Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/28

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M. Lévy (tome IIp. 208-216).

X

LE VOL.


Huit heures du venaient de sonner à l’église de Saint-Sulpice, lorsque Henri Leclerc se présenta devant mademoiselle Fouquet.

Henri était si pâle, que cette pâleur effaçait la gracieuse expression de son visage ; un désespoir cruel, déchirant, semblait le briser ; il poussa en entrant un soupir si triste que la jeune fille le regarda avec émotion.

— Vous souffrez, lui dit-elle, oh ! oui, vous souffrez, Henri. Votre père est-il plus mal, l’arrêt de ses juges serait-il déjà prononcé, ou bien le malheur n’aurait-il pu l’attendrir à votre égard ? Moi aussi j’ai bien souffert en songeant à vous et à lui. Vous ne me répondez pas, vous regardez la terre d’un œil morne, votre cœur est prêt à se fondre en longs sanglots. Qu’avez-vous ? Le ciel m’est témoin que j’ai uni mes efforts à ceux de la comtesse ; j’ai prié, j’ai supplié. Madame de Lauzun doit ce matin aller elle-même trouver le roi. Toujours le même silence ! oh ! cette fois, Henri, vous m’effrayez ; par pitié, regardez-moi ; c’est moi, c’est bien moi qui vous ai fait venir, car j’ai besoin de vous, je dois vous parler ; n’êtes-vous donc plus mon frère ?

— Je venais vous faire mes adieux, mademoiselle ; un ordre de l’amirauté m’enjoint de regagner Brest sous peu de jours. Vous avez besoin de moi, dites-vous ; vous m’avez mandé, de quoi s’agit-il ?

— Mais de vous d’abord, malheureux enfant, de vous et de votre père… reprit-elle avec vivacité. Je donnerais tout pour qu’il vous rouvrît ses bras ; j’espérais que sa haine injuste s’arrêterait au seuil de son cachot ; ah ! je le devine, elle vous en ferme l’accès Henri, cher Henri, auriez-vous vu votre père ; et, si vous ne l’avez pas vu, où êtes-vous allé dans votre chagrin et votre angoisse ? Ah ! je crains pour vous les conseils du désespoir ; j’ai eu tant de mal à leur résister moi, qui vous parle, qui vous plains !

— Mon père m’a maudit, mademoiselle, répondit Henri ; il ne me reste plus qu’à me faire tuer, et c’est ce que je compte faire au premier jour. Mon retour en cette ville a été marqué par une affreuse catastrophe. Mon nom est perdu, avili autant vaudrait que je fusse un déserteur !

— Vous, Henri, vous, si digne du bonheur et de l’estime, vous vous proclamez ici l’égal d’un lâche, vous recherchez le mépris ! Rassurez-vous, la captivité de votre père aura son terme ; vous reprendrez bientôt votre place, glorieux et fier, sur l’escadre de Duquesne. Pourquoi renoncer à l’avenir ? pourquoi réclamer pour vous une mort, hélas trop prompte ? Êtes-vous donc déjà inutile à ceux qui vous aiment et que vous aimez ? Rétractez ces cruelles paroles, Henri, tout vous le conseille, et moi je vous en supplie. Je vous ai fait venir pour me rassurer moi-même, pour faire passer en moi une partie de votre courage. Je suis à la veille de commettre une action qui décidera peut-être de toute ma vie.

— Ah ! confiez-vous à moi, mademoiselle, employez mon bras, ma pensée à vous servir. À défaut de votre amour, c’est le seul bonheur que j’ambitionne.

— Dites-vous la vérité ? consentirez-vous à m’obéir ?

— Comme à Dieu, comme à ma mère. Ma mère, ajouta Henri avec un soupir, l’ai-je seulement connue ? n’est-elle pas morte le jour fatal où je suis né ? Ah ! depuis ce jour, je brûle de me donner à quelqu’un, à quelqu’un qui me rappelle au moins ma mère ! Ce qu’elle m’eût demandé, vous allez peut-être me le prescrire, vous si bonne, si généreuse parlez, oh ! je vous écoute !

Mademoiselle Fouquet tressaillit à ces paroles du jeune homme ; elle pâlit, hésita. Henri venait d’invoquer le souvenir de sa mère, et, les yeux fixés sur cette image, la jeune fille se sentit faiblir elle-même à l’idée de ce qu’elle allait proposer au fils de Leclerc. En ce moment même, moment de doute et d’angoisse, son regard tomba sur la lettre de Lauzun.

Le billet du comte reposait sur la cheminée auprès du bouquet, à demi caché par un ouvrage en tapisserie. Il s’en exhalait pour la jeune fille un parfum bizarre, tentateur ; on eût dit de ces arômes périlleux du mancenillier qui fascinent et qui endorment. Mademoiselle Fouquet, cette fois, parut elle-même à Henri sous un aspect tout nouveau ; sa parole était brève, son sein oppressé ; elle le regardait d’un air d’alarme et de défiance. Allait-il rester au-dessous de son opinion ? pâlirait-il devant ce qu’elle allait lui demander ? Elle lui prit la main pour s’assurer qu’il ne tremblait pas, et laissant tomber sur lui de sa prunelle un rayon perçant, elle lui dit :

— Henri, écoutez-moi, vous me répondrez après. Si, malgré les torts de votre père envers vous, torts cruels, affreux, on venait vous dire : Il se meurt, il n’a plus qu’une heure à vivre ; cette heure suprême, il a voulu vous la consacrer ; il se repent enfin d’avoir été envers vous dur, égoïste, injuste ; il ne veut pas mourir sans vous avoir embrassé, béni sur son cœur, sa main tremblante dans la vôtre, son regard fixé sur votre regard, vous demandant pardon, lui, votre père, de vous avoir méconnu, vous offrant, devant Dieu, sa mort en expiation, refuseriez-vous d’aller à son chevet, de vous jeter à ses pieds, de lui épargner vous-même la douleur d’un tel aveu, ne le relèveriez-vous pas de son effroi par des paroles affectueuses et indulgentes ? Cette scène ne serait-elle pas pour vous la scène la plus inouïe, la plus solennelle de votre existence ? Eh bien, Henri, vous pouvez déjà vous croire en présence de votre père ; vous pouvez, vous son fils, si profondément malheureux et outragé, vous représenter ce père vous tendant les bras. Un mystère fatal, impénétrable, a seul causé son erreur ; mais grâce à votre passive obéissance à ce que je vais vous prescrire, le voile tombera de ses yeux, sa haine fera place aux sincères élans, aux doux transports. En un mot, Henri, vous retrouverez votre père, votre père que je me fais fort de vous ramener, de vous tendre propice et bon ; car, à l’avenir, votre père est mon esclave, il doit m’obéir, sachez-le ; il doit effacer, par une condescendance entière à mes désirs, tout le mal qu’il m’a causé.

— Je ne vous comprends pas, mademoiselle, répondit Henri avec étonnement ; quel mal a donc pu vous causer mon père ? quel pouvoir avez-vous sur lui, surtout quel besoin avez-vous d’un malheureux que vous dédaignez ?

— Il faut, Henri, reprit mademoiselle Fouquet vivement, que vous me rassuriez moi-même, comme je vous l’ai déjà dit, pour ce que je vais tenter. Demain, oui, demain, je dois aborder un grand péril. Sans le talisman que vous seul pouvez me donner, je suis perdue.

— Vous !

— Oui, moi, qui compte triompher pourtant, qui par ce moyen venge mon père, tout en vous rendant le vôtre. Ne m’interrogez pas sur ce qui doit vous sembler une énigme ; ce projet, rien ne saurait m’en détourner ; contentez-vous de ma promesse. Il faut que ce soir même, vous entendez bien, ce soir, vous pénétriez dans la maison de votre père… c’est là qu’est ce talisman.

— Un talisman, dites-vous, et dans sa maison ? Oubliez-vous donc que les issues en sont fermées ? Les gens de justice ont apposé leur cachet partout, le concierge est constitué gardien de tous les papiers de son hôtel.

— À minuit, Henri, vous pourrez facilement escalader le mur du jardin, de là vous monterez an cabinet de votre père.

— Quoi ! ce lieu secret où il avait l’habitude de se renfermer, d’où il m’écartait avec tant de soin ce cabinet où je vous ai vue entrer vous-même avec tant de trouble ? N’importe, j’obéirai, répondit Henri avec assurance.

— Vous trouverez en ce lieu, à votre gauche, une draperie qui recouvre une vaste armoire.

— Une vaste armoire, c’est bien.

— Cette armoire est de verre, ajouta mademoiselle Fouquet en pâlissant ; elle contient un cadavre.

— Un cadavre ! demanda Henri plein d’effroi, de trouble, d’étonnement ; et quel est ce cadavre ? que devrai-je faire ? Parlez.

— Le cadavre, Henri, est celui d’une femme morte. L’art d’un embaumeur lui a conservé quelque apparence de vie ; elle est encore vêtue de ses dentelles et de ses habits ; mais enfin c’est une morte.

— Et quelle est cette femme ? Pourquoi mon père a-t-il chez lui ce cadavre ?

— C’est son secret. En pressant le panneau inférieur de l’armoire, elle glisse sur ses gonds et s’ouvre aussitôt.

— C’est bien.

— Vous verrez, Henri, en approchant la lumière des doigts de la morte, une bague de forme étrange à sa main gauche. C’est un simple anneau de fer formant un cachet avec des armes.

— Continuez…

— Cet anneau, il faudra que vous le détachiez et me l’apportiez ensuite. C’est tout.

— Mais vous me proposez là un crime, un sacrilège ! Voler une morte ! mon Dieu !

— Je vous ai dit que ce talisman seul, — et cette bague en est un, pouvait nous sauver tous deux, reprit avec assurance mademoiselle Fouquet ; hésitez-vous ?

— Je n’hésite plus, répondit Henri en fixant tout d’un coup sur elle des yeux où l’amour, le doute et l’effroi se combattaient ; mais jurez-moi ici, sur cette image de Dieu même, fixée à ce mur, que si vous renoncez un jour, dans un an peut-être, à ce serment fatal que vous vous êtes fait, ce sera moi que vous choisirez, ou du moins que vous ma verrez avant de vous engager par des nœuds irrévocables.

— Je vous le promets, Henri, dit mademoiselle Fouquet avec une sincère expression de noblesse ; n’êtes-vous pas dès aujourd’hui l’unique confident de mes pensées ? J’ai votre parole, ajouta-t-elle, comme vous avez la mienne. Demain, à une heure, ne manquez pas de me faire tenir ce gage précieux. Allez, le temps presse, et que Dieu vous accompagne !

— Dieu me punira peut-être, répondit Henri, car ce que je vais faire est bien affreux ! C’est un vol !

— Vous ne volerez personne, Henri, cette bague m’appartient. La preuve, c’est que mes armes y sont gravées.

— Je respecte votre secret, dit le jeune homme en serrant la main de mademoiselle Fouquet entre le siennes ; ce n’est pas vous qui me conseilleriez un crime.

— À demain donc.

— À demain.

Quand Leclerc fut parti, mademoiselle Fouquet courba les genoux devant l’image du Christ aux anges peint par Lebrun. L’encens limpide et doux que respirent les moindres détails de ce tableau, la noblesse suave et quelque peu composée de ces figures séraphiques qui ressemblent plus à de beaux jeunes hommes qu’à des substances éthérées plongea bientôt la charmante fille dans une douce rêverie. Il lui parut bientôt que l’un de ces anges, le plus éclatant d’eux tous, avait dans son regard noyé de langueur quelque chose du cavalier qui lui avait lancé un bouquet par la fenêtre. Vers le soir, elle descendit pâle et silencieuse dans la chapelle, où elle pria longtemps. Au coup de minuit, elle se tenait droite et immobile sur son lit, pensant à Henri Leclerc et aux dangers réels où pouvait le jeter son entreprise. La nuit même, elle eut un rêve, un rêve où, par une fatalité dont il ne serait pas impossible de trouver des exemples, elle vit ce qui s’était passé à la place Royale dans l’hôtel désert du financier.

Henri n’avait pas eu de peine à escalader le mur du jardin, car la nuit était profonde. Armé d’une lanterne sourde, et couvert de son manteau, il s’était ensuite acheminé vers le cabinet.

Le cœur du jeune homme battait avec violence ; il crut entendre un cri quand il introduisit la lame de son poignard de marine dans la serrure… après avoir rompu les scellés mis sur la porte.

Ce cri n’était autre chose que le sifflement du vent dans le corridor conduisant à cette pièce. Henri pénétra à tâtons dans le cabinet.

La table où se trouvaient les papiers de Leclerc était en désordre ; des meubles, des tableaux encombraient la chambre, Henri posa sa lanterne sur un carton du bureau, de manière que le rayon frappât d’aplomb sur l’objet qu’il allait voir.

Prenant alors son courage à deux mains, il tira, la portière en tapisserie qui couvrait l’armoire vitrée…

L’aspect de la morte produisit sur lui une impression indéfinissable ; quelque temps il demeura devant elle, livide et muet : une sueur froide mouillait ses mains et ses tempes.

Il considéra à loisir ce morne visage, ces yeux immobiles, ces joues dont le fard était tombé.

À la main gauche du cadavre, il vit l’anneau, et il détourna la tête.

Tout d’un coup il s’opéra dans son être un sorte d’hallucination ; il eut le vertige ; il se débattit comme un homme en proie au sommeil contre un horrible cauchemar.

La morte s’était levée et le regardait avec un sourire bizarre. Sous ses brunes paupières brillait un feu si perçant qu’Henri se vit forcé de baisser les yeux devant elle. La morte avait une robe différente de celle qu’elle portait tout à l’heure sous son cercueil de verre ; une autre parure ornait ses cheveux ; elle s’avança vers Henri, qui recula.

— Ne me reconnais-tu pas ? semblait-elle lui dire avec bonté ; je n’ai pas toujours dormi sous la terre froide. Mon haleine tendre n’a point réchauffé ton berceau, cela est vrai ; mais je t’ai porté neuf mois dans mon sein, j’ai pleuré, gémi, enduré mille tortures avant que tu vinsses au monde. Quand tu y es venu, moi je m’en suis allée j’avais accompli ma tâche. Tu m’as vue, pourtant, tu m’as vue, mon pauvre Henri, car Dieu permet toujours que les orphelins voient leur mère ; tu m’as vue d’abord un soir que, jouant avec tes petits camarades, tu étais tombé dans un étang où tu allais te noyer ; puis, une autre fois à Messine, quand tu combattais sur ton vaisseau et qu’un boulet frappa en pleine poitrine un mousse à côté de toi. Tu te rappelles bien ce que je te dis là ; j’étais vêtue comme tu me vois ; je laissai, en m’évaporant dans l’air, une longue traînée blanche. En un mot, Henri, je suis ta mère, ta mère qui t’eût bien aimé ! Que viens-tu donc faire ici, toi que je n’ai pas vu depuis tant de jours et tant de nuits ? Tu regardes ma main, tu veux me prendre cet anneau ! Henri, c’est un sacrilège Cet anneau est bien à moi !

Et la figure crispée de la morte prit une telle expression que Henri sentit ses genoux ployer ; il frémit, il se signa.

— Ma mère ! ma mère ! balbutia-t-il avec angoisse. Ses membres étaient brisés, il tomba sur le parquet.

La terreur du jeune homme venait d’une seule chose : c’était le portrait de sa mère qu’il avait fixé. Ce portrait, bien connu de lui, gisait, au milieu d’autres cadres dispersés par les gens de justice dans le cabinet. Toutefois, en comparant ces deux figures, celle de la morte et celle du portrait, sa bouche livide s’ouvrit de nouveau, un effroi glacé s’empara de lui, et il s’écria :

— Ma mère !

Il l’avait reconnue, et il resta foudroyé.

Tout d’un coup un bruit de pas retentit dans le corridor ; il se rapprochait, Henri entendit des voix. Ce bruit rappela le jeune homme à lui-même, la réalité fit place à l’illusion. Il pensa qu’un autre venait lui disputer ce vol nocturne, ce talisman singulier dont il ne pouvait comprendre l’emploi. Il ouvrit la fenêtre qui donnait sur le jardin, et commença par y assujettir son écharpe. Puis, saisissant le bras de la morte, il fit couler l’anneau de son doigt en un clin d’œil.

Une seconde après, il était dans le jardin.

À peine Henri venait-il d’en escalader le mur, que la porte du cabinet de Leclerc s’ouvrit, et qu’il entra lui-même, accompagné de son ami Lecamus. Madame de Lauzun avait arraché sa grâce au roi ; il sortait de la Bastille.

Dès qu’il fut entré, Leclerc courut à l’armoire de son cabinet, tremblant, inquiet, comme s’il se fût agi pour lui de son trésor.

Tout d’un coup, le flambeau qu’il tenait à la main roula à terre, et il s’écria d’une voix désespérée :

— On m’a volé ma vengeance !