Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/27

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M. Lévy (tome IIp. 199-208).

IX

LE BOUQUET.


À peine Henri venait-il de s’éloigner, que mademoiselle Fouquet se mit à pleurer abondamment.

En interrogeant son cœur, elle y trouvait pour ce jeune homme une grande pitié, mais en comparant son malheur au sien, elle se voyait si triste et si délaissée qu’elle eût échangé son sort contre celui du fils de Leclerc.

— Votre père existe, lui avait-elle dit, et le mien a succombé !

Et elle se représentait alors les mille accusations injustes, tortueuses, qui avaient empoisonné la vie du surintendant.

Pelisson n’avait pu le sauver, et les paroles de Louis XIV à M. d’Ormesson[1] ne devaient prouver que bien plus tard qu’il avait reconnu lui-même une injustice.

Mais de tous ces griefs amoncelés contre Fouquet, de tous ces reproches que sa mort n’avait pas même effacés, un seul déchirait le cœur de la pauvre enfant, c’était ce mot cruel, implacable du vieux Leclerc : Fouquet m’a déshonoré !

À la vue de Henri, mademoiselle Fouquet s’était rappelé cette parole dure, lugubre, prononcée devant le corps même d’une victime, la morte que Leclerc conservait avec une rage obstinée sous ses propres yeux, comme si le spectacle de ce cadavre eût dû servir au besoin à raviver sa vengeance.

La fille du surintendant n’avait deviné que trop à quel homme Leclerc devait sa honte, mais ce qu’il y avait chez elle d’horrible et de douloureux, c’est qu’en accusant Lauzun, elle trouvait encore dans sa faiblesse le moyen de l’excuser.

— Non, je ne puis croire, se disait-elle, que le comte soit un infâme ! un autre que lui portait peut-être cet anneau ; peut-être est-ce une fable inventée par cette femme !… N’importe ! cette lâcheté dont Leclerc accuse mon père doit tomber devant les paroles de M. de Lauzun. Lauzun ! ce nom fatal à mon repos a frappé de bonne heure mes oreilles à Pignerol. J’étais bien jeune quand mon père me fit voir un jour cet homme. Tout se taisait autour de nous dans la prison, la lune s’était levée doucement derrière les montagnes d’Embrun, c’était une belle nuit. Mon père et moi nous prêtâmes l’oreille à la voix d’un captif dont le cachot se trouvait contigu au nôtre ; il lisait et il récitait des vers. À l’aide d’une ouverture pratiquée dans la muraille, je pus le voir ; il était pâle, bien pâle, de longues larmes sillonnaient ses yeux fixés sur un livre. Le surintendant retint son souffle dès le premier vers qu’il entendit : il reconnut la Fontaine :

Les destins sont contents, Oronte est malheureux.

La physionomie du lecteur était calme et belle. Sa voix, une voix de femme, donnait à ces stances, écrites pour mon père, un accent si pénétré que nous nous jetâmes, le surintendant et moi, dans les bras l’un de l’autre, pleurant tous les deux et nous étreignant avec amour. L’année qui suivit, M. de Saint-Évremont vint voir mon père ; il nous dit que le comte de Lauzun était malade. Je ne sais pourquoi cette nouvelle fit passer en moi un frisson inexprimable. Une femme jeune et belle entrait, à certaines heures, chez le prisonnier ; on me dit que c’était madame la marquise d’Alluye. J’enviai le bonheur qu’elle avait de voir le comte, de le surveiller, de le soigner. Depuis ce temps, je ne me sentis plus la même ; je pâlissais ou rougissais à son seul nom. Je portais alors celui de Paquette ; le gouverneur de la prison était seul dans mon secret. Je fus bien surprise quand mon père me fit un jour lui promettre que je ne dirais jamais mon nom de famille à M. de Lauzun. Saint-Évremont, le confident de ses plus intimes pensées, confirma lui-même cette recommandation quand il me fit sortir de Pignerol. Se défiaient-ils donc tous deux de M. de Lauzun ? était-il devenu notre ennemi ? Doutes accablants, mortels, que ceux que j’éprouve ! Dois-je accueillir ou repousser cet homme ? dois-je croire à ce que sa mère elle-même m’en a dit ? Tous veulent qu’il soit méchant. Ah ! j’ai tant souffert de la calomnie et de l’injustice, que je n’ose accuser, moi qui n’ai pas même le droit de flétrir ! Et puis, comment croire que le comte n’aime point sa mère ? Madame de Lauzun est un trésor de vertu et de bonté. Pour Mademoiselle, je conçois qu’il en ait peur : elle m’a bien fait trembler, moi qui me suis jetée sans pâlir aux pieds du roi pour lui demander la grâce, la vie de mon père.

« Je ne me marierai jamais ! Ce sont là mes paroles à ce jeune homme. Sont-elles bien sincères, et ce serment que je me suis fait me trouvera-t-il parjure ? À peine ai-je vu ce monde, moi que la prison a liée de si bonne heure mais enfin je suis libre, je dispose de ma main. Pourquoi donc alors n’avoir pas accepté l’offre de Henri ? pourquoi l’avoir repoussé, comblé de douleur peut-être ? C’est qu’une autre image me poursuit, m’obsède, j’en ai peur. La vie du cloître est mon seul abri. Quelle serait mon existence dans le monde ? Entendre à tout propos rappeler devant moi l’horrible procès de mon père ! trembler et pâlir devant ces mêmes hommes qui ont travaillé si longtemps à sa ruine ! Ah ! ce sacrifice de chaque jour est au-dessus de mes forces. Ma famille m’offrait un asile, mais a-t-elle donc pris en pitié les longs malheurs de mon père ? Saint-Évremont ne m’a-t-il pas seul consolée ? C’est aujourd’hui que j’aurais besoin de ses lumières, de son amitié, de sa prudence. Je ne sais pourquoi, je n’ose plus me confier à madame de Lauzun. Mon Dieu ! la voici. Elle ne s’est donc point couchée ? Non, je me trompais ; elle ouvre seulement la fenêtre pour respirer le frais de la nuit. Le sommeil, m’a-t-elle dit, ne vient plus la visiter, ou, si elle dort, c’est pour rêver de son fils. Si j’allais aussi le voir apparaître dans l’ombre d’un rêve, avec ce même habit qu’il portait l’autre jour chez Mademoiselle quand il m’a parlé dans le jardin ! Anges du Seigneur, veillez sur moi ! Que ma prière monte à vous ! Vous savez dans quel but je suis venue en cette sombre capitale. La réhabilitation de la mémoire de mon père est mon plus ardent espoir, mais pourrai-je à moi seule lutter contre les obstacles ? Mon Dieu ! je m’endors pleine de calme et de confiance en vous.

Le sommeil de l’aimable fille fut exempt de trouble, l’image de Lauzun en fut bannie, mademoiselle Fouquet s’éveilla douce et sereine. Quand elle descendit, elle trouva la comtesse dans la compagnie d’un homme vêtu de noir, c’était M. Lecamus.

Lecamus, l’ami de Leclerc, sortait du guichet de la Bastille, il avait sa permission en règle ; seulement, aux larges gouttes de sueur qui tombaient de son front pâle, à l’air consterné de sa personne, au tremblement fébrile qui l’agitait, mademoiselle Fouquet soupçonna qu’il était porteur d’une mauvaise nouvelle. La lettre de la comtesse avait été remise au petit lever de Sa Majesté, mais le roi n’avait rien dit. Le gouverneur de la Bastille avait froncé le sourcil au seul nom du partisan.

L’accusation qui pesait sur Leclerc se compliquait de la fuite d’Hervart, poursuivi depuis longtemps et que la chambre de justice avait taxé ; on avait saisi chez Leclerc une correspondance de ce contrôleur, que Colbert et Louvois avaient pris en aversion.

— Il sera fort difficile, je le crains, dit Lecamus, d’attendrir le roi sur un pareil homme, Sa Majesté se montre rigide envers les gens de finance. Ce n’est pas cependant son procès qui m’alarme le plus, c’est sa folie.

— Quoi ! monsieur, demanda mademoiselle Fouquet, M. Leclerc n’aurait-il plus sa raison ? Disposez de moi s’il lui faut une amie, j’irai, je le veillerai, je n’ai point oublié qu’il m’a recueillie ; je suis sûre qu’il m’aime et qu’il croit à ma tendresse : parlez ! oh ! parlez ! il vous a peut-être envoyé vers moi, il ne se trompe point. Oh ! cette pensée n’est pas le fruit du délire, monsieur ; guidez-moi vers son cachot, ce n’est pas la première fois que j’aurai vu les murs redoutés de la Bastide.

— N’a-t-il donc point son fils ? objecta madame de Lauzun, lui aurait-on refusé de voir son père ?

— Vous l’avez deviné, madame, la comtesse on a écarté de lui ce jeune homme, dit Lecamus, mais quand on lui eût ouvert le cachot qui le renferme, Leclerc l’eut repoussé, accusé peut-être de son malheur, quoiqu’il en soit innocent. Ce fils si bon, si loyaln Leclerc le hait ; il ne m’en a parlé qu’avec rage, avec fureur.

« Mademoiselle Fouquet, s’écriait-il en grinçant des dents sur la paille de son cachot, c’est à elle seule, à elle… » Puis, sa voix s’est séchée dans son gosier, ses membres se sont roidis, une légère écume a couvert les lèvres de ce malheureux vieillard. Que peut-il vous vouloir ? je ne sais ; mais il m’a parlé d’un serment sacré, d’une bague à laquelle il attache le plus grand prix. Le nom du surintendant est sorti aussi de sa bouche ; puis, le rapporteur, les juges de Leclerc ont fait tout à coup irruption dans la prison, et il a fallu me retirer.

Pendant que M. Lecamus parlait, une pâleur mortelle avait couvert le visage de la jeune fille ; un souvenir terrible venait de traverser son esprit ; elle se rappelait la promesse faite à Leclerc, cette promesse d’où dépendait pour elle-même l’honneur de celui auquel elle devait le jour. Un seul homme pouvait assumer sur lui la responsabilité de ce crime, mais cet homme y consentirait-il, et dans le cas de son refus, comment l’y forcer ? De toutes les tortures que subissait Leclerc, celle-là, elle le sentait, devait être la plus poignante ; elle laissait dans l’esprit du vieillard un doute horrible.

Mademoiselle Fouquet se représenta ce malheureux n’écoutant plus, sous la voûte de ce cachot, que la frénésie de sa rage, maudissant Fouquet, l’accusant tout haut, et devant tous, de son déshonneur ! De quel accablement et de quelle fureur ne serait pas saisi cet enfant qu’il repoussait en apprenant une pareille calomnie ! Cette calomnie, son propre malheur la lui montrait sous les couleurs de la vérité. Dès lors, quel sentiment resterait pour elle au cœur de Henri, de quel œil la verrait-il ? de quelle haine ne la poursuivrait-il pas ? L’éclaircissement de ce mystère devenait donc, pour mademoiselle Fouquet, une nécessité terrible, absolue, inexorable. Elle trembla bientôt à l’idée d’aborder sans preuve un homme assez endurci pour se réfugier dans le mensonge, un coupable niant la faute sur laquelle vingt ans avaient passé. Tremblante, indécise, elle sentit ses forces chanceler à l’idée seule de le perdre. Mais des voix impérieuses parlaient trop haut dans son cœur, mais son père outragé, Leclerc expirant sous les mêmes fers qu’il avait portés, repassaient sinistres et menaçants sous ses yeux.

— Avant quatre jours, dit-elle à l’envoyé du vieillard, j’aurai satisfait aux mouvements de mon cœur, monsieur, j’aurai, je l’espère, sauvé la vie de M. Leclerc. Dites-lui de ma part que je n’épargnerai rien ; il a ma promesse, le ciel me sera en aide.

En prononçant ces paroles, mademoiselle Fouquet rappela en elle-même toutes ses forces, la comtesse la regardait. Elle parvint encore à soustraire ce secret à ses instances, madame de Lauzun ne la pressa plus ; elle était loin de soupçonner ce qu’allait tenter ce noble cœur. La vie d’une personne qui tenait au surintendant paraissant à la comtesse une chose grave, elle se tut. Quand mademoiselle Fouquet fut rentrée dans sa chambre, elle se demanda si c’était bien elle qui venait d’avoir tant de fermeté et de courage. Sa résolution était bien prise, elle verrait enfin ce fier Lauzun, elle lui parlerait de son passé, à cet homme que le présent occupait à peine. Il avait connu son père quand le vent de la faveur le soutenait, il ne le renierait pas quand un cœur ulcéré jetait l’insulte à sa tombe. En un mot, c’était un duel, un duel périlleux qu’elle acceptait. Qu’importent les obstacles ? devait-elle s’y arrêter ? Elle passa le reste de la journée à relire des lettres de sa mère, des lettres de Fouquet, où, quand elle était petite, ce père tombé de si haut lui parlait de Dieu. Mille idées romanesques accoururent à l’appui de cette résolution, l’idée de changer Lauzun, et de le rendre enfin à sa mère digne d’elle, de sa tendresse, transporta cette âme qui se sentait née pour les grandes choses.

Quand le soir tomba, quand la large grille de l’hôtel Lauzun ferma ses larges battants, mademoiselle Fouquet, triste et rêveuse, laissa tomber sur la rue de Grenelle un regard distrait et fatigué. Le silence était profond ; çà et là, par intervalles, les pas furtifs d’un promeneur attardé qui regagnait son logis, le bruit d’un carrosse, la chanson d’un gentilhomme ou le manteau sombre d’un exempt. Paris entier sommeillait sous l’œil de Dieu et de M. la Reynie. Tout d’un coup, la jeune fille aperçut un homme à cheval qui passait sous sa fenêtre, la plume de son feutre au vent. Il se leva sur ses étriers, et la regarda quelques secondes.

C’était le comte de Lauzun.

Au cri involontaire qu’elle poussa, le cavalier tourna bride après avoir jeté prestement un bouquet par la croisée. Mademoiselle Fouquet le ramassa ; il contenait une lettre. Cette lettre… elle l’approcha vivement d’une bougie… Elle lut alors les paroles suivantes, paroles qui firent passer tour à tout dans ses veines des frissons de crainte et d’espérance.

« Je sais votre nom, mademoiselle, vous avez eu tort de me le cacher à moi qui aimais et vénérais votre père. Sa mémoire revit en vous, en vous belle et noble que j’eusse dû pressentir et deviner. Ne me jugez pas sur ce que l’on dit de moi, n’écoutez que votre cœur, il vous guidera vers le seul ami qui ait gardé le culte de celui que vous pleurez. Mon crédit et mon alliance me permettent à l’avance de vous assurer le succès de vos démarches, de quelque nature qu’elles soient. La plus généreuse, la plus juste eût été peut-être celle de la réhabilitation de M. Fouquet, madame de Montespan semblait y croire l’autre jour, et le père Lachaise, le confesseur de Sa Majesté, a reçu sur cet objet de récentes confidences. Le roi comprend enfin qu’on a surpris sa religion, que Colbert seul, avec le Tellier, a tout fait. Un homme assez hardi, je devrais dire assez probe, pour soumettre à Sa Majesté un plan complet de révision et pour épargner une tache à l’histoire d’un grand roi, aurait peut-être quelque droit à votre affection ; je serai cet homme, mademoiselle, je dirai au roi tout ce que je sais de M. Fouquet, tout ce qu’il ignore, car les princes ne savent rien. La protection de Mademoiselle m’a remis dans les bonnes grâces de Sa Majesté, elles ne me sont rien sans les vôtres. Indiquez-moi donc un rendez-vous dans lequel nous puissions combiner un plan de défense, un placet que moi-même je présenterai au roi. Vous comprendrez à merveille que la maison de ma mère serait un lieu mal choisi ; en effet, outre qu’elle m’a empêché jusqu’ici de vous voir, la princesse se rend chez elle fort souvent, et elle aussi, vous devez vous en souvenir, a quelques griefs contre vous.

» Fiez-vous donc à moi ; je prendrai tant de soin de cette affaire que je la regarde comme la mienne. La grâce et la beauté de la réclamante ne sont rien pour moi, et cependant, mademoiselle, quels juges ne céderaient pas à ces attraits dont le pouvoir avait déjà troublé mon repos ! Mais je ne dois voir ici que la fille d’un infortuné que j’ai connu, d’un homme auquel chaque jour je me reproche de survivre. C’était lui, mademoiselle, qui méritait sa grâce, et non pas moi. Il vous eût couverte de sa tendre sollicitude, la mienne vous est acquise. Ici comme à Pignerol je pense à vous. Je ne doute point de mon succès si vous acceptez l’offre de mes services et de mon zèle.

» Surtout, pas un mot de ceci à ma mère ; croyez encore une fois, mademoiselle, que pour réussir je n’ai besoin que de vous.

» Signé : Le comte de Lauzun. »

La lecture de ce billet à peine achevée, mademoiselle Fouquet interrogea les battements de son cœur tous lui disaient d’y répondre.

— Serait-ce un piège, pensa-t-elle, que ce dévouement ?… Non ! le comte est généreux.

Elle relut la lettre encore humide de la rosée du bouquet, cette lettre lui sembla brûler ses doigts.

— Pourquoi donc trembler ? se demanda-t-elle, pourquoi me défier de moi-même ? Tout me dit d’aller chez le comte, j’irai. Mais ce ne sera pas sans mon talisman ; je le veux, il me le faut.

Une pensée soudaine semblait rassurer son esprit. Elle sonna l’un des valets de la comtesse et lui donna un ordre à la hâte.

— Que celui que vous préviendrez, dès demain, dit-elle, soit à huit heures dans le salon de madame de Lauzun.


  1. Louis XIV, dans sa vieillesse, se repentit tellement de ce qu’il avait fait, que lorsque le petit-fils d’Olivier Lefebvre d’Ormesson lui fut présenté, il lui adressa ces paroles : Je vous exhorte d’être aussi honnête homme que le rapporteur de M. Fouquet. M. d’Ormessou n’avait opiné que pour le bannissement. « Il a couronné par là sa réputation, » dit madame de Sévigné.