Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/18

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M. Lévy (tome IIp. 126-133).

XVIII

UN SECRET.


Dès qu’il fut entré, Leclerc jeta son chapeau d’un air brusque et grondeur sur le sofa ; il essuya du bout de son mouchoir la poussière de ses bottines, s’approcha de sa glace en s’y regardant avec effroi, il continua ainsi durant quelques secondes à donner les signes de l’agitation la plus vive.

Ursule et Paquette le considéraient en silence ; aucune d’elles n’osait l’interroger, tant la mauvaise humeur qui plissait le front du financier les effrayait.

— Au diable les femmes ! dit-il tout d’abord à Ursule en maugréant, elles ne savent pas même nous composer une valise ! Je suis arrivé à Marseille avec un équipement de recors, aussi m’a-t-il fallu garder, la plupart du temps, les arrêts forcés dans mon auberge. Trois chemises et un habit !

— Mais il me semblait, monsieur, que cela était bien suffisant, répliqua en se redressant la gouvernante ; auriez-vous d’aventure été au bal ou donné les violons à quelqu’un ?

— Il s’agit bien de cela, impertinente ! Est-ce que je n’avais pas à voir en cette ville des gens titrés, des gens qui avaient jadis entamé avec moi quelques affaires ? Vous prenez bien mal votre temps pour me parler de bal, à moi qui n’y ai point mis le pied. Vous informez-vous seulement de la façon aimable dont je suis revenu de Lyon, tantôt à cheval, et d’autres fois en charrette ? J’avais manqué le carrosse, et j’ai cru périr vingt fois en route.

— Si vous vouliez souper, monsieur, insinua Paquette de son ton de voix le plus doux en voyant Leclerc arrêter sur elle ses deux gros yeux.

— Et vous, mademoiselle, reprit Leclerc d’un air grave comment se fait-il que je vous retrouve ici ? Vous n’avez donc pas vu M. Lecamus, mon confrère et mon ami ? il ne vous a point présentée à la princesse ?

— Pardonnez-moi, monsieur, reprit Paquette avec assurance, ce n’est pas ma faute si je n’ai pu convenir à Mademoiselle. Aujourd’hui je m’en félicite et je remercie le ciel ; ne me rend-il pas mon guide, mon protecteur, moi père ?

À ce nom de père, le visage du financier se rembrunit de nouveau, et cependant il parut touché du charme et de la grâce de Paquette.

— N’importe, murmura-t-il sans qu’Ursule pût l’entendre, peste soit des gens qui vous envoient des jeunes filles N’ai-je pas assez d’ennuis et de tourments, et me faudra-t-il toujours veiller ?…

En ce moment une toux sèche retentit près de la porte, Leclerc leva la tête et Ursule prêta l’oreille. C’était M. Lecamus.

Leclerc se hâta de congédier les deux femmes, la visite de son ami lui paraissait au moins indue à pareille heure, et son importance ne lui semblait pas douteuse.

M. Lecamus était un grand homme maigre, cousu de mystère et de silence de la tête aux pieds ; à part sa toux, on l’eût pris pour un fantôme. Il salua Leclerc, prit un siège, s’assit et toussa de nouveau en le regardant avec une profonde immobilité.

— Eh bien ? demanda Leclerc.

M. Lecamus ne dérangea rien de ses yeux et de sa pose.

— Mais qu’est-ce, qu’y a-t-il, pourquoi venez-vous à mon débotté ? Voyons.

M. Lecamus baissa tristement la tête et soupira.

— Avez-vous fait vœu de me faire mourir ? poursuivit Leclerc ; parlez, qu’est-il arrivé ?

— Il est arrivé… répondit M. Lecamus ; mais non, mille fois non ; ah ne m’interrogez pas !

— Alors, que venez-vous faire ici ? Seriez-vous poursuivi, traqué ; me demandez-vous asile pour cette nuit ?

— Je ne vous demande que de m’entendre et de réfléchir, reprit sententieusement M. Lecamus ; seulement, il faut que vous vous donniez patience.

— De la patience ! j’en aurai, s’écria Leclerc d’un ton qui ne faisait guère bien augurer de la sienne. Parlez, car je vous écoute.

M. Lecamus se leva alors de son siège, et s’assura que la porte de l’appartement était bien fermée.

— En vérité, dit-il, c’est que je ne sais par où commencer, mon cher Leclerc, il se passe ici des choses…

— Que se passe-t-il ? demanda Leclerc brusquement ; dites, qu’est-il arrivé ?

— Il est arrivé d’abord, continua M. Lecamus sur le même ton de lenteur, que ma présence au couvent des Filles de la Croix… Vous m’aviez dit, n’est-ce pas, de demander madame la supérieure ?

— Oui, mille fois oui ; vous l’avez vue ?

— Je l’ai vue fort en colère. Elle m’a tout d’abord examiné de la tête aux pieds comme un homme suspect, moi qui, vous le savez, ne suis qu’un ancien receveur des tailles, honoré, cité et considéré.

— Après ?

— Après ? Comme je lui demandais mademoiselle votre fille, elle s’est redressée de toute sa hauteur, en me priant d’aller jouer ailleurs la comédie.

— Je n’y comprends rien ; allez toujours.

— Elle m’a dit alors, voyant que je persistais, que le véritable M. Lecamus, — vous entendez bien, le véritable, — venait de sortir emmenant avec lui mademoiselle Leclerc dans son carrosse.

— Que me dites-vous ?

— L’exacte vérité. Un autre avait pris mon nom, et cet autre, elle l’avait reçu à souhait ; tandis que moi, Vincent-Jacques-Étienne Lecamus, receveur des tailles… Enfin, vous l’avez, elle vous a été rendue, et je vous en félicite.

— Paquette enlevée ! Paquette amenée à Mademoiselle par un autre que par vous ! Que veut dire ceci ? Ma foi, je m’y perds. Mais parlons de choses plus graves : Ursule n’a reçu, je le sais, pour moi aucune lettre ; vous connaissez mes affaires, n’avez-vous rien vu, ne savez-vous rien ?

— Permettez que je reprenne d’abord haleine. D’abord voici une lettre dont vous reconnaîtrez aisément le signataire à l’écriture de l’adresse. Comme, à son poids seul, elle paraît assez longue, vous aurez le temps de la lire quand je vous aurai quitté. Tout ce que je veux, tout ce que je dois vous dire…

— Parlez, oh ! parlez, mon cher Lecamus, et surtout ne me faites point languir. Je suis d’une humeur que la seule vue de cette lettre est loin d’adoucir. Qu’avez-vous appris ? Voyons.

— Je n’ai rien appris, dit M. Lecamus ; j’ai vu, de mes yeux… intuentibus oculis !

— En ce cas, parlez !

— Vous allez, j’en suis sûr, me traiter de visionnaire.

— Vous me faites mourir ! Je suis là sur les épines.

— Eh bien, donc, mon cher, vous saurez que l’autre jour… Oui, il y a bien quinze bons jours de cela…

— Quinze jours ?

— C’était à la brune, j’ai distingué clairement deux hommes montés sur le mur de votre jardin, voilà.

— Deux hommes, dites-vous, sur mon mur et à la brune ? C’étaient peut-être des voleurs ?

— Je ne pense pas, car il y avait au bout de la rue un carrosse en station.

— Un carrosse à eux ?

— À eux, C’est chose probable, ils comptaient sans doute faire bien les choses, et vous enlever d’ici avec autant d’égards que d’Artagnan en mit à escamoter M. Fouquet.

— Malpeste ! j’ai bien fait de courir alors les champs ; c’étaient donc des exempts, voire des archers, peut-être ?

— Tous deux en avaient la mine. J’ai pensé qu’ils ne mesuraient pas la hauteur de votre mur pour rien. Comme il fallait me rendre à une assemblée fort loin d’ici, je n’ai pu suivre davantage leurs mouvements ; mais tenez, je mettrais ma main au feu…

— C’est sûr, c’est indubitable ! s’écria Leclerc en se levant d’un air agité, la chambre de justice m’en veut, j’ai connu Hervart, Fouquet et vingt autres. Mon cher Lecamus, vous me rendez là le plus signalé service. Demain ou après demain au plus tard, il faut que je quitte cette maison. Merci, ajouta Leclerc, merci, je prétends vous reconduire avec ce fallot jusque chez vous, dussé-je être pris par les limiers de la police. Mais j’y pense, n’ai-je pas rendu autrefois des services à Mademoiselle ? J’irai la trouver, je lui dirai… Deux hommes à cheval sur le mur de mon jardin ! Vous aviez raison, ce sont de ces choses qu’on ne doit point ignorer… Au revoir, et à bientôt, mon cher Lecamus ! je vous suis dévoué à la vie et à la mort !

Et Leclerc troublé, impatient de se trouver seul, reconduisit son ami, lequel sortit lentement et placidement, selon sa coutume, en se contentant de répéter :

— Songez-y.

Dès qu’il se vit seul, Leclerc, après avoir scrupuleusement tiré sur lui les verrous de la pièce où il était, s’approcha avec précaution d’une cassette en cuir noir, il l’examina quelques secondes dans un silence recueilli.

Une pâleur mortelle couvrait ses joues, Leclerc détacha une petite clef de son cou et l’introduisit dans la serrure.

— Bien… tout est en ordre, dit-il après une pause et en refermant la boîte avec soin.

Il poussa un soupir et se promena à grands pas.

Tout d’un coup ses regards se portèrent sur la toile où la jeune fille qu’avait tant regardée Paquette était peinte. Un nuage sombre passa sur son front, que mouillèrent bientôt de rares gouttes de sueur.

— On peut tout me ravir, excepté ce secret, murmura-t-il.

Et il continua à arpenter silencieusement le parquet, laissant échapper de temps à autre des gestes rapides de dépit et de colère. Jusque-là, il ne semblait pas même s’être aperçu qu’il tenait entre ses mains la lettre que lui avait remise Lecamus.

Par un mouvement brusque, il l’approcha de la bougie et en rompit le cachet.

Le silence était profond, la place Royale n’avait aucun bruit, Paquettc devait dormir.

Leclerc parcourut la lettre avec des signes marqués de surprise et d’impatience. Elle portait le timbre de Brest.

— Allons ! s’écria-t-il en frappant du pied brusquement, voilà une arrivée qui tombe bien.

Il froissa la lettre entre ses doigts, et se rejeta lourdement sur un fauteuil. Ce siège était placé contre la chambre de Paquette.

La jeune fille n’avait pas encore songé au sommeil, bien que les émotions et les traverses dussent lui conseiller le repos, elle lisait.

Au bruit que fit le fauteuil, elle entr’ouvrit doucement la porte vitrée qui séparait sa chambre du salon, et Leclerc put voir se dessiner dans l’ombre l’élégance de son profil.

— Vous souffrez ? dit-elle, en abordant le vieillard d’un air tendre et empressé. J’ai cru que vous m’appeliez.

— Moi ? reprit Leclerc, vous vous trompez, je veillais.

— Et vous faites très mal, à quoi bon veiller, monsieur ?

— À quoi bon ! à quoi bon ! c’est qu’apparemment je n’ai point envie de dormir, objecta Leclerc avec son ton ordinaire de brusquerie.

— C’est cela, à peine de retour, grondez-moi, moi qui voudrais tant vous épargner le moindre chagrin.

— Oui, il vous sied bien de parler ainsi, après vous être laissée conduire par un inconnu chez Mademoiselle. Allez, c’est indigne, et j’ai bien assez de cette lettre.

— Cette lettre, reprit Paquette, sans songer à se défendre, cette lettre vous annonce-t-elle donc un malheur ? Par pitié, monsieur, ne vous laissez point abattre. Voyons, que dit-elle de si malheureux cette vilaine lettre ?

— Elle m’apprend, ma foi, l’arrivée d’une personne.

— Que vous ne pouvez aimer, qui vous a causé bien du chagrin… interrompit vivement Paquette ; oh ! oui, oui, je devine à votre trouble, à votre air…

— Eh bien, oui, Paquette, et jamais nouvelle ne pouvait venir plus mal à propos.

— C’est donc un ennemi ? demanda la jeune fille.

— Non, mais c’est un fou qui s’est mis en tête de obséder, de se faire aimer par moi qui ne puis même le souffrir ; il vient me relancer, troubler en un jour la tranquillité et le secret de ma maison ; en un mot, Paquette, je le déteste, je le crains, et je donnerais tout pour l’éloigner.

— Mais quel est-il donc, encore une fois ? reprit Paquette, est-il vieux ou jeune, et quels droits a-t-il sur vous ?

— Mon Dieu ! dit Leclerc avec humeur, en voilà assez sur son compte, vous le verrez. Ne m’écrit-il pas qu’il arrive demain, qu’il sera là près de moi. Près de moi, Paquette mais il ignore donc ce que sa présence aura d’affreux et de déchirant pour un cœur blessé, il ignore… Enfin, mademoiselle, qu’il vous suffise de savoir que je sais redevenu, à dater de demain, le plus malheureux des hommes. Oui, continua Leclerc, en s’exaltant, si je pouvais fuir ce soir même un pareil malheur, je fuirais ; si je pouvais échapper à ces caresses qui m’effraient, je braverais tout jusqu’au danger… En un mot, Paquette, ce jeune homme…

— Ah c’est un jeune homme…

— Eh oui, morbleu, c’est mon fils !