Les oiseaux dans les harmonies de la nature/Partie 2/Chapitre 2
CHAPITRE II.
L’examen des oiseaux et de ce qu’ils ont de commun dans leur organisme, comme le bec et les ailes, nous a fait voir que ces animaux sont des régulateurs de l’élimination et par suite des agents essentiels de la production et qu’il est de notre plus grand intérêt de les protéger.
L’étude des industries particulières de quelques espèces et de leurs groupements principaux confirmera ce principe.
Elle exigerait, pour être complète, de très-grands développements, de nombreuses monographies d’espèces, des appréciations détaillées sur l’action de chaque groupe des espèces et le classement de ces groupes.
Mais nous avons donné comme exemple de monographie celle du héron gris. Dans une étude intitulée : Catalogue raisonné des oiseaux de la vallée de la Marne, nous présenterons une classification des oiseaux concordant avec nos principes de l’élimination et les considérations que comportent la division et l’action collective des groupes d’oiseaux.
Nous nous contenterons donc d’un exposé sommaire pour les dernières pages de cet ouvrage.
Résumons d’abord les raisons de notre classification.
Nous avons souvent cherché à savoir comment sont réparties dans la nature les industries des oiseaux, comment les efforts et les travaux d’une espèce se combinent et concourent avec ceux d’une ou de plusieurs autres espèces, de manière à produire un effet d’ensemble et à parfaire ainsi l’élimination d’une contrée, d’un champ, d’un végétal, d’un animal, etc. De la sorte, nous avons constaté l’existence de certains groupes principaux d’espèces d’oiseaux, qui, malgré des dissemblances apparentes, se comportent, se ramifient, sous le rapport des causes et des effets, comme les branches d’un arbre. L’ordre de ces groupements et des divisions qui en sont la conséquence, nous a semblé mieux que tout autre en rapport avec nos principes sur l’élimination, sur l’utilité et la protection des oiseaux.
Cette classification naturelle est du reste d’un enseignement facile et se prête à des applications très-pratiques.
Voyons en maintenant les principales divisions.
Le Créateur a pensé qu’en Europe 500 et quelques espèces, travaillant tantôt conjointement, tantôt alternativement, étaient suffisantes, et que, dans la vallée de la Marne, pour le travail alterné il en fallait 287.
Il est indiscutable qu’un gallinacé, un échassier, un palmipède, un passereau, un oiseau de proie, une perdrix, une bécassine, un canard, un pic et une chouette, ont des spécialités de travail fort différentes. Par induction, on doit conclure que chacune des 287 espèces a une spécialité nécessaire à l’équilibre des éliminations.
Pour le constater, il faudrait des recherches minutieuses et suivies qui n’ont pas encore été faites ; mais on peut être certain, par induction des faits connus, que plus la science avancera et plus cette vérité s’affirmera.
Pendant la saison de l’été, l’élimination — confiée aux oiseaux sédentaires — est accomplie par 139 espèces, dont 19 sont très-rares, 3 assez rares et 38 rares, ce qui représente environ une centaine d’éliminations principales.
Il est facile de comprendre que nous ne devons avoir en eux ni omnivore, ni univore, dans le sens rigoureux de ces mots, mais seulement des plurivores.
Chaque espèce d’oiseaux a, en effet, été chargée de veiller à l’élimination d’un nombre plus ou moins considérable de plantes et d’animaux. Il en est, comme le corbeau, dont les attributions sont très-étendues et que les auteurs ont appelés pour ce motif omnivores et d’autres, comme l’hirondelle, dont le rôle est très-circonscrit ; aussi, quand une gelée et un froid prolongé font disparaître les mouches dans les premiers jours de juin, il meurt beaucoup de jeunes hirondelles et même de vieilles.
Indépendamment de sa spécialité qui décuple ses forces et sa puissance, chaque espèce exécute certains travaux qui sont principalement réservés à d’autres, ce qui lui permet de les suppléer, quand ils n’accomplissent pas leur tâche, et en même temps de trouver, dans la variété des aliments, un des éléments de la santé, et, quand sa nourriture de prédilection vient à manquer, les dernières ressources de la vie. C’est ainsi que les granivores se nourrissent accessoirement d’insectes et que beaucoup d’entre eux en nourrissent leurs petits. C’est également ainsi que, pendant les neiges, les merles et les litornes trouvent, en mangeant les baies de nos jardins, le moyen de ne pas mourir.
D’après les recherches que j’ai faites, nous avons, dans la vallée de la Marne, 47 espèces de végétalivores, tandis que nous y possédons 240 espèces d’animalivores. Il est donc évident que les oiseaux ont été créés pour être surtout les régulateurs des éliminations animales, mais qu’une partie d’entre eux sont également des régulateurs des éliminations végétales.
Or, pour pratiquer leurs éliminations sur tous les points où elles deviennent nécessaires, très-vite et très-souvent, les végétalivores devaient être d’une taille relativement petite, et, par conséquent si, comme certains rongeurs, ils n’avaient principalement détruit que les tiges et les feuilles des plantes dans un lieu circonscrit, ils n’eussent accompli qu’une destruction insignifiante ; aussi n’y a-t-il que peu de grosses espèces, comme la grande outarde et l’oie sauvage, qui soient, dans nos pays, essentiellement herbivores.
Quelques-unes, comme le bouvreuil, ébourgeonnent les arbres, et ainsi ils deviennent déjà de plus grands destructeurs.
Mais c’est en s’attaquant aux graines que les végétalivores sont surtout des éliminateurs.
Les uns, comme le chardonneret, peuvent aller saisir les graines sur toutes les plus petites branches des plantes herbacées à haute tige.
D’autres, comme le bruant, cueillent les fruits des buissons.
Le gros-bec et le ramier saisissent et mangent les faînes et les glands.
Dans les bonnes années de glandée, quand sur chaque chêne il y a des milliers de glands, les passages et les stationnements des ramiers sont nécessaires ; des colombiens sont chargés d’éliminer les semences de la sauge, des vesces sauvages, du bluet, du gerzeau (nielle), et même les semences vénéneuses de diverses espèces d’ésules.
À la surface du sol, on trouve les grosses espèces d’oiseaux à pieds renforcés ; ils sont occupés au ramassage des graines et des fruits qui se trouvent à terre.
Ainsi que nous l’avons déjà dit, des éliminateurs de la plaine et des eaux reçoivent le concours d’un certain nombre d’autres oiseaux qui nichent, se tiennent et travaillent souvent dans les bois.
Ainsi se trouvent conciliés plusieurs intérêts.
Remarquons-le encore, les oiseaux exclusivement de plaine ont à lutter contre tous les ennemis de la gent ailée ; mais ils ont l’instinct de fuir dans les herbes, dans les buissons et de s’y cacher. Au contraire, les oiseaux de bois, granivores ou baccivores, comme le chardonneret et la fauvette, en allant en plaine trouvent les mêmes ennemis et, comme, en raison de leurs instincts et de leur organisme particulier, ils n’ont pas les mêmes moyens de défense, ils seraient bientôt sacrifiés, s’ils n’avaient pour ressources de retourner au bois pour y nicher et s’y percher ; aussi est-il avantageux pour attirer ces oiseaux, de planter des buissons, des arbres et des petits bois dans la plaine.
Enfin les bruants, les pinsons, les moineaux, etc., détruisent des insectes et entre autres les chenilles ; ils les recherchent surtout pour l’élevage de leurs petits, et presque tous les végétalivores mangent avec avidité les œufs des insectes ; le faisan se régale des œufs de la fourmi ; or, on réduit surtout les espèces en détruisant leurs œufs.
À ce sujet, ne doit-on pas se poser la question suivante :
Beaucoup de granivores n’ont-ils pas été surtout créés pour l’élimination des insectes ?
Nous avons vu que la plus grande partie des oiseaux, et surtout des plus petits, ont été chargés d’éliminer les insectes et même de régulariser et de parfaire ces éliminations, et que, en raison de la difficulté de leur tâche, ils ont été constitués d’une manière toute privilégiée.
Or, l’organisme de nos petits granivores est également combiné de manière à leur donner à la fois beaucoup de légèreté, d’agilité et de force, et il est probable que c’était plutôt pour assurer le succès de la chasse aux insectes que la cueillette des graines.
Il est incontestable qu’ils interviennent pour l’élimination des insectes et de leurs œufs un peu toute l’année, et presque complétement et entièrement à l’époque où les chenilles arrivent et débordent sur les feuilles, quand les vers, sous forme d’insectes parfaits, se montrent au grand jour.
On peut donc croire que ces granivores sont pour les insectivores ce que sont des chevaux de renfort pour l’attelage arrivé au pied d’une montagne.
Or, et de même qu’il fallait nourrir ces chevaux de renfort, quand l’attelage n’avait pas besoin d’eux, de même il faut entretenir ces granivores, quand les insectes ne sont pas accessibles.
Du reste, quand, en hiver, les oiseaux insectivores proprement dits sont partis dans le Midi et que, pendant quelques jours, le soleil réchauffe la terre, beaucoup d’insectes sortent de leurs retraites, et les granivores, comme le moineau, le pinson et le bruant jaune, se livrent à leur recherche et à leur chasse.
Il arrive ainsi qu’un granivore peut toujours rester au poste où il est, sans souffrir les difficultés de grands déplacements et sans craindre la famine.
Reste encore à savoir si, en mangeant une graine, une cerise douce, l’oiseau, qui devine la retraite de l’insecte beaucoup mieux que le chasseur celle du gibier, ne cherche pas souvent une graine, un fruit, pour avoir les insectes qui les rongent.
Ainsi que nous l’avons vu, les végétaux sont, fort heureusement pour nous, éliminés par des milliers d’espèces de petits animaux ; mais ceux-ci pouvaient devenir surabondants et nuisibles, et la plupart des oiseaux sont spécialement chargés de régulariser leur action.
Pour accomplir cette tâche, les oiseaux ont des aptitudes vraiment bien remarquables.
Le coucou peut se nourrir des chenilles les plus velues ; les chouettes, les ducs, les hérons avalent les mulots et les campagnols.
Ces diverses espèces ont l’estomac conformé de telle sorte qu’il leur est possible, en rejetant par le bec, et sous la forme d’une pelotte, les os, le poil et la plume des animaux mangés, de rendre leur digestion d’autant plus facile. Les harles rejettent également en pelottes les arêtes de leurs victimes.
Si les noctuelles et les petits mammifères se mettent en mouvement pendant la nuit, les engoulevents, les chouettes et les ducs les poursuivent et les atteignent. Le plus souvent les noctuelles, dans leurs retraites, et surtout leurs œufs, n’échappent pas à la recherche des oiseaux qui travaillent le jour.
Si les insectes et les petits animaux se tiennent sur le sol, la plupart des oiseaux peuvent s’en emparer.
Les plus rapides des diptères ne se dérobent pas à l’hirondelle ; les insectes qui se réfugient dans les fourrés des buissons y rencontrent les fauvettes. Certains petits animaux se cachent-ils dans les fissures de l’écorce des arbres, ils y sont recherchés par les grimpeurs, tels que la sitelle torche-pot et le grimpereau ; s’introduisent-ils dans le bois mort, les pics vont les y chercher ; d’autres s’enfoncent-ils dans les terres facilement pénétrables, ils y sont atteints par les échassiers au long bec du genre de la bécasse ; sont-ils dans les terres plus dures et accessibles seulement aux taupes, beaucoup d’oiseaux se mettent en embuscade et attendent qu’ils se montrent, pour les attraper.
Il est des oiseaux qui les sentent, quand ils ne sont qu’à une petite profondeur, et qui les déterrent ; c’est ainsi que les corbeaux freux (corvus frugilegus), au printemps, détruisent les vers blancs du hanneton qui rongent la racine des jeunes blés ; d’autres, comme le vanneau, frappent du pied la terre, pour effrayer les petits animaux qui s’y trouvent et pour les happer au moment de leur sortie.
En cela le vanneau agit comme le pic qui frappe de son bec le bois dans lequel se logent les coléoptères xylophages dont il se nourrit. Le pic-vert enfonce sa langue longue et visqueuse dans une fourmilière et la retire quand elle est couverte de fourmis, qu’il s’empresse d’avaler. La huppe opère ses fouilles dans des excréments de toute espèce.
D’autres petits animaux habitent-ils les eaux et les herbages marécageux, ils ont affaire à quelques échassiers et à beaucoup de palmipèdes qui courent à travers les herbages et qui nagent et plongent. La double macreuse plonge jusqu’à 10 mètres de profondeur, pour chercher sur les rochers sous-marins les petites coquilles qui s’y attachent.
Enfin certains insectes se retirent-ils dans les aspérités de la pierre, dans les crevasses des vieilles murailles, dans les excavations des rochers, il y sont traqués et atteints par l’hirondelle de fenêtre, le martinet noir[1], le troglodyte, le grimpereau de muraille (tichodrôme-échelette).
Ainsi, quel que soit le lieu où se réfugient les animaux de petite et de moyenne taille, ils rencontrent des oiseaux qui modèrent leur action.
Ce travail, que nos oiseaux sédentaires ne peuvent achever, est complété par les oiseaux de passage. Ceux-ci sont des vérificateurs qui font en général deux tournées par an et qui, après de minutieuses explorations, rectifient et complètent les éliminations entreprises par leurs congénères. Souvent encore, des oiseaux de passage, tels que les roitelets qui ne sont pas acclimatés dans nos pays, emploient la plus grande partie de leur hiver à accomplir sur les arbres verts que nous avons importés, un travail que nos oiseaux sédentaires n’ont pu faire, parce qu’ils n’ont pas cette spécialité.
Les oiseaux ne recherchent pas seulement les animaux qu’ils ont mission de détruire, mais encore et surtout leurs petits naissants, les larves et les œufs des insectes. Les mésanges, qui aiment beaucoup les œufs, s’appliquent à découvrir ceux que les insectes déposent dans les fissures de l’écorce des branches d’arbres, dans les mousses et les feuilles. Une mésange peut en un jour manger 10,000 œufs de papillon de médiocre grandeur. (Gloger, p. 43.)
La destruction des œufs d’insectes, dont beaucoup d’oiseaux, surtout ceux de petite taille, semblent spécialement chargés, est d’autant plus désirable que ces œufs se conservent malgré la rigueur de l’hiver et les températures les plus extrêmes. C’est ainsi qu’annuellement, dans notre région, les oiseaux dévorent des milliards de petits animaux de la classe des insectes.
« La mésange bleue », dit Gloger, « ne détruit pas moins de 200,000 insectes en une année.
« Une buse mange par jour au moins 16 souris, elle en consommerait ainsi par an au moins 6,000. On a quelquefois trouvé dans le jabot et l’estomac d’une buse 20 souris à la fois et même plus de 30 ». (Gloger, p. 16.)
« À la fin d’une journée, chaque hirondelle a ordinairement 200 à 250 insectes dans son estomac, et il est possible que ce nombre se renouvelle plusieurs fois dans la journée ». (M. Florent-Prévost.)
Le 18 mai 1870, de 4 heures 1/2 du matin à 7 heures 8 minutes du soir, j’ai vu deux mésanges bleues faire 459 voyages pour chercher et porter la nourriture à 10 petits âgés de six jours. Les père et mère ont ainsi fait, à eux deux, environ 45,900 mètres, et j’ai calculé que cette famille de mésanges avait détruit, en cette journée, de 1,000 à 1,200 insectes dont environ 400 chenilles.
Dans le bec d’un pic-vert qu’on venait de tuer, j’ai trouvé 52 œufs de fourmis, plus 76 de ces petits animaux.
Ainsi l’élimination des petits animaux est faite chaque jour par les oiseaux dans des proportions immenses. Si, par impossible, elle cessait, il en résulterait dans l’économie générale de la nature de grandes perturbations, d’autant plus que les oiseaux ne peuvent être suppléés, quand ils ont de grandes spécialités. Leur intervention en temps utile, et dans certains cas, a l’efficacité d’un secours qui arrive quand un incendie commence. Quelquefois des invasions d’insectes qui ne peuvent être arrêtées que par les épidémies, les influences extrêmes de la température et la famine, auraient pu être conjurées, si, au début de la multiplication anormale de ces insectes, il s’était trouvé assez d’oiseaux pour les décimer.
Si donc nous voulons seconder la nature et favoriser efficacement l’accroissement des richesses agricoles, il faut bien étudier le rôle de l’oiseau comme animalivore et proportionner au bien qu’il nous fait le respect que nous lui devons.
Si l’on étudie les plantes au point de vue du milieu dans lequel elles plongent leurs racines et de l’élévation de leurs tiges, on voit qu’elles sont essentiellement terrestres ou aquatiques, que les unes sont arborescentes et les autres herbacées, que ces dernières sont à basse ou à haute tige. De plus les arbres, soit à cause de la nature du sol, soit parce que l’homme arrête leurs envahissements, forment des masses que l’on nomme bois et forêts et laissent ainsi des espaces également distincts aux plantes herbacées de la plaine et des eaux.
Ces groupes principaux de végétaux ont donné lieu à des groupes correspondants d’oiseaux ; c’est ainsi que nous avons les oiseaux spéciaux de la plaine, des bois, des eaux et des habitations.
Dans la plaine, c’est-à-dire sur le sol, qui n’est couvert ni d’eau, ni d’arbres, mais de plantes herbacées dont la plupart sont à basse tige, la tâche des éliminateurs est facile autant que possible ; aussi la plaine n’a-t-elle besoin que d’un nombre relativement restreint d’oiseaux, et de nos 287 espèces n’en a-t-elle que 34, dont 21 sédentaires et 13 de passage.
Mais, et par cela même que l’accès des plantes de la plaine est facile, des oiseaux des bois et des eaux peuvent aisément prêter leur concours aux oiseaux de la plaine. Ils devaient surtout intervenir, et ils interviennent quand, en raison de certains obstacles, les travailleurs de la plaine sont eux-mêmes empêchés.
Une trentaine d’espèces de granivores des bois sont même exclusivement chargés d’éliminer les graines sur les plantes à haute tige, et beaucoup d’oiseaux de marais et d’eau se transportent dans la plaine partout où l’eau tombe, court et stationne.
La régularisation des éliminations de la plaine comprend environ 20 industries principales.
Il y en a beaucoup plus dans les forêts, et cela se comprend : indépendamment des feuilles qui se renouvellent annuellement, sur les plantes vivaces herbacées et sur la plupart des plantes ligneuses, les arbres ont un corps relativement volumineux, compacte, composé du bois, du liber et de l’écorce, qui dure en général longtemps et qui, par suite, donne lieu à des éliminations d’une nature particulière. Pour les pratiquer, il faut donc avoir certaines spécialités d’instinct et d’outillage, et, par exemple, voleter dans le fourré, se percher, se pencher, se cramponner et même quelquefois grimper.
Aussi, nous avons, dans les bois, environ 83 espèces de sédentaires, tandis que, dans la plaine, il n’y en a que 21 et sur les eaux 29.
Dans la végétation des eaux, nous ne trouvons, comme dans la plaine, que des plantes annuelles ou bisannuelles ; mais elles ne sont pas facilement abordables comme celles de la plaine, et, pour leur élimination, les oiseaux ont par suite besoin de modes particuliers de locomotion : de la patte longue pour les terres boueuses, et de la patte palmée pour la pleine eau.
De plus, les pluies, les neiges et les gelées subites ou prolongées de l’hiver, rendent plus ou moins, selon la latitude et l’altitude des lieux, difficiles les éliminations, et nécessaires les déplacements longs et fréquents.
De là, tant d’échassiers et de gallinacés qui ne sont, dans notre vallée, que de passage irrégulier ou accidentel, 75 sur 124 espèces de nos oiseaux d’eau.
Quelques oiseaux ont été créés pour pratiquer l’élimination autour des maisons dans lesquelles et près desquelles sont accumulés certains produits de la terre et vers lesquelles accourent les petits animaux qui sont des éliminateurs de ces produits, comme le moineau domestique et la chouette effraie. Ces espèces d’oiseaux sont peu nombreuses ; mais c’est surtout près des eaux que l’on bâtit, on ne construit jamais sans former un jardin, sans faire des plantations d’arbres, et il s’ensuit bientôt que les habitations sont entourées d’oiseaux de plaine, de bois et d’eau.
Il est de principe que l’élimination ne doit pas être moins permanente que la production. Aussi, dans notre vallée, les oiseaux comme les insectes, les mammifères et les poissons appliquent-ils et proportionnent-ils constamment leurs éliminations à la variété et à l’abondance de la production.
Pour l’accomplissement et la régularisation de ce travail, nous avons des oiseaux sédentaires et des oiseaux étrangers qui, à certaines époques, viennent prendre part aux travaux des sédentaires.
Cette répartition des travailleurs ailés, si favorable à la production de notre vallée, n’est qu’une fraction ou partie de combinaison d’une répartition beaucoup plus générale et essentielle à la régularisation des éliminations dans l’Europe et dans l’Afrique.
En effet, en raison de son organisme, l’oiseau n’eût pu, quand viennent la disette et la gelée de l’hiver, s’enfoncer en terre et s’engourdir comme les insectes ; d’un autre côté, le privilége qu’il a de voler lui rend faciles les plus grands déplacements. Il était donc naturel d’utiliser la rapidité de cet agent, non-seulement pour les éliminations qui nécessitent de fréquents déplacements dans une même contrée, mais encore pour celles qui exigent des voyages de long cours.
C’est ainsi que la plupart des oiseaux du Nord, quand l’hiver vient, descendent en France, en Algérie, en Guinée, et même quelques-uns dans le sud de l’Afrique, pour revenir au printemps dans leur pays natal.
Le besoin, de la part des oiseaux de passage, de pousser des explorations sur de grandes surfaces, quand le moment est favorable, afin de déterminer, d’après la saison et le temps, quels doivent être les lieux les plus propices aux passages et aux stations, nous amène aussi en automne, en hiver et au printemps, quelques oiseaux de l’Orient, du Midi et de l’Océan.
L’oiseau ne stationnant que là où il trouve une nourriture facile, c’est-à-dire là où il y a surabondance, il s’ensuit que, dans notre vallée, comme partout, au moment où une partie des sédentaires est elle-même éloignée pour ses migrations, les éliminations sont parfaitement régularisées.
Une centaine, tel semble être, avons-nous dit, le nombre des industries principales et distinctes aux époques où l’élimination est en pleine activité.
En effet à l’automne, les migrations hivernales dans le Midi d’oiseaux plus ou moins nombreux, appartenant à 130 environ de nos 139 espèces sédentaires ; l’arrivée, les passages et les stations variées et le plus souvent alternées de 147 espèces des parties septentrionales, orientales, méridionales et occidentales de l’Europe, se combinent de telle sorte que ce chiffre de la centaine est toujours atteint.
À certains moments de l’automne et du printemps, nous avons beaucoup plus de cent espèces d’oiseaux ; mais presque toutes viennent plutôt continuer, par des procédés un peu différents, le travail interrompu par le départ de nos sédentaires, qu’en accomplir un nouveau.
Avec les rigueurs de l’hiver, les travaux de l’élimination diminuent très-sensiblement. Pendant les gelées et les neiges, je n’ai constaté qu’un très-petit nombre d’espèces.
C’est grâce à cette répartition de travaux, opérés, d’après les saisons et les jours, par nos sédentaires et nos voisins souvent éloignés, que les éliminations se régularisent et s’équilibrent aussi bien dans les grandes régions qui nous avoisinent que dans la nôtre.
On s’explique que, parmi les oiseaux sédentaires et ceux de passage, il y en ait de communs et de rares. Ceux dont les services sont le plus nécessaires sont les plus communs. Les plus rares sont ceux qui ont leur centre d’action dans des contrées plus ou moins éloignées de la nôtre et qui quelquefois viennent simplement rayonner jusque dans nos pays.
Les oiseaux sont rares ou communs par rapport, soit à une contrée tout entière, soit à l’une de ses parties, soit relativement au nombre moyen de chaque espèce d’oiseaux. C’est le plus souvent dans la première acception que nous employons ces expressions.
Comme on l’a vu, la classification de notre catalogue a pour bases les considérations qui se rattachent au travail des oiseaux.
Cependant, il faut le reconnaître, cet animal est également utile, quand, par sa beauté, son chant, la grandeur de ses instincts, il fait briller certaines vérités des enseignements de la nature, quand, étant assurés les services de cet enseignement et ceux de la production agricole, il nous fournit pour notre nourriture une chair appréciable en poids et en qualité.
Ainsi, parmi les oiseaux qui nous rendent des services, nous en avons qui nous sont utiles les uns comme serviteurs, d’autres comme gibier.
Quelques-uns sont nuisibles relativement au temps et au lieu où nous vivons.
De là, la distinction en oiseaux utiles, serviteurs ou gibier, et en oiseaux dits ou déclarés nuisibles.
Nous nous sommes tellement étendu sur tout ce qui se rattache à cette division, qu’il nous suffit ici de la rappeler et de la formuler.
Nous venons de voir à quels groupements d’oiseaux ont donné lieu les genres principaux des plantes, des animaux et des éliminations. Dans notre catalogue des oiseaux de la vallée de la Marne, nous ajouterons à ces divisions les subdivisions qu’elles comportent, et nous trouverons encore que cette classification si naturelle offre de grands avantages, quand il s’agit d’étudier l’utilité de l’oiseau, et que de plus elle facilite la vulgarisation de la science.
Est-ce à dire que les classifications adoptées pour l’enseignement public sont à délaisser ? Par des études profondes on peut en faire sortir de grandes lumières.
Ainsi, et je ne saurais trop le répéter, je suis pénétré de respect et de reconnaissance pour les savants ornithologistes qui nous ont ouvert, et pour ceux qui nous ouvrent encore aujourd’hui la carrière ; mon seul but est de vulgariser leurs travaux, de manière que leurs doctrines puissent facilement prendre place dans l’enseignement primaire et secondaire, dans les loisirs des hommes d’étude, dans l’esprit des cultivateurs, des forestiers, des chasseurs, des membres des conseils généraux.
Je me suis donc préoccupé de ne pas créer d’embarras nouveaux à ceux qui ont adopté plus ou moins complétement les classifications des auteurs, et particulièrement la classification de M. Gerbe. Voici les procédés que j’ai employés et les raisons qui m’ont déterminé.
Les classifications les plus généralement adoptées dans la science ont surtout été établies d’après les principales affinités physiques ; par cela même elles ont l’avantage de reposer sur des signes sensibles, visibles ; et, comme des rapports intimes existent toujours entre la cause et l’effet, entre l’outillage et le travail produit, elles peuvent servir de base, soit directement soit indirectement, aux groupes dont il faut parler pour exposer certaines considérations générales.
Cependant si les hommes les plus compétents n’ont pas composé la classification qui est désirable au point de vue des applications usuelles de l’ornithologie, parce que cette opération est fort difficile, comment cette tâche sera-t-elle abordée par de simples amateurs ?
Le groupement des oiseaux, quant à l’outillage du bec, des pattes, etc., est nécessaire, il aide à expliquer et fait ressortir la nature et l’importance de leurs travaux, et nous classons aussi les oiseaux d’après leurs principales affinités physiques ; mais nous n’admettons ces divisions que comme secondaires. Nous avons surtout tenu à conserver les cinq grandes classes connues sous le nom d’oiseaux de proie, passereaux, gallinacés, échassiers, palmipèdes.
1o Le groupe des palmipèdes est fondé sur une certaine conformité des pieds. Cette ressemblance est pour ces oiseaux un signe d’unité en ce qui concerne le lieu de leurs travaux et le mode de locomotion qui leur convient ; mais ce n’est pas un signe d’unité en ce qui concerne la nature du travail, la valeur que ce travail donne à l’oiseau et la protection qui en est la conséquence. Ainsi, parmi les canards, il y a des herbivores et des insectivores.
La sterne épouvantail est un émoucheur, et le stercoraire est un piscivore.
2o Le groupe des échassiers est basé sur une autre ressemblance du pied. Ce classement est légitime, si l’on considère seulement la locomotion que nécessitent la chasse et la pêche et les lieux où elles s’exercent ; cependant ces longs pieds ont des usages différents. Les uns, minces et grêles, servent à l’oiseau pour pénétrer dans les herbages aquatiques et dans la boue et y exercer l’industrie de la chasse aux insectes et aux poissons. Les autres, forts et robustes, sont faits pour donner de la vitesse à la course. Cette vitesse est indispensable non-seulement pour la chasse aux insectes, mais aussi pour la recherche difficile des herbes et des graines, peu abondantes dans les terrains arides. En sorte qu’on trouve parmi les échassiers des oiseaux serviteurs et des oiseaux gibier, des animalivores, des végétalivores, des oiseaux qui sont très-diversement utiles et qui doivent être l’objet d’une protection différente.
3o La classe des gallinacés est fondée sur le développement des parties charnues de l’oiseau et sur la forme du bec et des ongles destinés à gratter la terre.
Cette classe est une des plus naturelles ; elle met en relief le genre d’utilité de ces espèces et se prête à toute exposition des principes relatifs à la protection qui leur est due ; aussi, elle se confond dans notre groupe d’oiseaux gibier ; mais les gallinacés ne sont pas les seuls de ce groupe : les canards et les outardes doivent être rangés aussi dans cette catégorie.
4o Une classe encore très-naturelle est celle des oiseaux de proie. Elle a pour base l’ardeur poussée jusqu’à la rapacité dans la chasse aux animaux de petite et de moyenne taille, ce qui occasionne quelquefois une destruction trop grande et rend malfaisants quelques-uns de ces rapaces, qui, pour cette raison, entrent dans le groupe des oiseaux nuisibles. Ils ont, comme outillage, un bec et des ongles qui leur facilitent la besogne.
5o Les passereaux, ainsi que le nom l’indique[2], sont astreints, pour leurs recherches et leurs travaux, à des marches rapides et multipliées ; aussi, la plupart sont chasseurs ; quelques-uns sont des granivores ; mais il leur faut une grande agilité pour l’élimination dont ils sont chargés et pour faire au besoin la chasse à l’insecte. Les passereaux font donc naturellement partie de nos oiseaux serviteurs.
En vérité, l’oiseau se distingue des autres animaux en ce qu’il a été doté de presque tous les moyens de la locomotion animale. Il peut marcher, même dans la vase, sauter, courir, grimper, nager, plonger et voler. Le mouvement, sous ces diverses formes, exerce une grande influence sur la nature de son travail ; ces raisons ont sans doute compté pour beaucoup dans la détermination des auteurs quand ils ont composé les classes des passereaux, des échassiers, des palmipèdes et même des oiseaux de proie.
Seuls, les gallinacés sont groupés au point de vue de la chair qu’ils produisent pour notre nourriture.
Cette division des oiseaux en cinq classes principales a donc l’avantage de s’appuyer sur des ressemblances extérieures et sur les modes généraux de la locomotion.
Le principe de cette classification est si rationnel qu’il a également servi à distinguer les oiseaux des autres animaux. Aristote, Pline, Elien, Scaliger ont pris le vol seul pour base de leur détermination caractéristique.
Les étymologies des noms donnés à l’oiseau prouvent qu’en créant ces noms on s’est également préoccupé de déterminer cet animal par les traits qui le distinguent le plus dans le mouvement des forces terrestres.
Le mot oiseau vient d’avicellus, que, dans la basse latinité, on a formé d’avis. Ce dernier mot a lui-même pour racine le sanscrit AB Amb, qui signifie aller, se mouvoir, résonner.
Volucris qui, en latin, signifie aussi oiseau, vient de volucer, rapide, volare, voler. C’est encore de volare qu’est venu le mot volaille.
Ὄρνις et πετεινός ou πετηνός, nom que l’oiseau porte dans la langue grecque, viennent, le premier de ὄρνυμι, mouvoir, pousser, se mouvoir, s’élancer, le second de πέτομαι, voler.
En hébreu, oph signifie oiseau, et voler et couvrir de ses ailes. Vogel, nom donné en Allemagne à l’oiseau, a une grande analogie avec fliegen, voler, fliehen, fuir, fugio, je fuis. Tous ces mots ont pour racine le sanscrit vakk, aller, se mouvoir, d’où est encore sorti le mot latin vacillare, vaciller, être sans cesse en mouvement.
La dénomination de certains genres secondaires et de quelques espèces accuse la même préoccupation.
Chacun a fait cette remarque à l’occasion du genre des grimpeurs, de l’espèce du hochequeue, etc.
On peut également la faire au sujet de nos meilleurs voiliers, des faucons, des hirondelles et des colombes, ainsi que le prouve l’étymologie de leurs noms.
Faucon viendrait de falcati (faucheur), parce que le faucon doit une partie de la puissance du vol à la conformation de ses ailes qui ont la forme arquée, aiguë et légère de la faulx.
Hirondelle a pour étymologie hiare (bâiller), et unda (ondoyer), ce qui signifie ouvrir le bec en ondoyant dans l’air.
Colombe dérive de κόλυμϐος (plongeur), sans doute à cause des évolutions gracieuses et variées que la colombe forme dans les airs.
Pour toutes ces raisons, nous avons eu à cœur de conserver les cinq classes consacrées par la science.
Nous avons aussi conservé d’abord les genres formés d’après la ressemblance générale des espèces : ainsi l’hirondelle, l’alouette, la fauvette, etc., et ensuite plusieurs genres établis sur quelques affinités principales, comme les grimpeurs ; enfin, autant que possible, les rapprochements de ces genres.
Je me suis contenté de changer, dans une certaine mesure, l’ordre dans lequel les auteurs ont placé ces genres et les espèces qu’ils comprennent, de manière à les faire concorder avec les divisions principales et secondaires que j’ai créées dans le but de faciliter l’énonciation des vérités communes à certains oiseaux au point de vue de leur utilité. J’ai pensé que, de la sorte, mon but serait suffisamment atteint sans qu’il en résultât un désordre très-sensible dans la classification des auteurs.
Dans mon Catalogue des oiseaux de la vallée de la Marne, je donnerai les raisons de toutes mes divisions principales et secondaires et de leur enchevêtrement dans les divisions des auteurs.
- ↑ Par des cris stridents et en frappant de ses ailes les murailles, il épouvante des insectes qu’il force à voler, et il les happe aussitôt qu’ils sont saisissables.
- ↑ D’après mon savant ami, M. Vincelot, que la science vient de perdre (Les noms des oiseaux expliqués par leurs mœurs, p. 132), le mot passereau, comme le latin passerulus (Pline), est le diminutif de passer, passeris ; il a la même racine que passus, pas, d’où est venu le verbe de la basse latinité passare, passer, signifiant : aller d’un endroit à un autre sans s’y fixer longtemps.