Les périodes végétales de l’époque tertiaire/14

La bibliothèque libre.

LES PÉRIODES VÉGÉTALES
DE L’ÉPOQUE TERTIAIRE.

(Suite. — Voy. p. 170, 186 et 259.)
§V. — Période pliocène.

Pour bien juger des grandes scènes qui se déroulaient à l’intérieur des terres, il faut remonter au fond de l’ancien golfe et gravir, au delà de Lyon, les premiers escarpements du sol pliocène. Les eaux douces sourdent de toutes parts ; elles jaillissent du haut des pentes et forment des cascades sur la lisière immédiate ou sous l’ombre même des grands bois, fréquentés par les cerfs, les mastodontes, les tapirs, maîtres incontestés de ces solitudes. L’homme y existe peut-être déjà, mais il est si timide, il choisit avec tant de soin pour demeure les lieux écartés et d’un accès difficile que ses traces nous échappent.

Les Dinothérium se sont éclipsés depuis longtemps, mais les premiers éléphants, les premiers chevaux, les rhinocéros à larges narines errent çà et là, tandis que l’ours (Ursus arvernensis), l’hyène pliocène et un terrible carnassier, le Machairodus, rôdent pour chercher leur proie ; tâchons de recomposer le paysage, les masses végétales qui servaient d’abri à ces animaux et fournissaient leur nourriture à la plupart d’entre eux. Les calcaires concrétionnés de Meximieux permettent d’esquisser ce tableau. Les eaux incrustantes de la localité pliocène, non pas découverte, mais explorée pour la première fois avec intelligence par M. Faisan, étaient couronnées de plantes qui se penchaient sur elles, entourées de grands arbres qui ombrageaient leur cours ; elles traversaient de puissantes forêts dont les dépouilles entraînées par les flots rapides ont laissé dans la roche eu voie de formation l’empreinte fidèle de leurs diverses parties : feuilles, fruits, fleurs, rameaux, hampes, folioles éparses et parfois des tiges ou des branches entières.

La forêt de Meximieux ressemblait à celles qui font encore l’admiration des voyageurs, dans l’archipel des Canaries. Ce sont, en partie au moins, les mêmes essences qui reparaissent, en tenant compte de la richesse plus grande dont la localité pliocène garde le privilège. Pour émettre à son égard une juste appréciation, il faut joindre aux Canaries l’Amérique du Nord, à l’Europe moderne l’Asie caucasienne et orientale, et recomposer, au moyen des éléments empruntés à ces divers pays, un ensemble qui donnera la mesure exacte de la végétation qui couvrait alors le sol aux environs de Lyon.

Beaucoup de ces plantes étaient des essences purement forestières et sociales ; on distingue parmi elles : une taxinée, Torreya nucifera, maintenant japonaise ; un chêne vert, Quercus prœcursor Sap., presque semblable au nôtre, si l’on consulte les variétés aux plus larges feuilles du Q. ilex L. ; plusieurs laurinées canariennes ou américaines (Laurus canariensis Webb, Oreodaphne Heerii Gaud., Apollonius canariensis Webb, Persea carolinensis, etc.) ; un tilleul, Tilia expansa Sap. et Mar. (fig. 1), certains érables (Acer opulifolium pliocenicum, Acer lœtum C. A. Mey.), dont l’un se retrouve en Asie, tandis que l’autre a persisté sur le sol de l’Europe ; un noyer, Juglans minor Sap. et Mar., etc. Parmi les arbres d’une taille moins élevée, il faut mentionner des houx (Hex canariensis Webb, Hex Falsani Sap.) ; et parmi les arbustes, un Daphne, D. pontica D. C., maintenant réfugié dans l’Asie Mineure et en Thrace ; un buis, Buxus pliocenica, Sap. et Mar., à peine différent du nôtre, et enfin plusieurs viornes (Viburnum pseudo-tinus Sap., V. Rugosum Pers.), dont l’une au moins se retrouve aux îles Canaries (fig. 3).

Les arbres qui suivaient de préférence le bord des eaux courantes ou se pressaient dans leur voisinage comprenaient, avec notre peuplier blanc, Populus alba pliocenica, le platane, le magnolia et le tulipier, à peu près tels que les possède l’Amérique, mais avec des nuances différentielles, d’autant plus curieuses qu’elles sont reconnaissables, bien que peu sensibles. La catégorie des plantes sarmenteuses comptait une clématite et une Ménispennée (Cocculus) d’affinité nord-américaine.

Fig. 1. — Espèces caractéristiques des tufs pliocènes de Meximieux.
1. Oreodaphne Heerii Gaud. — 2, 3. Laurus canariensis Webb, base et terminaison supérieure d’une feuille. — 4, 5. Tilia expansa Sap. et Mar. — 4. Fruit, grand, nat. — 5. Fragment d’une feuille.

Notre laurier-rose, presque semblable à ce qu’il est maintenant, et un grenadier (Punica Planchoni Sap.) particulier à l’Europe pliocène, mais peu éloigné de celui que la culture nous a transmis, servaient aux eaux de ceinture immédiate. Près d’elles encore, le Glyptostrobus tertiaire, G. europœus, dont on a recueilli jusqu’aux cônes, survivait comme un souvenir de l’âge antérieur ; mais on ne saurait passer sous silence un bambou, B. Lugdunensis Sap., de taille médiocre (fig.4), dont les nombreuses colonies surgissaient partout le long des berges humides. Aux rocailles des cascatelles étaient attachées deux fougères remarquables dont l’une, Adiantum reniforme L., répandue entre les tropiques, ne dépasse plus aujourd’hui l’archipel des Canaries dans la direction du nord, tandis que l’autre, Woodwardia radicans Cav., également canarienne, s’avance sporadiquement jusqu’aux Asturies et jusqu’auprès de Bologue. Ces deux fougères étaient elles-mêmes représentées, lors du miocène, par deux formes auxquelles Unger a appliqué la dénomination d’Adiantum renatum et de Woodwardia Rœsneriana. On voit que les éléments de filiation des plantes vivantes par celles des temps géologiques n’échappent pas toujours à l’analyse et qu’il est maintenant difficile de ne pas admettre que la plupart de nos espèces n’aient eu leur raison d’être et leur point de départ ancestral au sein des périodes antérieures. On conçoit en même temps que les termes généalogiques deviennent d’autant plus vagues et d’autant plus obscurs, que l’on s’efforce de remonter plus loin dans le passé.

Fig. 2. Espèces caractéristiques des tufs pliocènes de Meximieux.
1, 2. Glyptostrobus europæus Hr. : 1, rameau ; 1a, fragment du même, grossi. — 2. Strobile. — 3. Torreya nucifera Lar. ; brevifolia Sap. et Mar. : 3a. feuille grossie. — 4. Torreya nucifera actuel, rameau figuré comme terme de comparaison. — 5, 6. Wodwardia radicans L., deux fragments de fronde. — 7, 11. Punica Planchoni, Sap., 7 et 8, deux feuilles ; 9 et 10, boutons à fleurs avant leur épanouissement ; 11, a, b, c, d, e, f, plusieurs autres boutons de la même espèce, vus dans diverses positions.

À l’époque où vivaient en France le Mastodon dissimilis, Jourd, et le Tapirus arvemensis, l’ancienne Adriatique lyonnaise, déjà aux deux tiers délaissée par la mer qui se retirait vers Avignon et Beaucaire, était jalonnée, du côté de l’Ardèche et du Vivarais, et plus loin dans la Haute-Loire, le Cantal et le massif auvergnat, par une double ou même par une triple rangée de volcans, dès lors en pleine activité. Les bouches éruptives de cette région, si longtemps tourmentée et dont les dernières convulsions ensevelirent sous la cendre les hommes de la Denyse, suivirent avant de prendre la forme des volcans actuels une marche graduelle et un développement dont les études de M. B. Rames, d’Aurillac, ont contribué à faire connaître les progrès.

Ce furent d’abord des symptômes précurseurs, des eaux thermales, des mouvements oscillatoires, des fractures et des soulèvements partiels agitant une contrée et un sol généralement primitifs et qui depuis l’origine des terrains étaient demeurés émergés, dans un calme profond. C’est alors, et à la suite de ces manifestations initiales des forces intérieures que s’établirent les premiers lacs, bientôt suivis des premiers épanchements de basalte.

Les dépôts lacustres qui succédèrent à l’apparition du vieux basalte ont offert à M. B. Rames, dans le Cantal, des ossements d’Amphicyon, de Machairodus, le Mastodon angustidens, le Dinothérium giganteum et les Hipparion, indices qui nous placent sur l’horizon du miocène supérieur du Mont-Liberon et de Pikermi. Ensuite vinrent des basaltes plus récents (basalte porphyroïde) et les premiers conglomérats trachytiques. Le relief se prononçait de plus en plus, mais le volcan proprement dit n’était pas encore constitué ou du moins n’existait qu’à l’état d’ébauche. La contrée, déjà accidentée et montagneuse, était partout couverte de profondes forêts dont la composition variait suivant l’altitude et la direction. Les revers nord des escarpements différaient à cet égard des pentes tournées vers le sud. La vie végétale, comme la vie animale, avait acquis un degré de splendeur et de force qu’il lui a été rarement donné d’atteindre. C’est alors que de nouvelles éruptions de trachyte, de basalte, puis de phonolithes et finalement de laves se firent jour, alternant selon les lieux et tendant à concentrer les forces expulsives sur un point déterminé. C’est ainsi que s’établirent à la longue les cratères permanents, fonctionnant soit passagèrement, soit à demeure, à la façon de ceux qui surmontent les cônes volcaniques actuels. C’est surtout en Auvergne que l’on observe des modèles de ces derniers, qui se rapportent évidemment à la plus récente période du tertiaire ; quelques-uns de ces cratères sont à peine égueulés. Le volcan de la montagne du Cantal est plus ancien que ceux-ci : bien que le cône de déjection qui surmontait la masse actuelle, à l’époque de sa plus grande activité plutonique, ait plus tard disparu, le cirque ou entonnoir central d’où furent vomis les phonolithes, les trachytes et le dernier basalte est encore visible, bien que ses remparts soient en partie effondrés et que ses flancs aient été ravinés par les courants postérieurs de la période glaciaire.

Fig. 5. Espèces caractéristiques des tufs pliocènes de Meximieux.
1. Liriodendron Pocaccinis Ung. — 2. Acer opulifolium pliocenicum. — 3. Acer lœtum (C. A. Mex.) pliocenicum. — 4, 5. Nerium oleander (L.) pliocenicum, deux feuilles, l’une vue par la face supérieure (4), l’autre par la face opposée (5). — 6. Viburnum rugosum (Pers.) pliocenicum, feuille vue par la face supérieure. — 7, 8. Buxus pliocenia Sap et Mar. ; 7, feuille ; 8, fruit vu par côté en a et par-dessous en b. — 9. Ilex Faluani Sap., feuille vue par-dessus. — 10-12. Juglans minor Sap. et Mar. ; 10, sommité d’une feuille ailée ; 11, noix vue par côté ; 12, même organe vu par-dessous.

En Auvergne et dans le Velay, ce sont les tufs ponceux et les conglomérats trachytiques ou trassoïtes, formes aux dépens des roches éruptives remaniées, qui comprennent une multitude d’empreintes végétales, appartenant à divers niveaux successifs de la série pliocène.

Près du Puy, MM. Aymard et Haydes ont encore recueilli de nombreux débris de plantes dans une marne à tripoli grisâtre, observée non loin de Ceyssac. Dans le Cantal, la flore pliocène la plus riche est due aux recherches de M. B. Rames, qui l’a exhumée des cinérites, c’est-à-dire des cendres d’origine éruptive, remaniées, cimentées et stratifiées par les eaux, probablement par l’effet des précipitations aqueuses qui précèdent ou accompagnent les coulées de matières en fusion.

Fig. 4. — Espèces caractéristiques des tufs pliocèues de Meximieux.
1. Adiantum reniforme L. — 2-4. Bambusa lugdunensis Sap. ; 2, fragment de tige adulte ; 3, 4, feuilles. — 5, 6. Quercus præcursor Sap. ; 5, feuille ; 6, gland dépouillé de son enveloppe.

Ces phénomènes, d’une grande violence, eurent pour conséquence d’entraîner la chute d’une foule d’arbres dont les troncs couchés se montrent à l’état de moule creux, disposés dans un véritable désordre. Les branches, les tiges, les rameaux furent recouverts ; le sol jonché d’un lit de feuilles et d’une quantité de menus organes disparut sous un amas de cendres qui reçut l’empreinte de tous ces objets, même des plus délicats. La roche ainsi reconstituée et ensuite durcie nous les a fidèlement transmis, dans l’état où chacun d’eux se trouvait au moment de la catastrophe, réalisant au profit de la science les merveilles d’un Herculanum végétal qui n’a pas dit son dernier mot. La présence du bambou de Meximieux et les indices tirés des études stratégraphiques de M. B. Rames permettent de croire que les forêts pliocènes du Cantal étaient à peu près contemporaines de celles des environs de Lyon. Il ne faut donc pas s’étonner de voir reparaître ici les mêmes érables, le même tilleul, ainsi que certaines espèces franchement miocènes, comme le Grewia crenala Hr., le Zygophyllum Bronnii (Ulmus Bronnii Ung.) Sap., et le Sassafras Ferretianum Massai., de Senigaglia. Mais une foule d’indices, aussi curieux qu’inattendus, nous avertissent que nous sommes ici placés sur un sol montagneux et que nous remontons à travers des pentes boisées, jusqu’à une altitude suffisante pour admettre une végétation différente de celle des vallées inférieures. N’oublions pas que c’est justement cette dernière que la plage de Vaquières et les abords des cascatelles de Meximieux nous ont fait entrevoir. Les cinérites du Cantal vont nous introduire à leur tour au sein d’une flore revêtue d’un autre caractère et plus appropriée aux escarpements sous-alpins auxquels elle servait de couronnement. Cte G. de Saporta
Correspondant de l’Institut.

La suite prochainement. —