétion. Je vous aime encore plus qu’à Pignerol. »

Le nom de Lauzun fermait cette lettre, comme son trait le plus brillant. En voyant ce nom, Paquette rougit et pâlit le papier du comte brûlait ses mains, elle le laissa glisser sur le parquet, elle eut peur.

En ce moment aussi, ses yeux enrayés s’arrêtèrent comme par une force invincible sur un grand portrait de femme qui pendait au mur ; elle ne se souvint pas d’avoir encore fixé cette toile chez le financier.

C’était une jeune fille d’un aspect si ravissant, que Paquette eût d’abord une répugnance jalousa à croire que cette figure pût être un portrait, elle la prit pour une tête de fantaisie.

L’azur limpide du ciel était seul comparable aux yeux de celle que représentait le tableau, son front pur et légèrement bombé défiait le ciseau du sculpteur, par sa beauté ; ses cheveux voltigeaient comme si le génie de l’air fût venu lui-même les dénouer ; elle tenait d’une main son arc, et de l’autre ses chiens en laisse, suivant la mode allégorique des peintres du temps, qui faisaient de chaque femme Minerve ou Diane, Junon ou Vénus, Bellone ou Cybèle. La peau d’une panthère, qu’une agrafe d’or rattachait à son épaule, tranchait sur la blancheur de son cou et de ses bras. Noyé dans les flots d’or d’un superbe soleil couchant, le paysage s’étendant autour de cette figure semblait la dorer lui-même de reflets magiques. On eût dit de la jeunesse dans tout l’éclat de sa force, de la beauté dans toute la grâce de ses lignes. Paquette observait cette toile dans une muette contemplation. Nulle inscription, nulle date n’était annexée au cadre, seulement au-dessous il y avait un voile, un éventail, un masque et des gants de femme à ruches noires.

Quel était ce portrait que les yeux de Paquette rencontraient pour la première fois, ce portrait que Leclerc avait placé dans l’endroit le plus sombre et le plus reculé de cette pièce ? Vivait-elle encore, cette femme jeune et belle que sa propre toilette attendait au bas de son cadre ? Ou bien la mort avait-elle fermé ces lèvres de corail, ces yeux animés d’un voluptueux sourire ? Une étrange stupeur s’empara bientôt des sens de la jeune fille quand elle crut voir ces yeux peints, immobiles, la regarder tout d’un coup. La bouche elle-même semblait murmurer des paroles lentes et confuses, la pâleur marbrait ses joues, la teinte du portrait était presque livide… Une odeur de tombe s’exhalait en même temps de ce cadre, la chambre où était Paquette s’illuminait de la clarté de vingt cierges. Peu à peu la toile s’obscurcit à ses regards comme sous une brume qu’aurait produite la fumée, les traits de cette peinture se confondirent, Paquette ne vit plus qu’une large tache blanche…

Elle tressaillit, mais elle n’osa crier ; on eut dit alors qu’elle même succombait. Était-ce une hallucination de son esprit à cette heure où le jour lutte encore avec les ténèbres, ou bien avait-elle réellement aperçu ce terrible phénomène ? Quoi qu’il en fût, Ursule en pénétrant dans la chambre, son bougeoir en main, trouva Paquette étendue, les bras roides et froids, sur le sofa.

— Quel est donc ce portrait ? demanda-t-elle à Ursule dès qu’elle pût remuer les lèvres.

— Ce portrait, mademoiselle, reprit la gouvernante de Leclerc, tremblante elle-même, c’est celui d’une personne morte !

En disant ainsi, Ursule se hâta de porter la lumière à l’opposé du portrait ; on eût dit qu’elle avait peur.

— M. Leclerc, reprit-elle, vous aurait-il donc parlé de cette peinture ?

— Jamais, reprit Paquette ; mais je suis superstitieuse. Quand j’étais petite, on me faisait trembler rien qu’en me laissant seule dans une chambre où il y avait le portrait d’une personne morte.

— Celui-ci, en revanche, n’a rien de sévère, dit Ursule en ayant soin de promener la lueur de sa bougie sur un autre cadre qui représentait un jeune homme avec un habit d’enseigne. Pauvre M. Henri ! si vous le connaissiez, vous l’aimeriez, j’en suis sûre. Voici bientôt un an qu’il ne nous a écrit, ajouta Ursule avec un soupir ; pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé quelque malheur !

— Quel est ce M. Henri ? demanda Paquette ; est-il parent de M. Leclerc ?

— C’est son parent, mademoiselle, oui, c’est cela même, répondit la gouvernante avec volubilité et comme pour cacher son embarras ; mais comment se fait-il que vous l’ignoriez, vous que M. Leclerc appelle sa fille ? ajouta malicieusement la vieille Ursule en reprenant son aplomb.

Paquette ne jugea pas sans doute à propos de répondre à cette question insidieuse, elle examina de nouveau la physionomie du jeune enseigne.

Elle était naïve et fière à la fois, les lignes en étaient accentuées avec bonheur. Un air de franchise et de courage s’y faisait jour, le front était haut, les yeux vifs, la pose hardie ; seulement, un léger voile de tristesse obscurcissait ces traits fins et nobles, la lèvre souriait d’un sourire presque sceptique. Paquette observa fort bien que durant le temps qu’elle considérait le portrait, Ursule la considérait aussi, comme si elle eût attendu son avis sur l’original. Morose, goguenarde et curieuse avant tout, la gouvernante de Leclerc représentait au naturel une gouvernante d’abbé, elle était furieuse de ce que son maître eût un secret qu’il ne lui dît pas. L’introduction de Paquette et surtout sa rentrée dans cette maison, l’indisposaient.

Reprenant toutefois son air digne et calme :

— Quand M. Leclerc reviendra de Marseille, interrogez-le sur ce beau jeune homme, mademoiselle, dit-elle à Paquette. Vous occupez sa chambre, en attendant qu’il puisse la revoir ; mais le pourra-t-il, quand l’année dernière encore il a manqué périr auprès de M. Duquesne dans son expédition contre les corsaires de Tripoli ! Voilà maintenant qu’il bombarde les Algériens.

— Et vous n’en avez aucune nouvelle ?

— Aucune ; si bien que pour moi, j’étais tentée d’écrire au roi du Maroc. Comme il est devenu depuis peu l’ami du roi.

Paquette continua à regarder le portrait avec intérêt en le comparant même à celui de la jeune fille, elle crut trouver entre ces deux physionomies quelques traits de ressemblance. Étaient-ce le frère et la sœur ? Ramenée tout d’un coup à la solitude de cet intérieur nouveau pour elle, redoutant Lauzun, et ne voyant guère qu’Ursule, elle finit par prendre en patience cette autre prison, tout en accusant de cruauté Saint-Évremont, qui la lui avait pour ainsi dire prescrite. Ne pouvait-il donc, pensait-elle, la recommander à tout autre homme que Leclerc ? Ce mystérieux ami qui lui écrivait, le connaissait-il, venait-il de La Haye, était-il envoyé par lui ? Quinze jours s’étaient passés depuis son retour dans cette demeure, et Paquette réfléchissait encore à toute la tristesse d’une pareille situation, quand un bruit de carrosse retentit à la porte du jardin. La nuit était si noire, qu’en se penchant à sa fenêtre, il fut impossible à la jeune fille de distinguer autre chose qu’un manteau d’homme… L’épaisseur des ténèbres et les précautions sourdes avec lesquelles on semblait s’introduire dans le jardin du financier, jetèrent le trouble au cœur de Paquette, elle courut vite éveiller Ursule qui ne se vit pas sans peine arrachée aux douceurs d’un premier sommeil. En trouvant Paquette aussi pâle, la gouvernante crut d’abord qu’elle venait d’apercevoir quelque voleur.

Jésus Maria ! s’écria-t-elle, qu’avez-vous ?

— Ce que j’ai, Ursule, ce que j’ai… il n’y a pas un instant à perdre… un homme… un carrosse à la petite porte du jardin…

— Un homme… un carrosse ? demanda Ursule se frottant les yeux, en sautant en bas du lit.

— Mon Dieu oui, c’est lui, il monte… c’est son pas, êtes-vous sourde ?

— Oui, ce sont des pas, on monte, cela est vrai.

— Je suis perdue, vous dis-je, perdue, si vous le laissez entrer ici.

— Et qui donc ?

— M. de Lauzun.

— M. de Lauzun répéta Ursule atterrée, M. de Lauzun !

— Oui, M. de Lauzun, qui vient me réclamer, me prendre avec lui, m’enlever ! Oh ! je suis perdue, vous dis-je !

Les pas se rapprochaient du corridor menant au salon où Paquette et Ursule s’étaient réfugiées en toute hâte. La porte en fut poussée d’une façon assez brusque, et en même temps un personnage couvert d’un ample manteau entra, une lanterne à la main.

— Ah ! je suis sauvée, murmura Paquette, c’est M. Leclerc !

— Vous pouvez vous vanter de nous avoir fait une belle peut, reprit Ursule.