Les peaux noires : scènes de la vie des esclaves/2

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L’ÉPITAPHE DE L’ESCLAVAGE




I


Les récits qui font la matière de ce volume n’ont aucunement la prétention de renouveler d’inutiles et peut-être de dangereuses discussions, à propos d’une question épuisée aujourd’hui : — l’Esclavage.

À quoi bon songer à prendre parti pour ou contre l’esclavage ? Il n’existe plus dans les colonies anglaises, ni dans les colonies françaises ; ébranlé dans les possessions espagnoles, où il est à la veille peut-être de disparaître, il a été aboli par une moitié des républiques de l’Amérique du Nord et de l’Amérique du Sud. Quant aux États qui le maintiennent encore, ils le défendent en désespérés, derrière des remparts battus en brèche par l’opinion publique, par les nécessités de la politique, par les accidents des révolutions qui, à des époques quasi périodiques, secouent quelques-uns de ces pays, comme on secoue un arbre pour en faire tomber les feuilles mortes et les fruits trop mûrs. Ces derniers défenseurs de l’esclavage semblent résolus, par exemple, à brûler jusqu’à leur suprême cartouche avant que de se rendre. Ce n’est point par métaphore que je m’exprime ainsi, car il est certain, aujourd’hui, que c’est plutôt une affaire de coups de fusil que de raisonnement.

Sur ce sujet, on a écrit d’ailleurs bien assez de livres de toutes sortes : romans, brochures, pamphlets, réquisitoires, où la passion, les sophismes, le sacrilége, la calomnie, l’ignorance, ont toujours tenu la plus large place ; où la vérité, pour ou contre, a été reléguée en de si petits coins, qu’on l’aperçoit à peine.

La bonne foi a manqué aux défenseurs entêtés comme aux antagonistes de l’esclavage.

Ces mensonges, en partie double, ont été incontestablement la principale cause à laquelle il faut attribuer la lente dissolution de l’esclavage. Et, en ce moment même encore, les croisades qui se prêchent dans l’Amérique du Nord contre cette institution, les assauts énergiques que lui donne l’armée des pamphlétaires, des romanciers, des polémistes, des législateurs, des journalistes, des sectes religieuses et des associations négrophiles, sont autant de maladresses, de calomnies, d’injustices, d’hypocrisies qui enveniment la question, prolongent la lutte, la rendent plus redoutable, et, finalement, ajournent la solution totale du problème.

Prendre parti, dans cette mêlée, pour ou contre, c’est s’exposer aux reproches de partialité que je viens de dire.

À quoi bon ? alors surtout que de pareilles expéditions sont sans but. On aura beau vouloir résister à l’entraînement, l’esclavage est une institution condamnée par la civilisation et par l’humanité. C’est un mot à rayer du dictionnaire de la langue des sociétés modernes. Malheureusement, ce qu’il en reste ne disparaîtra que devant les coups de fusil de la révolte, de la guerre civile ou des révolutions. C’est une affaire de temps et d’accident ; la plume et la pensée n’ont plus rien à y voir, plus rien à y faire.

Bien d’autres questions de philosophie sont à résoudre et appellent l’attention des esprits studieux de ce côté-ci du globe. Le rôle de ceux qui, comme moi, ont vu l’esclavage de près, et même l’ont pratiqué, doit se borner à en raconter les étranges mœurs.

Il y a là matière à bien des drames émouvants.

Au risque de paraître sortir de la réserve que je me suis imposée, je crois pouvoir, moi qui ai applaudi à la chute de l’esclavage, inscrire cette opinion, comme épitaphe sur sa tombe : — que le rôle réservé à cette institution n’a été malheureusement compris, ni de ceux qui l’ont appliquée, ni de ceux qui ont gémi sous ses lois, ni de ceux qui ont travaillé à sa destruction.

Ce rôle pouvait être et devait être fécond au point de vue de la civilisation et de l’humanité ; tandis que l’on a réduit l’esclavage aux proportions odieuses d’un fait de propriété brutale, de spéculation et de travail obligé, sous la menace de châtiments corporels. De là l’excuse des attaques dont l’esclavage a été l’objet.

De là aussi la source des calomnies dramatisées qui ont poursuivi les propriétaires d’esclaves. Aujourd’hui que c’est là le thème d’une propagande très-active dans une partie des États-Unis, qui en a le monopole, je ne lis jamais ces romans, ces pamphlets, ces récits, que publient les journaux abolitionnistes, d’imaginaires cruautés contre les esclaves, sans être prêt à crier au mensonge, me faisant fort de démontrer la fausseté de pareilles accusations, l’impossibilité de pareils actes.

Est-ce à dire que l’esclavage n’a jamais engendré d’odieux abus ? Est-ce à dire que la morale n’a pas eu à s’indigner et la justice à sévir contre les monstruosités commises par le fort sur le faible, par le maître sur l’esclave ? Vingt procès sont là qui l’attestent, au contraire. Mais il suffit, ce me semble, de constater l’intervention de la loi en de si graves et si déplorables occurrences, pour établir que la personne de l’esclave a toujours été protégée, comme les droits de la morale ont toujours été sauvegardés. J’ajoute que l’indignation publique n’a jamais manqué de sanctionner les sévérités des tribunaux, en flétrissant les auteurs de ces crimes, qui ont toujours été obligés de prendre la fuite.

Ces odieux abus de pouvoir remontent d’ailleurs à des temps éloignés, et je ne vois pas la nécessité de les rajeunir, sous forme de mensonge, pour combattre les derniers vestiges de l’esclavage.


II


J’ai dit que les mœurs résultant de l’esclavage ont un côté curieux et intéressant à étudier et à raconter, en les ramenant aux proportions du drame et du roman. Par leur originalité, par la nature des rapports étranges existant entre les maîtres et les esclaves, ces mœurs, ces habitudes sont incontestablement une source féconde d’émotions, de péripéties, de combinaisons dramatiques, neuves à coup sûr.

Le malheur des pays à esclaves est de n’avoir pas eu de romancier à proprement dire. Ceux qui ont tenté de décrire cette société ont eu, jusqu’à présent, ce désavantage sur moi, de s’être crus obligés à faire cause commune, soit avec les défenseurs, soit avec les détracteurs de l’esclavage. Ils ont été des pamphlétaires, plus ou moins intéressants ; voilà tout.

L’esclavage a imposé à la société du Nouveau Monde, notamment dans les îles où les éléments d’activité ont manqué à l’esprit, une empreinte qui ne s’effacera jamais, pas même après que l’esclavage n’existera plus nulle part.

En étudiant et en racontant quelques détails de cette société, j’ai pris le nègre pour ce qu’il est, — un homme, au bout du compte, et ressemblant au reste des hommes. Il n’est pas du tout le vase d’élection où Dieu a concentré toutes les vertus, ainsi que l’ont prétendu certains romans ; son cœur n’est pas non plus l’antre de tous les vices et de toutes les perversités de ce monde. Le nègre a reçu sa part de bon et de mauvais, de vertus et de vices. Il a, comme les autres créatures humaines, des passions dont toutes les gammes sont indiquées sur le clavier de son âme et de son intelligence. Seulement, les passions du nègre se produisent à l’extrême ; la modération lui est un sentiment impossible. C’est le fruit de sa nature et de son origine première, — c’est-à-dire l’état de barbarie, — comme c’est aussi la faute du climat sous lequel germent et se développent ces passions.

Comment et pourquoi s’en étonner, lorsque la civilisation elle-même a, sous les latitudes de ces contrées exceptionnelles, un caractère exceptionnel ?

À côté de ses raffinements les plus exquis, il faut lui faire sa part de l’inattendu et des surprises ; c’est de la civilisation en ébullition. La race blanche, qui la représente dans toute sa supériorité, n’échappe pas plus que le nègre à ces conditions. Les hommes du Nouveau Monde, quelle que soit la couleur de leur peau, semblent se séparer de la grande famille humaine par bien des points. Ils sont comme les avant-postes et les tirailleurs d’une armée, s’éparpillant sur les ailes, un peu au caprice et au hasard des rencontres, s’aventurant, sans souci des règles et des lois de la guerre, en des routes où la masse des troupes ne pourrait pas aller sans compromettre le sort commun.

La civilisation dans le Nouveau Monde est une sorte d’aventurière toujours placée aux extrémités, de la grande ligne de l’armée humaine, faisant des coups de main, battant la campagne et maraudant au besoin. Elle est indisciplinée. Dans les conditions étranges où elle se dessine, elle ne pouvait pas manquer d’imprimer un cachet particulier au troupeau qui la conduit plus qu’elle ne le règle.

L’esclavage a été et est resté un des résultats lugubres de cette civilisation en dehors, ébauchée par des aventuriers, continuée par des soldats, par de grands seigneurs et par des spéculateurs, tous gens peu philosophes par nature ou par calcul.

Dans les rapports entre ceux qui ont infligé et ceux qui ont subi l’esclavage, il a donc existé, dès l’origine, des liens tout particuliers, des mœurs et des habitudes tout à fait exceptionnelles, à côté desquels les siècles ont passé sans paraître y avoir touché. Cet état social est venu jusqu’à nous tout d’un bloc. C’est un vieux monument que le temps et le progrès ont respecté ; — à peine y manque-t-il quelques pierres.

C’est là ce qui m’a fait dire que cette existence à part, complétement ignorée en Europe, défigurée par des romanciers doctrinaires ou systématiques, renferme des sujets d’étonnement et un intérêt exceptionnel.

L’opinion la plus généralement répandue sur nos colonies d’outre-mer, est que ce sont là de tristes pays inhabitables ; que la vie qu’on y mène est une vie complétement d’exil et de privations de toutes sortes, sans joie ni jouissances ; où la race blanche est en lutte continuelle avec la race noire, le maître défendant ses jours contre l’esclave sans cesse armé et sans cesse en révolte.

On y a ajouté le fantôme des maladies pestilentielles moissonnant les Européens et peuplant les cimetières.

S’il y a un peu d’exactitude dans certaines de ces assertions, je puis dire aussi qu’il y a exagération, et qu’on a trop fait de l’exception la règle exclusive. On n’a pas assez compté avec la splendeur de ce climat, avec l’ancienne richesse des colons qui a laissé aux héritiers, appauvris aujourd’hui, de ces véritablement grands seigneurs d’autrefois, des habitudes de luxe et de vie féconde en plaisirs ne le cédant en rien à ceux des grandes capitales de l’Europe.

Ces préjugés, populaires de ce côté-ci de l’Atlantique, ont été une des causes qui ont le plus contribué à arrêter l’élan des émigrations vers les colonies de l’Amérique.

Il faut bien dire que les colons ont vu de jour en jour s’éteindre les plus beaux côtés de leur existence, que la misère les a gagnés comme une lèpre affreuse, et qu’on voit en ce moment couler en ces pays plus de larmes qu’on n’y peut compter de sourires sur les lèvres. Les causes qui ont amené ces changements dans la vie coloniale ne sont pas sans remède. En tout cas, ce que la misère même n’a pu enlever à l’existence de ces prétendus exilés, c’est son côté pittoresque et exceptionnel, bien fait pour séduire à la fois l’observateur et le poëte ; c’est son originalité et les impressions que le voyageur rapporte de ces belles îles, auxquelles la nature a été si prodigue de ses plus grandes faveurs.

Ce qui y séduit surtout, ce sont les contrastes. Ces luttes dont je parlais plus haut, entre le maître et l’esclave, ne sont pas, cependant, sans exemple, et se présentent sous des aspects tout divers. Tantôt la générosité y brille de tout son éclat, tantôt la vengeance y mêle le poison, cette arme formidable dont les esclaves ont abusé.

Quoi qu’il en soit, on rencontre dans les scènes de la vie coloniale des oppositions étranges de grandeur, de simplicité, d’abnégation, de colère sourde et de dévouement, tant de la part des maîtres que de la part des esclaves.

Je vais essayer d’en esquisser quelques tableaux aux yeux de mes lecteurs.