Les peaux noires : scènes de la vie des esclaves/1

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Michel Lévy frères (p. iii-viii).

Ce volume est le quatrième d’une série de travaux que j’ai entrepris sur la vie domestique et politique du Nouveau-Monde.

Mes précédents ouvrages sur ce sujet sont : les Femmes du Nouveau-Monde ; — les Deux Amériques ; — les Peaux-Rouges, scènes de la vie des Indiens. — Au volume que voici, succéderont : — Les Peaux-Blanches ; — les Portraits des hommes d’État américains ; — les Chroniques du Nouveau-Monde.

Je ne mets aucune complaisance vaniteuse à rappeler ici les titres d’ouvrages, sans doute oubliés, et à énumérer ceux que je me propose de publier ; mon but est d’éclairer le lecteur sur l’intention de ces livres qui constituent une œuvre de patience et de conscience à la fois. Je m’attends à ce que le public n’y trouve rien de plus.

Le lien qui existe entre les ouvrages déjà publiés et qui les unira tous est plus réel qu’apparent peut-être.

La société du Nouveau-Monde est multiple et multicolore ; les races qui la composent ne sont pas seulement soumises aux influences d’un état politique variable selon les latitudes, elles subissent en même temps et avant tout les influences de la couleur de la peau.

La vie politique et la vie domestique des pays d’outre-mer se ressent donc profondément de cette étrange différence entre des visages plus ou moins foncés. Du nord au sud, de l’ouest à l’est de ce vaste hémisphère, par quelque côté qu’on y aborde, île ou terre ferme, le premier spectacle qui frappe l’esprit est cette délimitation entre les races, ayant chacune ses mœurs, ses habitudes, ses antipathies, ses préjugés, ses superstitions, et vivant isolément dans le même milieu ; c’est à la longue qu’on aperçoit les chaînes qui les rattachent, et qu’on reconnaît le point où leur existence se confond et devient une.

C’est ce qui explique comment, tout en voulant peindre dans des ouvrages séparés ces mœurs diverses, j’ai mêlé forcément en des actions communes ces deux races antipathiques l’une à l’autre : la race des blancs et celle des noirs, destinées à vivre côte à côte, en haine et en guerre, et se donnant cependant, chaque jour, des témoignages réciproques d’affection et de dévouement.

Dans le volume intitulé les Femmes du Nouveau-Monde, à part quelques récits que je rétablirai plus tard dans leur cadre véritable, j’ai indiqué les bases exactes de la société américaine ; le thème choisi me permettait de pénétrer plus avant dans les délicatesses de la vie privée, et de mettre davantage en lumière les éléments qui rapprochent les deux races par l’éducation et par des sentiments nés de leur antagonisme même.

Ces causes de sympathie et de discorde se retrouvent plus développées et plus indiquées dans les Peaux-Noires et dans les Peaux-Blanches. Les luttes de la vie domestique américaine se produisent là sous la forme du drame. J’y ai tâché du moins.

Ces trois ouvrages se lient aux autres par des points que je dois indiquer. La politique des États du Nouveau-Monde se compose de deux éléments essentiellement contradictoires : — la Liberté, — l’Esclavage, — et qui pourtant s’allient merveilleusement dans cette société qu’on ne connaît et qu’on n’apprécie bien qu’après l’avoir longtemps pratiquée, et y avoir vécu, en dehors de tous préjugés et de tout parti pris.

Les Deux Amériques sont le tableau et l’histoire, de la vie politique de ceux des peuples du Nouveau-Monde qui se sont élevés au rang de nations, plus particulièrement les Américains du Nord. J’ai exposé dans ce livre tous les faits qui ont contribué à assurer la liberté aux États-Unis, et à rendre ce pays, même avec les écarts et les extravagances qu’on lui reproche, un des plus grands pays du monde, et peut-être le plus heureux de tous, politiquement parlant. C’est ce que le lecteur saisira plus clairement encore dans le volume consacré aux hommes d’État américains. — Je n’ai pas omis de signaler dans les Deux Amériques les ambitieux empiètements du peuple des États-Unis sur le vaste continent qui l’entoure, et ses convoitises que justifie en quelque sorte le monopole parfois inintelligent des États européens à l’endroit de leurs possessions coloniales.

La première conquête territoriale que les Américains du Nord ont dû entreprendre et qu’ils ont poursuivie au nom de la civilisation, c’est la conquête sur les Indiens de vastes et riches contrées incultes entre les mains de ces Sauvages, sillonnées aujourd’hui de railways et de canaux, parées de villes splendides et de plaines florissantes. On a poétisé les Indiens pour accuser les Américains ; afin de justifier ceux-ci, j’ai esquissé les mœurs des Indiens dans le volume des Peaux-Rouges.

Mais au milieu même de la très-grande et très-riche civilisation qui règne dans ces pays, on constate d’étranges anomalies. Elles datent de l’origine des populations ; elles remontent aux premiers temps de la colonisation qui a été une œuvre plus laborieuse et plus épique qu’on ne peut croire. Il fallait expliquer ces anomalies : de là les volumes qui contiendront les Chroniques du Nouveau-Monde.

Je reviens au livre que je publie aujourd’hui.

Au moment où je corrige les dernières épreuves de cet ouvrage, composé sans passion, sans parti pris haineux contre l’esclavage, des nouvelles arrivent d’Amérique annonçant une levée de bouclier de la part des esclaves.

Dans les premiers chapitres de ce volume (chapitres écrits et publiés dans une Revue, il y a plus de deux ans), j’entrevois l’émancipation définitive des nègres en Amérique, comme une victoire que leur donnera seulement la révolte à main armée. C’est là un grand malheur.

Ayant vu l’esclavage de près, l’ayant pratiqué moi-même dans des conditions de bonté et d’humanité qui ne laissent aucun regret à ma conscience, je l’ai toujours considéré comme un état de transition utile à l’esclave lui-même. J’ai toujours pensé qu’au bout de tout esclavage, de tout asservissement, devait venir nécessairement la liberté. Les pays qui ne le comprennent pas et qui ne voient pas que l’esclavage, sous quelque forme que ce soit, est fini dans le siècle où nous sommes, se préparent de dures calamités.

Que les fureurs de la liberté conquise par les armes épargnent donc les États-Unis !

C’est le souhait que je forme pour un pays que j’aime et que j’admire sincèrement.

X. E.