Les peaux noires : scènes de la vie des esclaves/8

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Michel Lévy frères (p. 189-200).


LES DOUBLONS DU COMMANDEUR




I


On n’a pas été toujours juste en parlant des nègres et de leurs rapports avec les blancs, leurs maîtres. Trop souvent on a oublié d’ajouter que ces maîtres étaient des protecteurs, des pères dans l’acception de tout le dévouement et de tous les sacrifices que ce titre commande. Les uns ont présenté, de parti pris, les nègres ou comme des victimes ou comme des bêtes fauves : tigres ou colombes, on n’admettait pas de milieu ; les autres appliquaient le même procédé dans leurs jugements sur les maîtres : bourreaux ou victimes aussi, voilà comme on les a dépeints.

Rien n’est plus faux, rien n’est plus vrai en même temps que ces appréciations ; c’est-à-dire qu’en écrémant la race des blancs, propriétaires des esclaves, on en a rencontré de cruels et d’implacables ; mais c’est l’exception rare. De même on pourrait citer des nègres dont le poison, l’assassinat, le feu et la ruine étaient le but de la vie, le rêve des nuits et des jours ; ingrats par instinct, prêts à la vengeance, au lendemain même d’un bienfait. Là encore c’était l’exception.

Je ne veux pas qu’on me puisse reprocher d’être tombé dans les mêmes exagérations coupables. Aussi m’empressé-je de consigner ici qu’aux lugubres drames dont fourmillent les chroniques de l’esclavage, il y a, Dieu merci ! des compensations.

La sanglante révolution de Saint-Domingue qui se dénoua par le massacre des blancs a fourni elle-même d’éclatants exemples de dévouement, de fidélité, de sacrifices personnels de la part des esclaves. Beaucoup d’entre eux ont risqué héroïquement leur vie, et se sont condamnés à passer pour traîtres aux yeux de leurs complices, afin d’arracher leurs maîtres à la mort.

Entre autres épisodes qui se rapportent à cette lugubre épopée, je citerai celui d’une négresse qui déroba sous ses jupes un jeune enfant de huit ans qu’elle avait allaité : tout ce qui restait d’une famille entière massacrée dans la ville des Cayes, Elle garda l’enfant ainsi caché jusqu’à ce que le dernier bourreau fût sorti de la maison ; puis, tout d’une course, elle l’emporta sur l’habitation de son ancien maître, le présenta à l’atelier comme le fils de son bienfaiteur, et le mit sous la sauvegarde des esclaves révoltés.

Armés de coutelas et de fusils, enivrés par le sang déjà répandu à profusion, à la lueur sinistre de l’incendie qui dévorait l’habitation, les nègres refusèrent toute grâce à l’enfant. Ils se disposaient à lui faire payer cher la couleur de sa peau, lorsque la nourrice, sous l’effort d’un courage héroïque, saisit un coutelas, défendit le jeune blanc comme une lionne défend son petit, mais non pas sans avoir reçu plusieurs blessures.

Étonnés de tant de bravoure et de tant d’énergie, les nègres, impitoyables jusqu’alors, suspendirent cette lutte inégale que la reconnaissance et le dévouement étaient parvenus cependant à égaliser.

— Tu aimes donc bien ce béké (blanc) ? demanda un des nègres, le meneur de la bande.

— Ingrat, lui répondit la négresse, tu as oublié qu’un jour où tu avais été condamné à recevoir vingt-neuf coups de fouet, ce fut lui qui demanda et obtint ton pardon ! Tu as oublié que quand tu as eu, l’année dernière, la main broyée entre les cylindres du moulin à cannes, c’était sa mère, notre bonne maîtresse, qui allait elle-même deux fois par jour à l’hopital te panser et te donner des soins ! Tu as oublié que, quand tu t’es marié, c’est la sœur de ce petit maître qui a donné à ta femme toutes ses chemises, toutes ses jupes, tous ses madras ! Ingrat !

Le nègre demeura comme anéanti devant le souvenir de tous les bienfaits que la nourrice venait d’énumérer à son cœur. Il laissa tomber son coutelas, se jeta aux genoux du jeune enfant, dont il embrassa les mains et les pieds avec respect ; puis, se retournant vers la troupe émue aussi :

— Que pas un de vous, s’écria-t-il, ne touche à un cheveu de ce petit béké. Maintenant, reprit-il en s’adressant à la négresse, il faut le sauver. Et d’abord va-t’en à ma case dont voici la clé, tu t’y enfermeras avec cet enfant. Quand la nuit sera venue, je te conduirai dans un bois où tu pourras te cacher sûrement ; et, tous les jours, j’irai moi-même vous porter votre nourriture.

Il en fut ainsi ; le nègre tint parole, et il faisait tous les matins près de deux lieues pour aller visiter son petit maître (il continua toujours à l’appeler de ce nom), et son unique préoccupation, de ce moment, fut de trouver l’occasion de lui faire quitter l’île, ainsi qu’à la nourrice.

Pendant une nuit, à deux mois de là, il les embarqua dans un petit canot conduit par lui seul, et les mena à bord d’un bâtiment anglais qui louvoyait au large. Le nègre solda lui-même au capitaine le prix du passage jusqu’à la Jamaïque, et, en quittant le pont du navire il pressa le jeune blanc dans ses bras avec une pieuse émotion.

On peut dire que le petit nombre des blancs qui ont échappé au désastre sanglant de Saint-Domingue a dû son salut à des actes pareils à celui que je viens de raconter.


I


Voici un des épisodes de la vie des esclaves qui fait, à coup sûr, le plus d’honneur à la race noire, en même temps qu’il est un témoignage éclatant en faveur des blancs.

Un habitant d’une des communes de la colonie, M. V…, quoique riche en apparence, et possédant deux belles plantations de cannes à sucre et un important atelier d’esclaves sur chacune d’elles, était au contraire, comme le sont beaucoup de propriétaires des Antilles, dans une position embarrassée. Il avait des dettes nombreuses, des engagements considérables auxquels il parvenait à faire face, grâce à une activité surprenante et à des privations cruelles quelquefois.

Il ne s’agissait pas seulement pour lui de satisfaire ses créanciers, mais il avait de plus la charge de quatre cents esclaves qu’il lui fallait nourrir, habiller, soigner en cas de maladie. C’était là un souci qui passait bien avant les soucis de sa propre famille.

Le plus souvent sa table était modestement servie des plats les plus vulgaires ; ses filles, jeunes, belles et fraîches créatures, aimant l’élégance, comme toutes les femmes l’aiment dans ce pays-là ; ses filles, dis-je, soucieuses autant que leur père, de l’accomplissement des grands devoirs qui leur incombaient, portaient les robes les plus simples ; pas de bijoux, rien qui pût laisser supposer qu’une gourde (pièce de cinq francs) fût employée mal à propos dans cet intérieur modeste.

Ces privations avaient pour but, comme je le disais, de mettre l’habitant en mesure de satisfaire à ses engagements, en ne s’exposant pas à ce que les nègres des deux habitations manquassent de rien.

C’est ce que ne comprendront peut-être pas bien aisément ceux qui n’ont pas assisté à ce drame intime de l’esclavage, qui ne savent pas les liens d’attachement qui ont souvent uni le maître à l’esclave, l’importance que le créole donnait à l’accomplissement de ses devoirs de famille envers ces enfants noirs dont il avait la conduite et la responsabilité. M. V… était arrivé d’ailleurs par ses bons et paternels soins à mériter l’affection de ses esclaves. Il n’en était pas un qui ne sût parfaitement à quoi s’en tenir sur les sacrifices que coûtait à leur maître et à leurs jeunes maîtresses le bien-être qui entourait les atelier des deux plantations.

Outre la nourriture, le logement, l’habillement et les autres soins matériels qu’il accordait aux esclaves, le propriétaire leur concédait à chacun un coin de terre dont les produits leur appartenaient exclusivement, et ils avaient, pour le cultiver, une demi-journée par semaine (en plus du dimanche). Dans ces jardins (ainsi s’appelaient ces terres des esclaves) ceux-ci récoltaient des racines, des légumes, des fruits qu’ils vendaient au marché le dimanche. Autour de sa case, le nègre avait encore un espace clos, où il élevait des animaux domestiques, seconde source assez abondante de produits.

Les esclaves de M. V…, parfaitement édifiés, comme je l’ai dit, sur les privations de la maison du maître, ne manquaient jamais de saisir un prétexte pour envoyer à leurs jeunes maîtresses tantôt un beau panier de fruits, ou bien les plus grasses volailles de leur basse-cour. C’étaient là les préludes touchants d’une reconnaissance et d’un dévouement qui bientôt devaient se manifester d’une façon éclatante.

Le ciel avait béni jusque-là les efforts de M. V… à accomplir noblement sa difficile tâche. Les récoltes avaient été abondantes et lucratives, en sorte que rien n’avait empêché le digne planteur de satisfaire à ses engagements. Mais vint une année de sécheresse affreuse ; les cannes à sucre furent brûlées par le soleil, comme si un incendie avait dévasté la terre. D’un seul coup les fruits de tant de travail, d’économie, de privations se trouvaient perdus. C’était un véritable naufrage en vue du port. Il fallut se résigner, recommander son âme à Dieu, et se laisser engloutir dans les flots.

M. V… en appela aux preuves qu’il avait données de sa haute probité. Son noble cœur et sa délicatesse en affaires étaient assez connus pour qu’il trouvât grâce devant ses créanciers, et il obtint de tous, excepté d’un seul, le répit et l’indulgence que la déplorable situation de la colonie faisait un devoir d’accorder chrétiennement. Ni prières, ni promesses ne purent toucher cet impitoyable créancier. Il s’arma de toutes les armes que fournit l’arsenal du Code, et se présenta sur l’habitation de V… pour opérer la saisie à laquelle la loi l’autorisait.

On peut comprendre mieux que je ne le saurais dire ce qu’il y eut de pleurs répandus dans cet intérieur, la veille du jour où l’exécution devait avoir lieu.

Lorsque le soir, l’atelier de celle des habitations sur laquelle vivait V… se réunit devant la maison pour faire en commun la prière que disait alternativement l’une de leurs jeunes maîtresses, les nègres étaient plus fervents que de coutume, et même quelques-uns d’entre eux essuyèrent des larmes qui leur montèrent aux yeux au moment où, selon l’usage, ils demandèrent à Dieu de protéger leur maître et leurs maîtresses et de répandre sur eux ses bénédictions et ses bienfaits.

Quand l’atelier fut parti, V… rentra dans la maison, et pressant avec effusion ses enfants contre son cœur :

— Dieu, murmura-t-il, aura peut-être pitié de nous d’ici à demain. En tout cas, que sa volonté soit faite !…


III


Depuis environ deux heures, la maison était close ; le plus complet silence régnait à l’intérieur comme à l’extérieur : on n’entendait guère que le pas lent et lourd des nègres veilleurs faisant leur ronde nocturne.

Une jeune négresse nommée Rosillette, qui depuis un moment épiait, l’oreille collée à une fenêtre du rez-de-chaussée, quelque signal convenu, ouvrit tout à coup un pan de la croisée sur le rebord de laquelle s’appuya un nègre d’une quarantaine d’années.

— Est-ce fait, papa Jean ? demanda vivement la jeune négresse.

— Oui, répondit le nègre, j’ai tout ce qu’il faut.

— Entrez, alors, murmura Rosillette en battant des mains avec joie.

Papa Jean (les nègres donnent ce titre, on sait, à tout nègre ou mulâtre qui exerce de l’autorité ou une certaine influence sur eux) ; papa Jean, dis-je, enfourcha la croisée, introduisit à sa suite un assez volumineux paquet qu’il avait déposé au dehors, puis il s’appuya contre un meuble et attendit.

Pendant ce temps la jeune négresse s’était glissée furtivement et sans bruit jusqu’à la chambre de l’aînée des filles de M. V… Apercevant à travers les fentes de la porte un filet de lumière, Rosillette ne prit pas même la peine de frapper, et entra. Elle trouva sa maîtresse à genoux devant son lit, la tête plongée dans ses deux mains, et priant avec une telle ferveur que l’arrivée même de la négresse ne la troubla pas. Rosillette s’avança vers la jeune fille, et lui tirant le bas de sa robe pour la réveiller de sa prière :

— Mam’zelle Églée, lui dit-elle, venez vite, le commandeur de l’habitation est en bas, qui demande à vous parler tout de suite.

À ce mot de commandeur, Églée pâlit.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle, est-il encore arrivé quelque malheur ? il faut prévenir mon père.

— Non pas, riposta vivement Rosillette ; c’est à mam’zelle toute seule que papa Jean veut parler.

Églée se rendit en tremblant dans la galerie où se trouvait le commandeur.

— Qu’y a-t-il, Jean ? s’écria-t-elle. Et avant que le commandeur, plus ému que sa jeune maîtresse, eût pu trouver la force de prononcer un mot, Églée reprit ; Quelque empoisonnement, n’est-ce pas ? peut-être des marronnages ? N’est-il pas déjà disparu un nègre depuis ce matin ? Ah ! un malheur ne vient jamais sans l’autre.

Papa Jean profita de ce que Églée, suffoquée par les sanglots, ne pouvait plus parler, pour prendra la parole.

Petite mam’zelle, dit-il, c’est vrai que souvent un malheur suit un malheur ; mais quelquefois aussi un malheur est suivi d’un bonheur.

Églée dressa la tête et écouta.

— Oui, Mam’zelle, c’est comme cela quand un maître a de bons esclaves.

— Que veux-tu dire, Jean ?

— Demain, Mam’zelle, on doit venir sur l’habitation saisir, n’est-ce pas ? Les ateliers des deux habitations le savent, et ils ne veulent pas qu’on fasse ni peine ni mal à Monsieur. Vous savez que Jambon est parti depuis ce matin ; vous l’avez cru marron ? Eh bien, il était allé au bourg pour s’informer combien il fallait d’argent à Monsieur pour payer. Il est revenu ce soir, il nous a dit la somme : c’est-à-dire cent doublons (8,640 fr.) et cette somme, Mam’zelle, je vous l’apporte au nom des ateliers de notre maître ; la voilà en doublons d’Espagne, dans ce sac.

Églée poussa un cri qui fit ouvrir aussitôt toutes les portes de l’intérieur de la maison ; de tous côtés on vit accourir des visages inquiets. Jean voulait profiter de ce tumulte pour s’enfuir ; mais les deux mains d’Églée s’étaient cramponnées aux poignets du nègre, et retenaient le commandeur avec une force contre laquelle celui-ci n’osait pas lutter, de peur de briser ces beaux doigts blancs qui lui enfonçaient leurs ongles aigus dans les chairs.

— Qu’y a-t-il donc ? s’était écrié M. V… en accourant vers sa fille.

— Il y a… il y a… essaya de balbutier Églée ; puis, sans pouvoir ajouter un mot de plus, elle tomba évanouie entre les bras de ses deux sœurs.

— Voyons, Jean, vas-tu m’expliquer…

— C’est tout simple, maître ; j’ai été chargé d’apporter ceci à Mam’zelle pour vous le remettre ; Mam’zelle a été si contente que la joie l’a étouffée. Voilà tout.

— Ces doublons-là ?… murmura M. V… ; où les as-tu pris, où les as-tu trouvés ?

— Nous les avons trouvés, répondit Jean, dans les jardins que vous nous avez donnés, dans les nids des poules et des pintades que nous élevons autour de nos cases… Nous-vous les prêtons, maître ; vous nous les rendrez quand viendra une meilleure récolte, s’il plaît à Dieu !

M. V… ému jusqu’aux larmes, tendit les deux mains au commandeur qui hésita pendant quelques instants par respect, avant d’y laisser tomber les siennes.

— Ah ! vous êtes de braves gens, tous ! s’écria l’habitant ; et je suis bien noblement récompensé, aujourd’hui, d’avoir compris mes devoirs et de les avoir accomplis.

Les trois filles de M. V… étaient à genoux, groupées devant un fauteuil.

— Tiens, dit l’habitant en montrant ses enfants au nègre, raconte-leur que tu as vu ces trois anges priant Dieu pour eux !




Mon but, en intercalant ce fait touchant au milieu du sombre récit d’empoisonnements dont on a vu le drame se dérouler plus haut, est de montrer que, à côté des crimes dont on charge la race nègre, on peut citer tout à son honneur de grands et beaux traits de dévouement.