Les peaux noires : scènes de la vie des esclaves/9

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Michel Lévy frères (p. 203-284).


TOBINE




I


À l’époque où se passe ce récit, la Havane n’était point encore cette ville civilisée et policée telle que j’ai eu l’occasion de la dépeindre ailleurs[1]. Avant l’année 1834, date de sa régénération sous l’énergique administration du général Tacon, la Havane n’avait pas moins de luxe, pas moins d’opulence qu’elle n’en a aujourd’hui ; mais les habitants ne jouissaient pas de ces heureux priviléges avec cette sécurité et cette quiétude qui en doublent le prix. Chacun était réduit à pourvoir à sa sûreté personnelle les armes à la main ; on assassinait, on volait, on enlevait, on insultait les gens dans les rues, comme au milieu d’un bois, aussi bien en plein midi que sous le manteau des ténèbres de la nuit.

La police et la justice, par peur et par impuissance, se trouvaient de complicité dans ces crimes quotidiens et dans ce désordre social, oubliés aujourd’hui, mais qui déshonoraient, alors, l’île entière de Cuba.

Chose étrange ! l’esclavage seul résistait à ce relâchement de toutes lois, de toutes institutions. L’autorité du maître, sa force morale, ses moyens de domination, auxquels les voleurs et les bandits portaient à toute heure de flagrantes atteintes, sous les yeux mêmes des esclaves, ne perdirent rien de leur prestige. Ces violations odieuses ne détruisirent chez ces derniers ni le respect, ni la soumission, ni la crainte du fouet.

Il semblait, en face de cette démoralisation générale, qu’il leur eût été facile de conquérir la liberté. Deux ou trois folles tentatives de rébellion, soufflées par des émissaires anglais, mais promptement réprimées, ne parvinrent pas à ébranler cette formidable omnipotence du maître sur l’esclave. Il en résulta au contraire une recrudescence de sévérité et de coups de fouet qui resserrèrent davantage les liens de la soumission, même en présence des développements incessants du brigandage.

Pour mener à bonne fin la tâche difficile qu’il avait entreprise, le général Tacon pensa tout nettement qu’il fallait emprunter, pour la pacification du pays, quelque chose aux mesures disciplinaires que le propriétaire applique à ses nègres ; ce fut par un despotisme énergique et inflexible qu’il parvint à ramener l’ordre et la paix dans cette société aux abois.

Quelques faits sur lesquels nous aurons besoin d’insister dans le cours de ce récit donneront une idée exacte de cette étrange administration, de cette police burlesque, de cette justice boiteuse, de ces mœurs bizarres, au milieu desquelles, jusqu’à l’arrivée de Tacon, se mouvait une population hautaine, fière, aristocratique, et qui, nonobstant les éléments de mort dont elle était entourée, est parvenue à faire de Cuba l’île la plus riche et la plus enviée de tout l’archipel.


II


En 1831, M. André de Laverdant venait d’arriver à Cuba, où il était né et où il possédait, du chef de sa famille, de grandes propriétés dans la province de Santiago. M. de Laverdant père avait fait partie de cette émigration de colons français qui, chassés de Saint-Domingue lors de la sanglante insurrection des nègres, étaient venus chercher un asile dans la partie orientale de Cuba, qu’ils ont enrichie et peuplée de leur travail. M. de Laverdant avait été un des premiers à défricher les forêts immenses que le gouvernement espagnol livra à cette émigration ruinée, mais industrieuse. Il commençait à jouir en paix des fruits de ses peines et de son intelligence, lorsque, au moment de l’invasion de l’Espagne par l’empereur Napoléon, on s’imagina que les colons français réfugiés à Cuba avaient reçu les instructions nécessaires pour soulever la colonie et s’en emparer au profit de la France.

Cette calomnie trouva crédit et eut pour résultat l’expulsion de l’île de tous les anciens colons de Saint-Domingue, à peine remis des violentes émotions qu’ils avaient éprouvées sur le sol de leur pays natal.

M. de Laverdant avait été obligé de quitter Cuba avec sa femme et son fils. Il se rendit en France, où il séjourna quelque temps, et lorsqu’il retourna à Santiago pour reprendre possession de ses biens, que le gouvernement espagnol lui fit restituer en bonne justice, il laissa son fils André à Paris.

Si le vieux gentilhomme était reconnaissant à l’Espagne de son hospitalité, et s’il lui devait sa fortune, il n’avait pu laisser éteindre dans son cœur ce religieux amour de la patrie que les créoles de toutes les îles ont toujours professé, avec enthousiasme. Il avait donc désiré qu’André prît du service et portât l’épée, comme il l’eût fait si Saint-Domingue fût restée une île française.

André était entré dans les gardes du corps du roi, le poste que les jeunes créoles recherchaient tous avec le plus d’avidité, et il était brigadier dans une des compagnies de la maison de Charles X au moment où éclata la révolution de 1830. Il avait alors vingt-huit ans. Son premier soin, ce qu’il regarda comme son premier devoir, fut de détacher ses épaulettes de dessus son uniforme et de remettre son épée au fourreau. Il ne prit pas une telle résolution sans regret, car à l’heure du sacrifice, il avait entendu une voix lui crier :

— C’est renoncer bien jeune à de légitimes espérances !

André, une larme dans les yeux, avait répondu à cette voix de l’avenir :

— Qu’importe ! Il le faut.

Et quelques jours après, il s’embarquait au Havre pour la Havane.




À la mort de son père, André s’était trouvé à la tête d’une fortune considérable, citée dans le pays. Sa naissance, sa position d’officier français, sa bravoure, son esprit et sa distinction, exaltés à l’avance par quelques compatriotes qui avaient pu l’apprécier à Paris, étaient pour André des titres à être reçu à bras ouverts par une société, si hospitalière d’ailleurs, même à des gens moins favorisés du sort.

En arrivant à la Havane, M. de Laverdant n’avait vu accourir au-devant de lui que des visages souriants, que des cœurs sympathiques. Au moment où il mit le pied hors du canot qui l’avait apporté du navire à terre, toute la jeune aristocratie du pays lui tendit la main, se disputant l’honneur et la joie de lui offrir asile.

André était fort empêché de ne point faire de jaloux et d’envieux ; il fut tiré de peine par l’arrivée subite d’un personnage qui, après avoir percé la foule, courut tout essoufflé au-devant du jeune officier, et, d’un ton respectueux, lui dit :

— Maître, votre logement est préparé à l’hôtel de l’Amirauté.

— Et qui donc êtes-vous ? lui demanda André.

— Le mayoral de votre yngenios (sucrerie) de Fitges.

— Messieurs, dit le jeune officier à ceux qui l’entouraient, mes gens me servent trop bien pour que je leur fasse l’injure, dès le premier jour, de paraître douter de leur zèle. Merci à vous tous, et au revoir, n’est-ce pas ? En route donc ! continua-t-il en s’adressant au mayoral.

— Voici une volante qui conduira Votre Excellence à l’hôtel, ajouta le serviteur en désignant une voiture dont le calesero (postillon) salua avec respect. Mais, reprit le mayoral, comme Votre Excellence ne saurait pas faire manœuvrer ce véhicule dans les rues de la ville, je me chargerai de ce soin.

Et le mayoral, refusant obstinément de prendre place à côté de son maître, s’assit les jambes pendantes sur un des brancards de la voiture ; puis il cria au postillon :

Segua (marche) !

La voiture partit au galop du cheval. André ne laissa pas que d’être surpris de la forme du véhicule dans lequel il venait de monter. Ces volantes font en effet l’étonnement de tous les étrangers ; je demanderai donc au lecteur la permission d’en donner ici une rapide esquisse.

Au premier aspect, rien de plus disgracieux qu’une volante ; une caisse de cabriolet placée au centre de deux brancards démesurément longs ; deux roues énormes dépassant de quelques pouces la capote de la voiture, et rejetées fort à l’arrière ; un cheval ou un mulet attelé à l’extrémité des brancards, et paraissant, tout d’abord, traîner autre chose que ce singulier équipage. Entre la caisse de la voiture et le cheval, il existe bien un espace de cinq à six pieds. Ces voitures sont d’ailleurs fort bien suspendues et très-moelleuses. Ce qu’elles ont de remarquable, c’est le luxe de leurs ornements : il suffira de dire qu’une volante de bonne maison coûte souvent 4,000 piastres (20,000 francs).

Le marchepied de la voiture est ordinairement en argent massif, en or ou en vermeil ; les ressorts de la capote sont de même métal, ainsi que l’enveloppe extérieure des roues. Et partout où il est possible, sur la caisse, sur le cuir, sur les harnais, sur les roues, sur les brancards, d’incruster de l’or, de l’argent ou du vermeil, on y en sème à profusion. Quant au cheval, il est littéralement chamarré, et porte au poitrail un écusson de métal précieux de la largeur de la main, et sur lequel sont gravées les armoiries de la famille.

Ces folles prodigalités s’expliquent par la place d’honneur que les Havanaises donnent à la volante dans leur salon, où on les remise entre deux étagères surchargées de chinoiseries.

Le postillon ou calesero chargé de conduire cet équipage, attelé généralement d’un seul cheval, est, autant que possible, et presque toujours, un nègre du noir le plus irréprochable. Son costume, d’une richesse assez pittoresque, se compose d’une veste ronde flottante sur les reins, ouverte par devant et brodée de galons d’or sur toutes les coutures ; sa tête crépue est ornée d’un chapeau en feutre noir, aux bords relevés, et entouré d’un cordon d’or au bout duquel pendent deux glands. De longues guêtres en cuir noir verni lui descendent du milieu de la cuisse au cou-de-pied, où elles s’échancrent pour laisser voir la peau rivalisant de verni avec le cuir. Le pied est chaussé d’un soulier fin sans talon, auquel est noué un éperon court. Les guêtres, s’ouvrant un peu en entonnoir au-dessus du genou, sont serrées le long de la jambe et fermées sur le côté extérieur par des boucles pareilles au métal dont sont faits les ornements de la voiture et les harnais. Le postillon, ganté de noir, tient à la main un fouet court, au manche richement ciselé.

André passa de l’étonnement à l’admiration, en examinant tous les détails de la luxueuse volante, où il se sentait d’autant plus mollement bercé que le sol des rues de la Havane se compose tout simplement d’une couche de fine poussière d’un pied au moins d’épaisseur.

— À qui donc appartient cette volante ? demanda André à son mayoral.

— Mais à vous, Excellence. Je l’ai achetée sur les ordres de votre intendant qui a pensé, avec raison, que Votre Seigneurie ne pouvait pas, dût-elle ne rester, que vingt-quatre heures à la Havane, marcher à pied, ou aller en voiture de louage.

— Mon intendant est un homme de précaution, pensa André.

Cette délicatesse ne laissa pas que de donner au jeune officier une haute idée du luxe de la ville où il venait de faire son entrée.

D’ailleurs, il allait de surprise en surprise, frappé par le spectacle de ces grandioses hôtels aux façades de marbre qui faisaient la haie sur son chemin, par la profusion des monuments, des jardins resplendissants, des boutiques élégantes, des cafés ruisselants d’or. — C’était déjà splendide au temps où André arriva à la Havane ; aujourd’hui, cela a doublé en magnificence. — Même pour un homme habitué aux élégants raffinements de la vie de Paris, il y avait de quoi avoir des éblouissements à retrouver tant de luxe à deux mille lieues de la France.

Mais de l’admiration où il était, André passa bien vite à la stupéfaction. Au détour d’une rue, il avait entendu son mayoral crier au postillon :

A la derecha (à droite) !

La voiture avait tourné l’angle de la rue, puis avait continué sa route sur le mot de « segua » que lui avait lancé aussitôt le mayoral, qui bientôt commanda :

A la izquierda (à gauche), y segua (et marche) !

Et le postillon avait pris à gauche et avait galopé en avant.

Comme ces différents commandements s’étaient déjà renouvelés plusieurs fois depuis le départ, André se pencha en avant, et demanda à son homme :

— Ah çà ! ce calesero ne connaît donc pas les rues de la Havane ?

— Pourquoi cette question, Excellence ?

— À cause des ordres, que vous êtes obligé de lui transmettre à tout instant.

— Ce n’est pas une raison, Excellence. Il est possible que ce postillon ne connaisse pas les rues de la ville, cela est même probable ; mais les connût-il, qu’il serait indispensable que je lui indiquasse le chemin à prendre, sans quoi il irait toujours tout droit devant lui.

— Alors, reprit André, si le calesero conduit sa monture, c’est vous qui menez le calesero ?

— Exactement, Excellence ; mais c’est l’usage ici.

— En sorte que moi qui ne connais point les rues de la Havane…

— Vous courez risque, si vous n’apprenez point à les connaître, de ne jamais savoir où vous irez…

Parvenu enfin devant l’hôtel de l’Amirauté, le mayoral poussa un vigoureux : Arrima (arrête) !

Le postillon ramassa ses guides, et la volante fit halte.

L’introducteur d’André le conduisit dans l’appartement qui lui avait été préparé. Après avoir poussé la porte, il se jeta aux genoux du jeune homme en les enlaçant de ses deux bras :

— Maintenant, maître, s’écria-t-il, permettez-moi de vous regarder, de vous contempler, de vous admirer. Comme vous avez grandi, et comme vous voilà beau à ce jour ! Moi qui vous ai vu tout au plus haut comme un chat dressé sur ses pattes de derrière.


III


Celui qui parlait ainsi était un homme d’une cinquantaine d’années. Son teint cuivré, ses cheveux plats, lisses et grisonnants à peine, ses yeux noirs, vifs et doux en même temps, entourés d’un cercle bistré, ses dents blanches comme du lait, enchâssées dans des gencives plutôt violettes que rouges, étaient les indices certains de son origine indienne.

José, ainsi il se nommait, était en effet un des descendants de la race primitive du pays, dont les débris ramassés dans la plaine de Santiago, au pied des montagnes, occupent le pueblo de Caney, — à peine un coin de cette vaste île dont ils furent jadis les possesseurs.

Ces épaves d’une race, détruite aujourd’hui, n’ont jamais connu l’esclavage. Les Indiens ont conservé, après leur dispersion et leur soumission, leurs anciens priviléges. Mais cette liberté qu’ils ont sauvée du naufrage consiste à vivre dans une dégradante fainéantise. Quelques-uns d’entre eux, — et c’est une exception, — ont pris cependant à la civilisation qui les entoure l’amour et le besoin du travail. Ce fut particulièrement au moment de l’arrivée à Santiago des émigrés de Saint-Domingue, que leur paisible solitude fut troublée par la présence de ces pionniers et de ces défricheurs de forêts. C’est alors aussi qu’ils s’éveillèrent un peu de leur apathie.

M. de Laverdant, le père d’André, en venant reconstituer sa fortune à Cuba, avait fait appel aux bras et à l’intelligence pratique d’une des familles de Caney, dont José était le fils unique. Ces Indiens entrèrent sous le toit hospitalier du vieux colon, non pas à titre d’esclaves, ni même d’engagés, mais dans des postes de confiance.

José avait vu naître André, et il avait reporté sur lui toute l’affection que sa famille avait vouée à l’ancien propriétaire de l’yngenio de Fitges. Il avait, au surplus, hérité de son père du titre et des fonctions de mayoral de l’habitation de M. de Laverdant, c’est-à-dire d’administrateur secondaire, — ce que dans les autres colonies on appelle l’économe. — En apprenant la prochaine arrivée d’André, José s’était rendu à la Havane, avec la permission de l’intendant du jeune officier, afin d’être le premier à le recevoir.

André fut fort ému de revoir ce vieux serviteur ; il lui ouvrit les bras et le pressa avec effusion contre son cœur. José fit à son jeune maître les protestations les plus ardentes de dévouement et de respect, et se mit à ses ordres, soit pour attendre le jour où il voudrait se rendre à Santiago, soit pour partir immédiatement.

— Je passerai quelque temps à la Havane, avait répondu Laverdant, et vous demeurerez avec moi, José.

José était resté en effet, et ne voulait pas plus quitter l’ombre d’André qu’un chien ne quitte les talons de son maître. Aussi n’est-ce pas sans un certain regret jaloux qu’il se vit bientôt obligé de rabattre un peu de son rôle de fidélité exagérée.

André, dès le lendemain de son arrivée, avait été entraîné dans le tourbillon des plaisirs, des fêtes, du luxe, des chevaux, du jeu, des amours si faciles là-bas, des galanteries également enivrantes à tous les étages. Après une semaine, il se trouvait comme le roi de ce monde raffiné.

André était digne à tous égards de cette royauté. Gentilhomme dans toute l’acception du mot, il s’imposait, de gré ou de force, à tous ceux qui l’approchaient.

Au jeu où, dans ce pays, on risque sur le moindre coup de carte des écuelles pleines de doublons, on citait son insouciance dans la perte et sa froide raison dans le gain ; au paseo et au laméda (les deux promenades à la mode de la Havane), ses volantes étincelaient d’or.

Quand il traversait la ville sur un de ses chevaux, on se mettait aux balcons pour le voir, les senoras en se cachant derrière leurs éventails, les filles de couleur ou les femmes de la bourgeoisie en le regardant effrontément.

Il avait disputé bravement, l’épée à la main, la joie de ramasser une de ces roses que les Havanaises portent perpétuellement dans leurs cheveux, et qui était tombée à ses pieds du haut d’un balcon.

Enfin, il avait pour lui sa beauté, sa grâce, son élégance, son esprit que la renommée doublait ; en plus, la jalousie lui faisait un cortége splendide de calomnies et de haines.

On comprend donc qu’André ne fût pas pressé de quitter la Havane pour aller s’enfermer sur son habitation de Fitges.


IV


Un jour, André descendait à cheval la longue caïd de l’Obispo. En ce moment débouchait par une des rues perpendiculaires (la caïa de Habana), une masse de peuple et de soldats suivant le cortége d’un esclave condamné pour vol, et que la justice faisait fouetter par la main du bourreau à tous les carrefours de la ville.

En moins d’une minute, tout ce qu’il y avait de passants dans la rue de l’Obispo, et de valetaille dans les maisons, se rua au pas de course pour prendre place à ce spectacle odieux, en poussant des cris qui n’étaient ni de joie ni de rage, mais qui étaient tout simplement des cris, chaque fois que la lanière de cuir du bourreau, longue à peu près comme l’avant-bras, s’abattait sur l’épaule du condamné, et en faisait jaillir le sang. C’était, à ce qu’il paraît, un spectacle si beau à voir, que la rue populeuse tout à l’heure, se trouva déserte en moins d’une demi-minute.

Mais, effrayé par les cris de la populace poussés en chœur, le cheval d’André se cabra si rudement qu’il renversa son cavalier, puis s’élança comme un furieux. J’ai dit que la rue était déserte en ce moment ; personne donc ne se trouva là pour arrêter le cheval ni pour secourir le cavalier. Mais, en même temps que celui-ci tombait, deux cris partirent simultanément de derrière les jalousies abaissées d’une maison ; et bientôt après André, évanoui et le visage couvert de sang, fut relevé et traîné plutôt que porté dans un hôtel dont les portes de marbre se refermèrent promptement.

Trois femmes s’étaient empressées autour de lui pour lui prodiguer leurs soins : l’une d’elles était la marquise Daguilla ; l’autre une vieille négresse qui administra aussitôt au blessé des remèdes de sa composition, accompagnés de paroles sacramentelles, et la troisième une jeune mulâtresse nommée Tobine, qui se tenait à genoux, et le visage bouleversé, devant M. de Laverdant.

Quand André eut repris connaissance, il ne restait plus à ses côtés que la vieille négresse. La marquise et Tobine s’étaient enfuies dès que la vie avait paru revenir.

— Je savais bien qu’il n’était pas besoin d’appeler un chirurgien, murmura la négresse en voyant André rouvrir les yeux. Est-ce que jamais un malade a résisté à mes remèdes ?

Ce disant, la négresse fit un signe de croix, après avoir trempé le bout de son index, dans les gouttes de sang qui rougissait la veste de toile blanche du jeune officier, et en même temps elle remit dans une des poches de sa jupe un chapelet composé de grosses graines, sur lequel étaient peints des signes cabalistiques.

Puis, s’adressant à André :

— Vous voilà sur jambes, Excellence. Vous plaît-il que je fasse avancer une volante pour vous reconduire chez vous ?

— Merci, répondit André, merci de tes bons soins. Mais, avant tout, il me plaît que tu me fasses connaître à qui je dois adresser ma reconnaissance pour l’hospitalité qui m’a été accordée. Comment se nomme le maître ou la maîtresse de cette maison ?

La négresse, à qui la marquise avait donné ses ordres en sortant, répondit :

— Que vous importe, seigneur ? Nous avons tous fait notre devoir, ce que le voisin eût fait si l’accident fût arrivé devant son hôtel. Vous ne nous devez aucune reconnaissance pour si peu. Voulez-vous que j’envoie chercher une volante ?

— C’est inutile, répliqua André. Voici le soir qui vient, je préfère m’en retourner à pied, le grand air me fera du bien.

— À votre aise, Excellence.

André eût voulu profiter, depuis la réponse évasive de la négresse, du temps qu’il était demeuré dans ce salon pour examiner en détail la riche volante toute ruisselante d’or qui remisait, comme d’habitude, à côté du canapé, espérant de pouvoir la reconnaître au paseo, et d’apprendre ainsi le nom qu’on lui cachait avec une réserve calculée. Mais l’obscurité était venue tout à coup, comme cela arrive sous le climat des Antilles, et d’épaisses ténèbres couvraient tous les objets qui environnaient le jeune officier.

— Eh bien ! dit-il à la négresse, reconduis-moi jusqu’à la porte de la rue.

— Volontiers, seigneur.

— Pardieu ! avait pensé André, la belle malice de me taire le nom de mon hôte ; je vais reconnaître la maison au numéro et à la rue.

Mais la négresse avait ses instructions. Elle ouvrit la porte du salon et dit à André :

— Votre Excellence veut-elle me suivre ?

— Marche.

Elle traversa deux salons somptueux à la suite l’un de l’autre, puis deux salles à manger contiguës, puis une galerie ouvrant sur un jardin embaumé d’acacias et d’orangers.

André ne fut pas longtemps à comprendre, par la seule disposition des pièces, que la négresse voulait le dérouter. Il savait bien que ni les salles à manger, ni les galeries à jalousie, dans aucune maison de la Havane, n’ouvrent sur la rue où est l’entrée de l’hôtel. En sentant l’air frais et parfumé du jardin, il avait compté que ce serait là un indice pour lui. Mais il fut encore déçu dans son espoir. La négresse tira une petite barrière conduisant à un jardin voisin, traversa ce jardin en diagonale, mena André à une porte cachée dans la muraille, et lui montra la rue éclairée à peine par quelques réverbères qui se balançaient dans l’air.

— Vous voilà sur votre route, Excellence, lui dit la négresse en lui montrant sa gauche ; suivez tout droit et bonne nuit !

— Tiens, voilà pour toi, répondit André en lui glissant dans la main un doublon.

— Merci, seigneur, et Dieu vous garde ! murmura la négresse en faisant la révérence. Et elle ferma la porte.

— Diable ! se dit André en examinant la longue muraille recouverte de branches que les arbres du jardin rejetaient comme un trop-plein de richesse jusque dans la rue, ce n’est évidemment point par cette porte que je suis entré. Je ne me trouvais pas ici au moment de ma chute, mais bien dans la rue de l’Obispo.

Et comme il sentait la fièvre grelotter dans ses membres :

— Demain, dit-il, je viendrai explorer les lieux, et je saurai bien à qui je dois mon salut. Ce mystère devient intéressant à approfondir.

Rentré chez lui, André trouva José qui l’attendait fort inquiet. Il raconta son aventure au mayoral. L’Indien promit de se mettre en campagne dès le lendemain ; mais toutes les informations qu’ils purent prendre à eux deux restèrent sans résultat.

Le mur qu’André avait parfaitement reconnu, appartenait au jardin de l’hôtel du comte de Peñalver ; mais Son Excellence était absente de la Havane depuis plus d’un mois ; il n’y avait pas un domestique chez lui, la maison était déserte. Les habitations contiguës n’offraient nullement l’aspect riche et somptueux des appartements où avait été reçu le jeune officier. Partout ailleurs, ce n’eût pas été peut-être une raison ; mais à la Havane il n’y a pas à s’y tromper : telle façade, tel intérieur. Le luxe est aussi bien dehors que dedans, et plus souvent même dehors que dedans. Venait, beaucoup plus loin, l’hôtel du marquis Daguilla. On interrogea les domestiques, mais personne ne savait ce que signifiaient ces questions ; on n’avait donné l’hospitalité à qui que ce soit au monde la veille au soir.

Il est vrai de dire que la discrétion des domestiques auxquels José s’adressa était sincère, attendu qu’au moment où le cortége du nègre fustigé avait traversé la rue, toute la maison était partie à la suite, comme une volée d’oiseaux à qui on ouvre la porte de la cage. Personne donc, sauf les trois femmes que nous avons vues autour du blessé, n’avait, soupçonné la présence d’André dans la maison.

À plus forte raison, fut-on autorisé dans les hôtels voisins à nier le fait.

Un moment, André songea à crier si haut son aventure par-dessus tous les toits de la Havane que le mystère, connu enfin de la ville entière, finirait nécessairement par être dévoilé. Mais il réfléchit, qu’il devait y avoir une cause pour que les choses se fussent passées de la sorte, une cause supérieure à toute idée de modestie, si excessive qu’on la pût imaginer. Il se résolut donc à garder le silence et à attendre, au grand regret de José qui commençait à soupirer fort après son retour à l’yngenio de Fitges.


V


Quinze jours s’étaient écoulés. André les avait consacrés à disséquer, pour ainsi dire, toutes le riches volantes qui, dans l’après-midi, sillonnaient le paseo et le lameda, cherchant à reconnaître celle qu’il avait à peine eu le temps d’examiner dans le salon de l’hôtel.

Dans aucun des cercles où les femmes se réunissent pour la danse et la musique ; ni au théâtre, ni sur les promenades, ni dans les églises, ni sur les balcons arrondis des salons, où les Havanaises passent leurs soirées dans une butaca (fauteuil à bascule), et d’où elles jettent des œillades aux passants ; nulle part, enfin, André n’avait pu surprendre un geste, un mot, un regard qui eût pu autoriser des soupçons.

Les Havanaises, toujours gracieuses, affables, indulgentes, encouragent volontiers, par ce que nous appellerions en France un manque de retenue, les propos un peu risqués et même les déclarations à brûle-corset. André essaya de ce moyen ; il fut plus ou moins bien accueilli, mais il ne put surprendre aucun indice du mystère qu’il cherchait.

Un matin, André rentra fort triste et fort découragé du cercle de la Filarmonica, où toute la noblesse havanaise s’était réunie en un bal par souscriptions, les seuls qui se donnent à la Havane, afin qu’ils soient plus splendides. Il se jeta tout habillé sur son hamac, en disant à José :

— Ma patience est à bout. Je suis un sot, ou bien toutes ces femmes ont un masque impénétrable sur le visage. J’y renonce. Après-demain nous partirons pour le Fitges.

— Que votre volonté soit faite, Excellence, murmura José ; mais êtes-vous certain d’avoir bien cherché ?

— Tiens ! fit André en se soulevant sur son coude, sais-tu donc quelque chose ?

— Non, Excellence.

— Regretterais-tu donc à présent de quitter la Havane ?

— Moi ! s’écria le mayoral, à Dieu ne plaise ! Mais il me semble…

— Quoi donc ?…

— Oh ! je ne parle ainsi que parce que je ne voudrais pas que vous prissiez une détermination irréfléchie ; à peine à Santiago, vous regretterez d’être parti…

— Ah !

André se contenta de cette exclamation, sourit en voyant José sortir, et, posant la tête sur l’oreiller, il s’endormit pendant quelques heures.

Le soir de ce même jour, il était resté assez tard sur la promenade du lameda, respirant l’air de la hier, dont les âcres parfums arrivaient jusqu’à lui mêlés aux fines senteurs des arbres qui ombragent cette belle promenade. Tous les promeneurs étaient rentrés en ville ou avaient fait arrêter leurs volantes à la porte du théâtre principal, situé sur le lameda.

Après avoir joui pendant quelques instants de cette délicieuse solitude, André avait repris le chemin de la ville.

Au milieu d’une des rues voisines du port, si agitées le jour et si désertes le soir, il sentit une main lui frapper légèrement sur l’épaule, en même temps qu’une voix murmura bien bas à son oreille :

— Seigneur de Laverdant.

André se retourna vivement et se trouva en face d’une femme gantée de noir et couverte d’une mante qui lui voilait le visage et retombait jusqu’autour de sa taille.

— Vous êtes bien le seigneur André de Laverdant ? demanda la femme.

— Parfaitement.

— Le cavalier le plus beau, le plus parfait, le plus accompli de la Havane ?

— Vous avez donc un service à me demander pour me flatter ainsi ?

— Ne devinez-vous pas plutôt que j’ai une mission à remplir ?

— Parlez alors.

— Eh bien ! reprit la femme voilée en baissant la voix et après avoir examiné avec précaution autour d’elle, une dame voudrait avoir une conversation secrète avec vous…

— Tout de suite ? demanda André.

— Non, demain.

— Demain seulement ? Tant pis ! Mais où dois-je la rencontrer ?

— On vous le dira à l’église San-Francisco, si vous voulez vous y trouver à onze heures du matin.

— Bien.

— Irez-vous ?

— Certes.

— Adieu.

La femme voilée se disposait à s’éloigner. André l’arrêta par le pan de sa jupe.

— À l’église San-Francisco, lui dit-il, c’est bien ; mais à quel signe reconnaîtrai-je la dame ?

— Il n’est pas besoin que vous la reconnaissiez, pourvu qu’elle vous reconnaisse. Seulement, tenez-vous près de la grande porte, à droite du bénitier, et prêtez bien l’oreille aux paroles qui se diront autour de vous.

— J’écouterai. Mais, dites-moi, messager de bonheur, la dame est-elle jeune, au moins ?

— Elle a l’âge que peut avoir, avant le lever du soleil, la fleur éclose sous la rosée de la nuit.

— Cela n’est pas très-clair ; mais cela promet. Est-elle jolie ?

— Il n’y a pas, répondit la femme au voile noir, une seule étoile en ce moment au ciel que l’éclat de ses yeux ne fasse pâlir. Et si vous entendez par les rues une chanson où l’on exalte la beauté, sachez que c’est elle qui l’inspire. On devient poëte en l’adorant. À demain donc !…

— À demain… À propos, son nom ?

— Et puis, quoi encore ? Ah ! vous êtes curieux, seigneur cavalier ; seriez-vous indiscret, par hasard ?

En achevant ces mots, la femme mystérieuse allait s’enfuir ; mais elle s’arrêta subitement et s’enfonça dans l’ombre d’une porte en entraînant André, qui dégaîna le poignard caché dans sa poche. C’était en ce temps-là une précaution indispensable à la Havane.

— Ils m’ont vue, balbutia la pauvre femme toute tremblante.

— Qui ? demanda Laverdant.

Sa compagne, sans répondre, allongea la main vers l’extrémité de la rue, et lui montra deux grandes ombres qui se glissaient, furtivement le long de la muraille.

— Ils viennent de ce côté, murmura-t -elle ; cachez-moi, et faites qu’ils ne reconnaissent ni vous ni moi.

— Sont-ce des serenos ? demanda André en se plaçant devant sa protégée.

— Si c’étaient des serenos, répondit celle-ci, je ne craindrais rien. Voici, ajouta-t-elle en faisant sonner sa poche gauche, de quoi les rendre sourds, muets et aveugles.

André abaissa son sombrero et assura la liberté des mouvements de son bras droit, au bout duquel brillait son poignard nu. Les deux hommes, en s’approchant du point où étaient André et la femme voilée, qui s’était accroupie autant pour dissimuler sa taille que pour se mieux cacher, les deux hommes, dis-je, quittèrent le bord de la muraille et gagnèrent le milieu de la rue.

Ils feignirent de passer inattentifs et les yeux baissés ; mais leurs regards obliques avaient essayé de deviner le visage que cachaient les bords rabattus du sombrero. Tout ce qu’ils purent apercevoir, ce fut les éclairs que lançait dans l’obscurité la lame du poignard. Ils hâtèrent le pas et tournèrent le coin de la première rue.

— Vous avez donc bien peur de ces hommes ? demanda André.

— J’ai de graves raisons pour cela. Maintenant, séparons-nous ; prenez à droite, moi à gauche.

— Ne redoutez-vous plus rien ?

— Rien. À demain ?

— C’est entendu.

La femme s’échappa en courant, et se perdit bientôt dans l’ombre que les balcons projetaient dans la rue. André s’éloigna après que l’écho des pas de cette mystérieuse messagère eut cessé de résonner dans le silence sonore de la nuit. Il gagna lentement sa demeure.

À peine rentré, il entendit passer sous ses croisées une bande de donneurs de sérénades qui murmuraient à voix basse, en se rendant au balcon où ils avaient affaire, le couplet que voici :

Si vous saviez qu’elle est jolie !...
Comme une étoile au front des cieux
Elle brille, et je vous défie
De rencontrer deux plus beaux yeux !

— Par Christophe Colomb ! s’écria André en ouvrant ses jalousies, voilà qui est à merveille ! Je gage que ce sont mes nouvelles amours qui passent.

— C’est singulier, murmurait en ce moment un des chanteurs, depuis deux mois les amants ne veulent plus que nous servions en sérénade à leurs maîtresses d’autre chanson que celle-là !

— Sais-tu pourquoi, Pedro ? répliqua un autre.

— Par ma foi, non !

— Eh bien ! c’est parce que cette chanson a été faite pour la señora Antonia ; et comme la señora Antonia est, disent ceux qui la connaissent, la plus ravissante créature de la terre, c’est-à-dire de la Havane, les amants s’imaginent que de chanter à leurs maîtresses cette chanson, cela les fera ressembler à doña Antonia.

— Elle est donc bien belle, Pedro ?

— Si elle est belle ! exclama le chanteur.

Et il reprit son air en lançant à pleine voix le couplet suivant :

C’est la plus charmante créole,
Par tous les saints du paradis ;
La plus fine perle espagnole
Que l’on ait vue en nos pays !

— Bien riposté, Pedro ! cria une voix qui tomba dans la rue du haut d’une croisée.

Cette voix était celle d’André.

Le chanteur leva la tête.

— Et vous savez toute la chanson ? continua Laverdant.

— Je la chante bien trente fois par nuit, seigneur. Auriez-vous besoin de mes services pour ce soir ? Je serai à vos ordres dans une heure.

— Inutile ! J’ai seulement besoin de connaître la chanson ; voulez-vous me la dire ?

En parlant ainsi, André avait jeté dans la rue une bourse pleine.

— Bien volontiers, seigneur, répondit Pedro, qui reprit la chanson au troisième couplet :

Elle est si blanche et diaphane,
Qu’en vérité souvent je crains
Que mon rude baiser ne fane
Le satin de ses douces mains.

— Eh bien ! seigneur, qu’en dites-vous ? s’écria Pedro en modulant une ritournelle sur sa guitare.

— Je dis que c’est très-bien !

— Faut-il continuer ?

— Continue, morbleu !

Pedro reprit ainsi :

À ses genoux, quand je m’incline,
Je suis tremblant comme un enfant ;
Esclave de sa voix divine,
Du ciel je rêve en l’écoutant.

Je suis jaloux de tout en elle,
D’un mot, d’un soupir, d’un regard,
Du moindre éclair que sa prunelle
Laisse s’égarer au hasard.

Je me cache quand elle passe,
Tant je suis heureux et troublé ;

Et je baise en pleurant la place
Du sol que ses pas ont foulé !

Et toute la bande reprit en chœur le refrain :

Si vous saviez qu’elle est jolie !
Comme une étoile au front des deux
Elle brille, et je vous défie
De rencontrer deux plus beaux yeux !

— Voilà, seigneur, fit Pedro après sa ritournelle, la ronde d’Antonia, la belle des belles que je ne vous souhaite pas de rencontrer jamais, si vous ne voulez pas, dit-on, perdre le repos… Bonne nuit, seigneur.

— Merci, répondit André.

Les chanteurs nocturnes s’éloignèrent. Laverdant resta longtemps pensif à sa croisée, puis il se coucha en rêvant étoiles, fleurs et sérénades.


VI


Le lendemain, André se rendit à l’église qu’il trouva déserte.

Autant par précaution que par impatience, il avait devancé l’heure du rendez-vous. Il se tint debout à la porte, l’oreille et l’œil attentifs. Plus de vingt femmes, le visage couvert d’une mante ou d’un voile, passèrent sans que rien dans leurs gestes, dans leurs regards, dans leurs paroles fît soupçonner à André celle qu’il attendait. Trois femmes entrèrent quand l’église commençait à s’emplir déjà. En passant devant lui, l’une d’elles laissa tomber ce seul mot :

— Venez !

André frissonna de la tête aux pieds ; il observa la place que les trois femmes allaient occuper, et les y rejoignit. Pendant que deux d’entre elles s’agenouillaient sur les dalles du temple, la troisième déroula un long rosaire, et tout en feignant de l’égrener, elle murmura ces mots, sans même tourner la tête du côté d’André :

— Ce soir, à l’heure de l’oraison, trouvez-vous à la porte de Tierra, et suivez la personne qui vous abordera en vous présentant un bouquet. Adieu, et sortez de l’église sans témoigner la moindre curiosité de me voir.

André répondit :

— C’est bien !

Puis il s’éloigna.

Rentré chez lui, et pendant qu’il se livrait à tous les rêves que doit suggérer un bonheur entouré de tant de mystères, José lui remit un pli ; il l’ouvrit, et lut ces seuls mots :

« Tenez-vous sur vos gardes ; il y va de vos jours. »

André tourna et retourna le papier sans pouvoir se rendre compte ni de son origine, ni de son but. Ce charitable avis s’appliquait-il au rendez-vous qu’André venait de recevoir ? Qui, excepté Antonia et probablement la femme de la veille, le savait ? L’esprit d’André flottait indécis.

— J’irai, s’écria-t-il tout à coup ; et à la grâce de Dieu ! Qui t’a remis ce billet ? demanda-t-il à José.

— On ne me l’a pas remis, maître, je l’ai trouvé.

— Trouvé ?… Et où ?

— Sous le pas de la porte.

— Sous le pas de la porte, dis-tu ?

— Oui, Excellence.

— Tu n’as vu personne de suspect rôder aux alentours de la maison ?

— Personne.

André se promena avec agitation dans le salon ; puis s’adressant au majorai :

— Je vais sortir à pied, tu m’accompagneras.

Dix minutes après, André traversait la ville par les rues les plus désertes, et gagnait, en longeant les remparts, la Puerta de Tierra. Il s’en fallait cependant de deux grandes heures au moins que celle du rendez-vous fût sonnée.

Au moment où de Laverdant et José franchissaient le seuil de la maison, une jeune mulâtresse d’une éclatante beauté s’était vivement abritée dans l’enfoncement d’une porte voisine, et avait assisté avec inquiétude au départ d’André.

— Le malheureux ! le malheureux ! avait-elle murmuré en se cachant le visage dans ses deux mains, il va à la mort !

La pauvre fille fut sur le point de s’élancer pour arrêter André, mais le courage lui manqua.

Laverdant ni José n’avaient entendu ce cri de désespoir, et n’avaient même vu la mulâtresse qui, après le départ du jeune officier, s’était agenouillée, en sanglotant, et avait retiré de la pochette de sa jupe une sorte d’amulette qu’elle baisa à plusieurs reprises, en se signant chaque fois.

— Au moins, dit-elle, si j’avais pu lui donner cette amulette !…

Elle se leva, alors, et se prit à courir dans la direction qu’avait prise André.


VII


Arrivé à la Puerta de Tierra, qui ouvre sur un des points du paseo, lequel se trouve hors de la ville, Laverdant examina les lieux avec la plus scrupuleuse attention.

À cette époque, le paseo n’était point encore tout à fait la promenade ravissante d’aujourd’hui, telle que je l’ai vue, plantée d’arbres et encadrée de jardins embaumés.

Un peu sur la droite de la porte de Tierra s’ouvrait, en ce temps-là, un petit chemin étroit, nu et desséché par le soleil, sur un espace de deux cents pas environ. Alors commençait une belle allée d’une double rangée d’arbres projetant des ombres épaisses. À l’entrée de cette allée s’élevait un petit monticule, vrai dôme de verdure un peu renflé vers le milieu. Sur cette excroissance de terre se trouvait une sorte de fourré de jeunes arbres aux branches très-basses et bien garnies de feuilles. À l’extrémité s’étendait une vaste plaine semée de ci de là de quelques maisons.

Quand André eut fini de relever le terrain, il fit signe à José de s’approcher.

— Ce soir, lui dit-il, j’ai un rendez-vous ici.

— Bien, maître.

— Un rendez-vous sur lequel j’ai des doutes.

— Vous avez peur qu’on n’y manque ?

— Non ; mais en même temps que ce rendez-vous m’était donné, je recevais la lettre que tu m’as remise et dans laquelle on me conseille de me tenir sur mes gardes. J’ai donc voulu explorer les lieux à l’avance. Tu vas rester ici jusqu’à l’heure où j’y reviendrai ; tu examineras attentivement tous ceux qui passeront, guetteront ou se cacheront ; et pour le faire avec plus de succès, tu vas toi-même te tenir dans ce fourré de jeunes arbres. Quand je me présenterai, si c’est une femme qui vient au-devant de moi, tu ne bougeras pas ; si c’est un homme, tu armeras ton pistolet ; s’il y a plus de deux hommes, tu accourras à mon aide. En tout cas, quelle que soit la route que tu me voies prendre, à pied ou en voiture, tu me suivras de loin, le plus adroitement possible, et tu feras sentinelle près de la maison où j’entrerai. À bientôt.

José, qui venait d’allumer une cigarette, s’inclina en lâchant une bouffée de fumée ; et avant qu’André eût fait dix pas vers le paseo où circulaient encore de nombreux promeneurs, il commença d’examiner les alentours.

— Il y a quelque diablerie là-dessous, dit-il en furetant le petit fourré qui devait lui servir d’observatoire.

L’ayant trouvé complétement inhabité, il poussa une pointe dans l’allée recouverte. Le plus grand silence régnait sous les épais acacias entremêlés de ces lauriers si odorants aux Antilles, et d’orangers en plein parfum. On n’entendait sous cette voûte de verdure que le cri strident des coucarachas, dont les ailes sèches produisent pendant leur vol un bruit semblable à celui de deux morceaux de bois frappés l’un contre l’autre. C’est à peine si l’odeur infecte des coucarachas qui se croisaient en tous sens faisait tache au milieu des senteurs exquises répandues sous cette voûte par les arbrisseaux en fleurs.

José, après avoir poussé ses investigations aussi loin que possible, revint au fourré qu’il trouva, comme auparavant, dégarni d’occupant. Il s’y installa de son mieux, en ne perdant pas du regard une seule des issues aboutissant à la porte. Il vit bien passer plusieurs volantes, puis des cavaliers, puis des piétons ; mais piétons, cavaliers et volantes s’éloignèrent. Bientôt il ne vit plus rien.

La nuit, qui vient si vite sous ces climats bénis, qu’on passe du soleil aux ténèbres presque sans transition, apporta son cortége d’étoiles dont chacune, selon l’expression des Cubiens, brille comme une lune. Ils ajoutent, il est vrai, que leur lune resplendit comme le soleil, et que le soleil luit comme un firmament embrasé.

Depuis un moment, il ne se montrait plus ni un passant ni un promeneur, lorsqu’au carillon de neuf heures, que les deux ou trois cents horloges de la ville se renvoyèrent comme l’écho le plus irritant qu’on puisse entendre, une volante s’arrêta à l’entrée de l’allée, puis s’en retourna au galop, après qu’une femme en fut descendue. En même temps, André se montrait à la porte de Tierra. Il était à pied et couvert d’un puncho, sorte de manteau carré qui, plus l’ampleur, est exactement confectionné comme une chasuble de prêtre. André avait relevé un des coins de ce puncho, qui lui cachait le visage. Il s’avança vers le fourré où il savait devoir trouver José, puis s’arrêta à quelques pas ; sa main droite caressait la crosse damasquinée d’un pistolet. La femme qui était descendue tout à l’heure de la volante se dirigea lentement vers le point où se tenait André. Elle était complétement habillée de noir et encapuchonnée de façon à ne laisser voir aucun de ses traits. Elle examina tout autour d’elle avec précaution, puis fit mine de passer tranquillement son chemin ; mais arrivée à deux pas d’André, elle murmura le nom du jeune officier.

— C’est moi, répondit celui-ci en laissant tomber le pan relevé de son puncho.

La femme s’approcha vivement alors de lui, et retirant de dessous sa mante un bouquet :

— Vous comprenez, n’est-ce pas, seigneur ?

André prit le bouquet, offrit son bras à la messagère voilée, et entra avec elle sous la voûte de la longue allée. Quand José eut vu son maître à quelque distance, il sortit de sa cachette, se coucha pour ainsi dire à plat-ventre, et le surveilla de loin. Deux ou trois fois la compagne d’André avait retourné la tête, croyant entendre du bruit.

— Que craignez-vous donc ? lui demanda celui-ci.

— Je crains qu’on ne nous suive.

— Soyez sans inquiétude. Si quelque téméraire se jetait à travers nos pas, j’ai, pour le recevoir, un bon poignard et deux excellents pistolets.

— Vous vous armez ainsi pour aller au bonheur ? murmura la femme d’un air étonné.

— Pourquoi pas, répliqua André. Sait-on jamais où nous mène le bonheur ? Mais, dites-moi, reprit-il, vous voilà encapuchonnée au point que je puis dire que je marche à côté d’un mystère…

— Oh ! n’allez pas vous méprendre ! et il est inutile, seigneur, de me presser ainsi le bras et la main ; vous semez en terre stérile. Je ne suis pas le bonheur, je ne suis que le chemin qui y conduit.

André reconnut parfaitement le timbre de voix de la femme qui l’avait arrêté la veille au soir dans la rue.

José les suivait toujours à distance, eu rampant dans les herbes comme un véritable serpent. André et sa compagne n’avaient pas échangé une parole depuis environ un quart d’heure, lorsque le jeune homme s’écria tout à coup, impatienté de la durée du chemin :

— Ah çà ! mais où me conduisez-vous donc ?

— Chez moi.

— Chez vous ? Est-ce loin encore ?

— Vous ennuyez-vous en ma compagnie ?

— Non pas, mais il est permis de trouver la route longue… quand on va au bonheur. Au fait, qui êtes-vous ?

— La nourrice de la señora Antonia.

— Antonia ! fit André.

La plus charmante créole,
Par tous les saints du paradis !…

— Ah ! vous savez la sérénade…

— Elle court les rues de la Havane.

Ils tournèrent tout à coup un coude de chemin, et André aperçut à quelques pas devant lui une maison badigeonnée de bleu comme le sont la plupart des maisons de la Havane. Une allée d’orangers y conduisait, et des lauriers en fleurs dessinaient un demi-cercle dans une cour sombre.

— C’est ici ! dit la nourrice en ouvrant une petite porte.

Le cœur d’André battait avec violence. Il était tout autant intrigué du mystère que du côté galant de l’aventure. Il suivit la nourrice après s’être assuré que son poignard était bien à sa place et ses pistolets faciles à jouer.

José, toujours en se traînant avec précaution, était arrivé jusqu’à quelques pas de la maison dont il vit André et sa compagne franchir la porte.

Il s’assura le moyen d’escalader les fenêtres pour s’introduire dans l’intérieur, au cas où le bruit de quelque lutte lui indiquerait qu’on avait besoin de son secours. Quand il se fut bien édifié sur ce point, il examina l’extérieur de la maison. Il fut frappé, comme l’avait été André, du morne aspect des murs et de l’obscurité des croisées, toutes hermétiquement closes, et ne laissant pas soupçonner qu’il pût exister le moindre foyer de lumière derrière les jalousies.

José secoua la tête en signe de défiance, se colla comme une cariatide contre un des piliers de la porte de la cour et se donna tout oreilles aux bruits qui pouvaient arriver jusqu’à lui.

Le silence et le calme le plus absolus régnaient autour de la maison.


VIII


André, la main appuyée sur celle de sa mystérieuse introductrice, traversa une sorte de vestibule sonore et sombre comme l’extérieur de la maison. Puis une porte s’ouvrit sur une seconde pièce, où la lumière de deux bougies brillait doucement.

Les premiers regards d’André se dirigèrent vers une glace qui se trouvait en face de lui. Il s’aperçut que ses traits étaient pâles et sérieux. Chez lui, hâtons-nous de le dire, ce n’était pas de la peur, mais l’effet d’une émotion bien naturelle. De crainte que la nourrice ne se méprît sur cette pâleur, André s’empressa de sourire, et lui dit de sa voix la plus rassurée :

— Le chemin du bonheur est comme celui du ciel, paraît-il étroit, escarpé et difficile.

— Quelquefois, répondit la nourrice, en ce pays surtout.

Joséfa (ainsi se nommait-elle) avait raison. Il y avait dans cette observation qu’elle venait de faire, tout un tableau des mœurs de la vie coloniale. Soit dit sans vouloir porter préjudice à la vertu des femmes du Nouveau-Monde, il faut constater que tout, dans les habitudes de l’existence intérieure et dans les dispositions même des habitations, concourt à raffermir cette vertu, ou du moins à entourer de difficultés presque insurmontables les occasions de défaillance.

D’abord, les appartements sont ouverts de tous les côtés, à tous les vents, à tous les regards. Voulût-on les clore, il resterait encore à l’indiscrétion et à la jalousie assez de moyens d’exercer leur surveillance. Les murailles et les cloisons des maisons d’Europe sont remplacées, aux colonies, par des lames de persiennes à jour ; les portes ne sont jamais fermées, en sorte que les nombreux domestiques de chaque maison circulent d’une pièce à l’autre à toute heure ; il suffirait que l’entrée fût une seule fois refusée, contre l’habitude, à un d’eux, pour donner l’éveil aux soupçons.

Puis, au nombre de ces domestiques, il faut toujours compter deux ou trois de ces esclaves privilégiés, enfants et adultes, de l’un et de l’autre sexe, ne quittant jamais les talons ou la jupe de leur maîtresse, toujours dans sa chambre dont l’entrée leur est familière, dans son salon même où assis dans un coin, ils assistent à toutes les visites, à toutes les conversations.

On peut dire qu’aux colonies les maisons sont de verre ; du haut en bas on voit ce qui s’y passe, on entend ce qui s’y dit. Changer quelque chose à ce despotisme intérieur, ce serait déclarer qu’on veut mal faire ; si une servante ou le moindre négrillon trouvait la résistance d’un verrou derrière une porte dont il aurait essayé de tourner la serrure, aussitôt la domesticité entière serait assemblée, l’œil collé aux fentes des persiennes et l’oreille aux écoutes.

Dans ces conditions de vie publique même au fond de leur alcôve, les femmes créoles, non-seulement ne peuvent rencontrer sous leur toit des occasions de faiblesse, mais encore elles sont garanties contre toute conversation compromettante pour leur honneur, part faite, bien entendu, à la liberté des propos qui, dans les colonies espagnoles surtout, sont dans les mœurs du meilleur monde.

Pour qu’une femme puisse enfreindre ces lois de la surveillance domestique, qui laissent aux maris le loisir de dormir sur leurs deux oreilles, comme on dit, il faut qu’elle en arrive à jeter complétement son bonnet pardessus les balcons, et accepte d’être mise au ban de la société coloniale, société très-guindée en général, au milieu même de l’extrême licence qu’elle affiche quelquefois. Elle aime peu qu’on la fronde, et montre la plus grande antipathie à tous ceux qui paraissent faire fi du qu’en dira-t-on.

Il n’y a pas de pays où l’on soit plus indulgent pour les faiblesses, et même pour les vices, mais sous la condition qu’on n’en fera point parade.

Il reste aux femmes une ressource suprême, dangereuse, mais qui leur fait rarement défaut, pour échapper, quand elles en ont la pensée, aux scrupules de l’intérieur domestique. Cette ressource est la protection coupable de leur nourrice, ou de l’esclave favorite, élevée avec elles, dans leur intimité, comblée de leurs bienfaits, et plus esclave encore par le dévouement et par l’affection que par la loi. Toute défaillance de vertu, aux colonies, s’est toujours accomplie derrière un de ces deux manteaux.

Il faut avoir vécu dans la société coloniale pour bien comprendre que ces deux êtres, nourrice et esclave, n’agissent ainsi ni par corruption ni par intérêt, mais par dévouement. En aidant une femme à se perdre, elles croient sérieusement la sauver du scandale que provoquerait toute autre ligne de conduite.

C’est ainsi que Joséfa avait été amenée à se faire la messagère complaisante de la marquise Antonia Daguilla auprès d’André de Laverdant, et à prêter son estancia (petite habitation), qu’elle tenait de la munificence de sa maîtresse, pour leur première entrevue. Le lecteur voudra bien comprendre que nous dépeignons ici des mœurs exceptionnelles, et que nous devons étudier la société coloniale sous toutes ses faces. Et d’ailleurs, je me hâte de le dire, la marquise Daguilla n’avait d’autre but et d’autre arrière-pensée, du moins ne se l’avouait-elle pas, que d’accueillir en secret un homme à qui la jalousie excessive du marquis ne lui permettait pas d’ouvrir les salons du riche hôtel de la caïa de l’Obispo. Elle ne péchait encore que par curiosité.

La marquise Daguilla, en effet, vivait en recluse à la Havane : promenades, bals à la Filarmonica, concerts, spectacles, tout lui était refusé ; et, pour le monde si brillant de la Havane, Antonia était une perle perdue, enfouie dans le luxe splendide d’un hôtel dont les portes de marbre ne s’étaient jamais ouvertes devant un homme.

Les maris, à la Havane, sont également sujets à ces deux extrêmes : ils accordent à leurs femmes une liberté excessive ou les condamnent, au nom de la jalousie, aux rigueurs de la solitude.

Joséfa laissa André dans la pièce où nous les avons vus tout à l’heure, et entra dans un appartement voisin ; par la porte, une vive lumière s’échappa. C’était une sorte de salon proprement, mais modestement meublé. On s’apercevait cependant qu’il avait été décoré à la hâte et évidemment pour la circonstance. Une belle natte de jonc fin couvrait le plancher, et dans le milieu était suspendu un hamac en écorce d’arbre et orné de plumes aux plus splendides couleurs.

Dans ce hamac légèrement balancé était arrondie une jeune femme rêveuse, regardant s’envoler en spirales bleues la fumée d’une cigarette dont ses lèvres lançaient la fumée au ciel. En entendant entrer Joséfa, la jeune femme sauta vivement à bas du hamac, et jeta dans un petit brasero, placé sur un meuble à côté d’elle, la cigarette à moitié consumée.

— Nourrice, est-il venu ? demanda-t-elle à Joséfa.

— Il est là, répondit celle-ci.

— Introduis-le ; et, en disant cela, Antonia chercha un refuge pour sa nonchalance et pour sa grâce créoles dans une butaca.

Joséfa appela André et se tint debout devant la porte, qu’elle referma soigneusement.

Antonia, à l’arrivée d’André, se leva rouge de pudeur et d’émotion.

— Approchez, seigneur cavalier, dit-elle ; puis elle se rassit, et ajouta en s’adressant à Joséfa :

— Reste avec nous, nourrice.

André plus respectueux et plus craintif qu’il ne s’était promis de l’être, s’avança jusque devant Antonia, dont il baisa respectueusement la main, et prit place dans la butaca que Joséfa lui présenta. Les plus hardis conquérants de cœurs eussent éprouvé, en présence de la marquise, les mêmes sentiments qui dominaient André.

Antonia avait, en effet, une beauté qui imposait, chose rare chez les Havanaises, douées plutôt de ce que nous appellerions ici le minois chiffonné, avec des airs provoquants. Son regard inspirait l’obéissance. Dans tout son aspect, il y avait quelque chose d’impérieux ; les grâces capiteuses de la femme ne se découvraient en elle qu’à la seconde épreuve.

Comme toutes les Espagnoles de ces pays, elle était de taille moyenne. Elle avait le teint mat, mais la vie circulait sous cette blanche épiderme avec un sang riche et généreux. Ses yeux étaient une double fournaise ; elle les avait aussi grands que sa bouche, qui était des plus mignonnes. Ses pieds étaient petits ; ses mains plus petites encore, je crois ; le bras rond, mais musculeux, les épaules grasses et arrondies. Et puis tout cela était animé par un je ne sais quoi qui n’a de nom dans aucune langue, pas même dans celle de l’amour, un je ne sais quoi qui fait que l’on reste hébété devant une pareille femme, et que l’on se jette à ses genoux.

C’est le moyen qu’André trouva le plus éloquent pour dire à Antonia :

— Je vous trouve belle comme un rêve. On m’avait promis un ange, je trouve une femme, ce qui vaut bien mieux.

Le silence d’André menaçait de devenir embarrassant pour Antonia. Il le sentit. Et au bout de quelques instants, quand il fut revenu à lui :

— Madame, lui dit-il, que puis-je faire pour mériter toutes les bontés dont vous m’honorez ?

Antonia parut faire un effort, et, d’une voix évidemment troublée par l’émotion :

— J’ai su, seigneur cavalier, répondit-elle, que vous aviez manifesté le désir de me remercier de l’hospitalité que je vous ai offerte dans mon hôtel le jour où vous fûtes blessé.

— C’était vous ! s’écria André en l’enveloppant du regard.

— Moi-même ! Et comme il ne m’était point possible de vous voir à la Havane, j’ai obtenu de ma bonne nourrice qu’elle me prêtât sa maison pour accepter vos remerciements d’une action si simple.

André prit avec passion l’une des mains d’Antonia et la porta à ses lèvres.

— Tenez, seigneur cavalier, dit la marquise en détachant l’unique rose qui s’épanouissait resplendissante au milieu de son épaisse chevelure noire, gardez ceci en souvenir de moi et de ce jour…

Les Havanaises, comme toutes les Espagnoles de l’Amérique d’ailleurs, attachent un prix extrême au don de cette fleur qu’elles portent dans leurs cheveux.

Je me souviens qu’un de mes amis avait rendu, en France, de très-sérieux services au général Rosas, le dictateur de Buenos-Ayres. Un officier de notre marine, dînant un jour chez le général, eut occasion de parler de cet ami et de ses services. Manuelita, la fille du dictateur, détacha la rose qui était plantée dans ses bandeaux, et se retournant vers l’officier :

— Vous partez demain pour la France ; à votre arrivée, remettez cette fleur à M. X…, et dites-lui combien je lui suis reconnaissante de son dévouement à mon père.

La conversation entre André et Antonia, quoique se ressentant bien un peu de l’excentricité de leur rencontre, se maintint cependant dans les limites de la plus irréprochable convenance ; elle fut ce qu’elle eût été dans le salon môme de l’hôtel de la caïa de l’Obispo.

— Et quand vous reverrai-je, Madame ? demanda André prêt à quitter Antonia sur l’ordre donné par la nourrice.

— Joséfa vous le dira demain à l’église, où vous vous rendrez à neuf heures.

Ils se séparèrent.

André suivit Joséfa, qui ferma les portes avec précaution. Arrivée à celle qui donnait sur la cour, elle l’entr’ouvrit avec un soin extrême, et après avoir passé la tête au dehors pour regarder et écouter, elle dit à voix basse :

— Venez, Excellence.

Elle conduisit le jeune homme pendant quelques pas, et lui indiqua la route qu’il fallait prendre pour gagner l’allée sombre de la puerta de Tierra. En tournant l’angle du mur qui encadrait la cour de la maison, André aperçut dans les ténèbres un homme qui se dissimulait au point qu’on eût dit qu’il voulait disparaître dans l’épaisseur des pierres.

C’était José. André le reconnut parfaitement. La vieille nourrice laissa Laverdant pour rentrer dans sa case.

L’Indien rejoignit son maître.


IX


En arrivant devant la porte, Joséfa poussa un cri de surprise et recula de cinq pas. Elle venait d’apercevoir assise sur l’une des marches une femme, la tête penchée dans ses deux mains, dans l’attitude de la prière, de la méditation ou de la douleur. Au cri de Joséfa, cette femme se leva, et balbutia d’une voix bien douce, mais toute tremblante :

— Tu ne me reconnais pas, nourrice ?

— Qui êtes-vous ? murmura Joséfa à qui le trouble et l’émotion retiraient tout sentiment de perception.

— Mais je suis Tobine.

À ce nom Joséfa se calma, et se rapprochant de la jeune esclave :

— Et que fais-tu ici, chère enfant ?

— Je viens te demander l’hospitalité pour cette nuit.

— L’hospitalité ? fit Joséfa.

— Oui ; après avoir frappé trois fois à ta porte, je m’étais assise, désespérée. Tu étais donc dehors ?

— Oui… J’étais allé jusqu’à la Croix du Pêcheur dire ma prière en pèlerinage, balbutia Joséfa ; mais y a-t-il longtemps que tu es ici ?

— À peine cinq minutes.

Joséfa respira. Elle craignait que Tobine ne fût arrivée avant le départ d’André, et qu’elle ne l’eût vu peut-être sortir.

— Pauvre enfant, reprit la nourrice, mais comment se fait-il que tu viennes me demander l’hospitalité ? T’es-tu donc sauvée de la maison du marquis ? T’a-t-on battue ? Que t’est-il arrivé, enfin ?

— Rien de tout cela nourrice ; seulement j’ai à causer avec toi. Ne veux-tu pas que nous entrions ?

— Certainement si, répondit Joséfa, en affectant de cette rencontre une joie qu’elle ne ressentait pas. Elle ouvrit la porte ; les deux femmes entrèrent. Joséfa s’arrêta dans la première chambre où il y avait de la lumière, et regardant aussitôt Tobine :

— Bon Dieu du ciel ! qu’as-tu donc ? s’écria-t-elle. Tu es froide comme la pierre d’un tombeau. Tes yeux sont noyés de larmes ; es-tu malade ?

— Oui, répondit Tobine, et bien malade.

— Où souffres-tu ? demanda Joséfa, devenue tendre et tout à fait sérieusement prévenante.

— Là ! fit la jeune mulâtresse en portant la main à soit cœur. J’aime, ma bonne Joséfa, j’aime !

Et en disant ces mots, elle se laissa tomber sur une chaise, tout émue et palpitante.

— Tu aimes donc sans espoir d’être aimée, que tu souffres ainsi ?…

— Sans espoir ! répondit Tobine en cachant sa tête dans le sein de sa nourrice.

— Pauvre enfant ! murmura Joséfa. Voyons, chère petite, continua-t-elle, tu es belle comme pas une fille de couleur ne l’est, à coup sûr, dans toute la Havane, et tu ne peux pas aimer sans espoir qu’on t’aime… Qui donc est celui pour qui ton cœur a chanté ?

— Je ne puis pas le nommer, répondit Tobine en frissonnant.

— C’est une Excellence ?

Tobine se contenta de faire un signe de tête.

Certes, il n’est pas rare aux colonies de voir des filles de couleur amoureuses de jeunes blancs, et il n’est pas extraordinaire qu’il découle de là un drame ou une émotion. Les femmes de la caste de Tobine sont la proie habituelle des riches et des élégants de la race blanche. Libres, elles se donnent à qui veut les prendre ; esclaves, elles deviennent l’objet d’un marché traité de gré à gré, souvent entre le propriétaire et l’amant lui-même, sans que la morale coloniale y trouve à redire.

Mais il s’est présenté des cas où, selon les habitudes de l’enfance, et l’espèce d’éducation qu’elles ont recueillies au contact de leurs maîtresses, certaines jeunes filles esclaves, surtout dans la position de favorite qu’avait occupée Tobine, puisent des idées élevées et honnêtes. Celles-là ont trouvé un frein à leurs passions ; la prostitution luxueuse de leurs compagnes les a épouvantées, elles ont fait quelquefois des rêves chastes ou ambitieux. Elles n’ont ressenti de l’amour que les atteintes honnêtes, et de l’homme qui a fait chanter leur cœur, selon l’expression havanaise de Joséfa, elles font un dieu pour leur âme, un mari pour leur cœur. Si cet homme est un blanc, une Excellence, le rêve, pour des filles comme Tobine, devient un cauchemar affreux, peuplé de haine, de vengeance et de malédiction. Qui haïssent-elles le plus alors, de l’amant impossible ou de leur rivale ? Elles l’ignorent elles-mêmes ; mais elles haïssent et elles sont disposées à se venger en aveugles ; il leur faut une proie au moins ; c’est le comble du bonheur et de l’ivresse quand leurs griffes et leurs dents peuvent déchirer à la fois deux victimes.

C’est la règle générale que nous venons de poser ; elle a eu ses exceptions. De nobles élans, des résignations admirables, des dévouements profonds sont sortis de ces passions tumultueuses.

Tobine avait été la compagne d’enfance d’Antonia ; elle avait été donnée à la jeune fille blanche comme un jouet pour la distraire. De plus, elles étaient sœurs de lait ; et le vieille Joséfa était la source où elles avaient puisé un mutuel attachement qui les avait liées l’une à l’autre comme deux sœurs du même sang, part faite à l’abjection de l’esclave, aux droits du maître et à la différence de couleur.

En écoutant le commencement de la confidence de Tobine, Joséfa avait senti un grand trouble lui passer dans l’esprit, et un froid mortel lui saisir le cœur. Elle se raffermit un peu cependant, et s’adressant à Tobine :

— Eh bien ! lui dit-elle, tu voulais me consulter, parle ; quel conseil te puis-je donner ?

— Écoute, nourrice, cet homme que je ne puis nommer : noble, beau, jeune, brave, je l’aimai… en le voyant. Je ne savais et je ne voulais pas savoir s’il aimait personne, et s’il était aimé d’aucune femme. J’avais donc le mystère et l’incertitude qui me laissaient heureuse. Mais un jour, j’étais aux côtés d’une femme, belle comme il est beau, lui, noble comme il est noble, jeune comme il est jeune, et je sentis, aux regards, à la pâleur, au tremblement de cette femme, qu’elle aimait, comme moi, le même homme. Je pouvais l’espionner, je l’espionnai, et je sus…

— Malheureuse ! s’écria Joséfa, l’homme que tu aimes, c’est…

— Tais-toi, nourrice ! fit Tobine en appliquant sa main sur la bouche de Joséfa ; tais-toi, maîtresse pourrait entendre…

— Antonia ? murmura Joséfa stupéfaite.

— Oui, maîtresse, reprit l’esclave à voix basse, car elle est ici, je le sais ; car ce soir, elle a reçu M. de Laverdant, pendant que moi je pleurais à la porte, de rage et de jalousie.

— Bon Dieu du ciel ! s’écria la nourrice en se laissant tomber sur un siége, nous sommes perdues !

— Et pourquoi ? répliqua Tobine. Parce que je sais que madame a, ce soir, donné un rendez-vous à M. André, parce que je sais qu’il est venu ici, parce que je l’ai vu sortir tout à l’heure accompagné par toi ! Perdues ? oui, vous le seriez toutes les deux, si c’était une autre que moi qui fût en possession de ce terrible secret ; oui, si Madame n’était ma sœur de lait, si je ne la chérissais pas comme si la même mère nous eût donné le jour à toutes les deux. Et pourquoi veux-tu donc que ce soit Tobine qui vous perde !… Je vous sauverai plutôt s’il le faut…

À ces mots, la porte de la pièce voisine s’ouvrit, et Antonia parut, pâle et émue. Tobine, involontairement, fit un bond en arrière. Ce n’est jamais impunément qu’une femme se trouve en face d’une rivale heureuse. Antonia s’avança vers la jeune mulâtresse et, lui prenant les deux mains, elle oublia sa dignité de femme blanche et de maîtresse jusqu’à l’embrasser. Puis, après un moment de silence, elle lui dit :

— J’ai tout entendu, Tobine ; tu m’aimes, tu m’es dévouée, n’est-ce pas ? Oh ! tu garderas bien au fond de ton cœur ce fatal secret.

— Il mourra avec moi, maîtresse, répondit la mulâtresse ; mais, au nom du ciel ! s’écria-t-elle en tombant aux genoux d’Antonia, dites-moi si vous l’aimez réellement.

Le silence d’Antonia, commandé par la pudeur et par la dignité, répondit pour elle.

— Eh bien ! si vous l’aimez, continua Tobine, ne le revoyez plus jamais, M. Daguilla sait tout.

— Ciel ! s’écrièrent en même temps Joséfa et la marquise.

— Et vous n’ignorez pas, reprit Tobine, que le marquis tuerait M. André. Et s’il ne vous a pas surpris ici ce soir, c’est, à moi que vous le devez.

— À toi ?

— Oui, à moi. Vous souvient-il, Madame, d’un jour où, quelque temps après la chute que fit M. de Laverdant en face de l’hôtel, vous le regardiez passer à cheval dans la rue ? Vous avez laissé échapper, en l’apercevant, un cri qui vous a trahie à mon cœur. Le marquis était près de vous ; il vous a entendue aussi, il a surpris également votre émotion, et son front s’est assombri de colère et de soupçons. Depuis ce moment il a épié tous vos pas et tous ceux de nourrice, toutes vos émotions, toutes vos distractions, tous vos soupirs. Je faisais comme lui… Mais le marquis avait à son service deux catalans nommés Isturitz et Algedro. Ils appartiennent à la bande des brigands qui campent dans les bois de San-Marcos. Oh ! je les connais bien, car l’un d’eux m’a offert, une fois, vingt onces d’or pour l’accompagner. Hier, ils ont surpris nourrice arrêtant le seigneur André dans la rue ; et ce matin, pendant que vous étiez à l’église San-Francisco, j’ai vu ces deux hommes entrer dans l’hôtel par le jardin. Je me suis glissée jusqu’à la porte de l’appartement du marquis, et j’ai bien entendu qu’il était question de la rencontre d’hier au soir. Je m’éloignai rapidement pour faire parvenir un avis secret à M. André, qui n’en a pas tenu compte. Le marquis me fit ensuite appeler, et menaça de me faire donner cinquante coups de fouet par le Commandeur d’une de ses habitations, si je ne lui dévoilais pas ce que je savais de la rencontre d’hier entre Joséfa et M. de Laverdant. Je lui jurai que j’ignorais tout. Quelques instants après, il me chargea, sous menace d’être fouettée en pleine rue par le bourreau, de m’assurer si vous sortiriez ce soir, et de lui dire où vous iriez. Je feignis d’accepter cette odieuse mission ; je lui ai menti en lui persuadant que vous étiez allée à votre estancia de Santa-Bonaventura pour y faire provision de fleurs et de fruits.

Antonia, blanche comme un lis, les lèvres violettes, les yeux noyés dans les larmes, avait écouté avec terreur ce récit de Tobine.

— Tu savais donc, s’écria-t-elle, que je venais ici ?

— Oui, répondit la mulâtresse. En voyant M. André sortir, je l’ai suivi de loin, je l’ai vu se diriger vers la porte de Tierra ; je n’ai pas douté alors que vous ne vinssiez chez nourrice. Oh ! Madame, continua Tobine en se jetant aux genoux de sa maîtresse, si vous l’aimez, ne le revoyez plus jamais ; je vous dis que vous le ferez assassiner.

Tobine était belle en suppliant ainsi Antonia qui hésitait à promettre ce que lui demandait la jeune esclave. Joséfa fut obligée d’intervenir, et obtint qu’au moins on laisserait écouler quelques jours avant de revoir André, de manière à dérouter les soupçons du marquis.

— Écrivez-lui cela ! s’écria Tobine à moitié triomphante, car elle s’était arrêtée à cet espoir que huit jours pourraient amener l’oubli de la part de l’un ou de l’autre.

— Lui écrire cela ! répéta Antonia, mais…

— Voulez-vous donc le faire mourir ? s’écria la mulâtresse avec une éloquence persuasive devant laquelle Antonia parut ébranlée.

— Et qui lui remettra ce billet ? demanda-t-elle.

— Moi, répondit la jeune esclave.

Antonia jeta un regard ardent sur Tobine. Elle la trouva si éclatante de beauté que la jalousie lui mordit le cœur.

— Non, se dit-elle, je ne lui écrirai pas ; non, Tobine ne lui apportera pas cet adieu de huit jours qui serait peut-être éternel… car elle l’aime, car elle est belle, car elle pourra rapprocher… Enfin, c’est ma rivale…

Et en même temps il lui vint à l’esprit que tout ce récit de la mulâtresse pouvait bien être une machination de jalousie, et que le marquis ne savait rien. Elle fut sur le point de déchirer le billet et de s’en remettre aux hasards de l’aventure.

— Comédie pour comédie, pensa-t-elle ; je vais lui donner ce billet, car en le lui refusant elle pourrait me trahir. Mais Joséfa se chargera d’en détruire l’effet.

Elle tendit la lettre à Tobine qui la cacha soigneusement dans le corsage de sa robe ; elle l’eût enfermée volontiers dans son cœur pour la conserver intacte. Ce billet c’était plus que la vie, c’était l’espérance, c’était l’amour d’André qu’on venait de lui rendre. Elle le croyait du moins, la pauvre enfant.

— Mais, fit-elle tout à coup, les serenos peuvent m’arrêter et me conduire à la geôle. Il faut que Madame me donne un permis de circulation.

— Voici ce qui vaut mieux qu’un permis, répliqua la marquise en tendant sa bourse à Tobine. Les serenos pourraient prétendre ne savoir pas lire ; mais ils savent toujours distinguer un doublon d’une piastre.

— Merci ! s’écria Tobine, en s’élançant à travers les ténèbres.


X


Quand la jeune mulâtresse fut sortie, Antonia commença à craindre de lui avoir marqué une trop grande confiance. Elle communiqua ses doutes à Joséfa, qui, peu à peu, se laissa persuader aussi ; comme la nourrice n’avait rien tant à cœur que d’obéir aux volontés et aux caprices de la marquise, elle finit par lui promettre d’aller le lendemain à l’église, et, au cas où André ne s’y serait pas rendu, de pénétrer jusque chez lui pour l’engager à venir le soir, ainsi que cela avait été convenu, à un rendez-vous qu’on lui désignerait.




Antonia était rentrée à son hôtel en compagnie de la nourrice, chargées toutes deux de fleurs et de provisions de fruits. Au bruit qu’elles avaient fait, le marquis s’était rendu dans l’appartement de sa femme, et de crainte qu’elle ne prît soupçon de son visage soucieux, il s’était arrangé, pour l’interroger sur sa sortie du soir, le front le plus paternel et le regard le plus caressant du monde. À ses questions, Antonia répondit simplement qu’elle était allée d’abord à l’église, de là en pèlerinage à la Croix du Pêcheur, et enfin qu’elle s’était reposée chez sa nourrice, dont elle avait dévalisé le jardin et le potager, ajoutait-elle en souriant. Le marquis Daguilla ne fit pas la moindre objection. Quand il fut sorti :

— Tu vois bien, nourrice, dit Antonia à Joséfa, qu’il ne se doute de rien… Lui, le plus jaloux des maris, aurait-il gardé ce calme et ce sourire ?… Tu iras demain à l’église, et diras à André que je l’attends le soir.

— Chez moi ? demanda la nourrice.

— Non ; à la Magnificencia.

La Magnificencia était un magnifique jardin, un parc de fleurs, pour mieux dire, que la marquise possédait à quelque distance de la Havane, et où son mari lui permettait d’aller respirer l’air plutôt que sur le paseo.

À peine M. Daguilla eut-il quitté sa femme que Isturitz pénétrait secrètement jusqu’à lui ; après un échange de quelques mots grassement payés, le marquis congédia le bandit en lui recommandant bonne surveillance. Le lendemain, Daguilla entra de grand matin chez Antonia.

— Je viens de recevoir, lui dit-il, un message de ma sucrerie de la Felicitade ; mon mayoral m’annonce que le feu a dévoré trois pièces de cannes ; il importe donc que je me rende immédiatement à Felicitade. Vous serez raisonnable pendant mon absence, Antonia, et vous penserez à moi, n’est-ce pas ? Nourrice, continua-t-il en s’adressant à Joséfa, je vous la recommande bien.

— Tu vois, s’écria la marquise quand son mari fût parti, tu vois qu’il ne sait rien. Tobine était sotte ou folle…

mais, reprit-elle tout à coup, où est Tobine ? Je ne l’ai point vue depuis hier au soir…

— Les serenos l’auront arrêtée, je le crains, répondit Joséfa ; en sortant de l’église, je passerai à la geôle pour la faire mettre en liberté.

Ces arrestations d’esclaves après la tombée du jour sont si fréquentes aux colonies, que les maîtres ne s’en inquiètent pas beaucoup. Dans la situation où se trouvait Antonia, l’absence de Tobine aurait pu lui donner des terreurs que le calme et la tranquillité du marquis ne lui permirent pas d’avoir même un moment.

André se rendit à l’église, l’âme toute préoccupée du bonheur nouveau qui l’attendait. Nous dirons tout à l’heure comment le billet d’Antonia ne lui était point parvenu, et comment il allait plein de confiance et de joie à ce rendez-vous. Joséfa entra dans l’église peu de temps après André, et ne fut pas médiocrement surprise de l’y trouver. Elle n’y comptait que peu. Elle attribua sa présence à cette foi qui pousse les amants à douter d’un malheur ou d’un contre-temps jusqu’au moment où il n’y a plus d’espoir à conserver.

Arrivée au milieu de la nef, elle s’agenouilla et feignit de prier. Mais en se retournant, elle laissa tomber distinctement ces mots qu’André recueillit :

— Ce soir, à sept heures, promenez-vous sur le chemin qui mène au Moro[2]. Vous verrez passer un nègre sur un cheval blanc, vous le suivrez de loin.

André se retira sans avoir pris garde, non plus que Joséfa, à deux femmes qui, pieusement agenouillées à ses côtés, avaient affecté de ne point se déranger de leurs prières, mais n’avaient pas perdu une syllabe de ce qui venait d’être dit. Elles se regardèrent en échangeant un coup d’œil d’intelligence, continuèrent un moment encore à défiler leur chapelet, puis sortirent l’une après l’autre pour écarter tout soupçon.

Le soir, André qui n’avait plus ni doutes ni craintes sur les rendez-vous qu’il avait tout d’abord suspectés, arriva à l’heure exacte ; et seul cette fois. Il ne tarda pas à voir un nègre monté sur un cheval blanc traverser le chemin, puis tourner le Moro et s’enfoncer dans une allée à droite. André le suivit en réglant l’allure de son cheval sur celui de son guide anonyme.

Pendant qu’André court les champs par des sentiers détournés, revenons sur nos pas.


XI


Tout d’abord, expliquons au lecteur comment le marquis Daguilla, un des plus riches propriétaires de Cuba, et qui tenait la tête de la société de la colonie, se trouvait en relations aussi intimes avec les deux bandits que nous avons vus agir sous ses ordres.

À cette époque de confusion où était plongée l’île, rien n’était plus commun que ces étranges alliances qui mettaient le comble à la désorganisation du pays. Le sentiment de la conservation personnelle les engendrait ; l’impuissance et la faiblesse de l’autorité et de l’administration les encourageaient.

Les bandes de voleurs vivant au milieu des bois autour des plus riches plantations de cannes à sucre, de café et de tabac étaient intéressées à n’être point inquiétées ; elles y parvenaient en menaçant d’incendie et d’assassinat les propriétaires, incapables de se défendre eux-mêmes, et impuissants à obtenir aucun secours efficace de la police et du gouvernement de la colonie. Leur sauvegarde était donc dans l’impunité qu’ils garantissaient à ces voleurs bien connus, et même dans des subventions qu’ils leur payaient annuellement soit en argent, soit en vivres. À ces conditions, leurs propriétés étaient respectées. Un habitant se serait-il avisé de dénoncer un crime ou un délit dont il était victime ? d’abord il n’eût obtenu justice qu’à moitié, et le plus souvent pas du tout. Il devenait, de ce moment, le point de mire de tous les bandits ; le feu dévorait ses plantations, et sa poitrine était exposée au poignard des assassins. Le plus court et le plus simple était donc de subir ces traités dont j’ai parlé. Dans ce cas, les voleurs se mettaient corps et âme, à supposer qu’ils en eussent une, au service de ces soudoyeurs obligés d’attentats à la loi sociale.

Le marquis Daguilla, comme tous les autres riches planteurs, avait été obligé d’en passer par ces dures et honteuses nécessités. Algedro et Isturitz étaient à la fois les gardiens criminels de ses biens, et des serviteurs tout prêts à l’aider, moyennant un prix stipulé à l’avance, dans tous ses projets, quels qu’ils fussent. Ils avaient assez d’audace et assez d’alliés, même parmi les gens de la police havanaise, pour parcourir sans crainte les rues de la ville, à toute heure du jour ou de la nuit, et pour réussir, dans toute entreprise où l’administration elle-même n’aurait pas osé s’engager sous promesse d’un succès. Voilà à quelles extrémités l’insuffisance des gouvernements de Cuba, à cette époque, avait réduit la société de cette île !

Revenons à Tobine.

En sortant de chez Joséfa, elle s’était prise à courir de toute la vitesse de ses jambes. Elle avait eu le bonheur d’échapper aux serenos. Préoccupés sans doute de toute autre chose que de leur service, ils n’avaient pas vu ou avaient négligé de rencontrer la jeune mulâtresse, qui se dirigea vers la maison d’André. Cette pensée que lui avait inspirée son amour, lui fut fatale.

Au détour d’une rue, à cent pas à peine de son but, Tobine aperçut deux grandes ombres qui marchaient lentement vers elle. Ces deux ombres se cachèrent dans le renfoncement d’une porte. Tobine hésita d’abord, puis se décida à avancer. Il lui semblait que si près d’André, elle ne devait craindre aucun danger. Elle s’élança comme pour prendre sa course ; mais au même instant deux hommes la saisirent, chacun par un bras.

— Isturitz ! Algedro ! s’écria-t-elle.

— Oui, nous-mêmes, coquine, suppôt de Satan !

— Eh bien ! que me voulez-vous ? demanda l’esclave qui, en face du péril, avait fait un effort pour reprendre son sang-froid.

— Tu as indignement trompé le marquis Daguilla, dit l’un des deux. Tu vas nous suivre pour que justice soit faite de ton infâme mensonge.

— D’où viens-tu ? demanda Isturitz.

— Où cours-tu ? riposta Algedro.

— Où est allée la marquise ce soir ?

— Ce n’est pas à Santa-Bonaventura, comme tu l’avais dit au marquis.

— Parle ; voyons, veux-tu répondre ?

À chacune de ces questions et de ces exclamations qui se succédaient avec la rapidité de l’éclair, Tobine ne répondait pas un mot, tout en faisant des efforts inutiles pour échapper à la double étreinte de ses ennemis. Mais leurs doigts robustes avaient marqué un bracelet de sang autour de chacun, des bras nus de la jeune fille.

Tout entière à la lutte qu’elle soutenait, la mulâtresse ne s’était pas aperçue que le billet était près de s’échapper de son sein.

Algedro, voyant le bout de papier, allongea une de ses mains et saisit la lettre.

— Infâme, s’écria Tobine.

— Voilà le mot de l’énigme, murmura Isturitz.

Tobine, sentant que tout était perdu, commença d’appeler au secours. Les deux bandits lui serrèrent alors la bouche avec un mouchoir, puis lui lièrent les mains et les jambes avec des cordes. Les cris de la jeune mulâtresse, si vite étouffés qu’ils furent, avaient été entendus néanmoins par deux serenos qui passaient au bout de la rue. Ils accoururent comme des corbeaux qu’attire l’odeur de la proie. Isturitz ne fut pas effrayé de la présence de ces deux défenseurs de l’ordre nocturne :

— N’aie pas peur, dit-il à Algedro, le marquis n’a pas limité nos dépenses.

En arrivant, les deux serenos firent mine tout d’abord de mettre la main sur les bandits ; puis, après avoir regardé avec précaution autour d’eux et aux croisées des maisons dont aucune ne s’ouvrait, l’un d’eux se pencha vers Isturitz, et lui dit tout bas :

— Eh bien ! compère, que fais-tu donc là ?

— Une bonne prise, compère.

— Aurons-nous notre part ?

— La voici, répondit Isturitz en remettant aux serenos une poignée de doublons.

— Merci, répliquèrent ceux-ci ; mais dépêchez, et allez-vous-en séparément.

— Un mot de passe jusqu’aux portes, demanda Algedro, pour celui de nous qui va être obligé de transporter cette mauricaude blanchie jusqu’à la case de la Pedrina, ta bien-aimée femme.

Un des serenos lui parla bas à l’oreille.

— Très-bien ! riposta Algedro en chargeant sur ses épaules Tobine, garrottée et déjà évanouie de peur.

Isturitz, nanti du billet trouvé sur l’esclave, s’était rendu le soir même chez le marquis où nous l’avons vu entrer. C’est ainsi que M. Daguilla se trouva averti du rendez-vous donné à l’église et du contre-ordre consigné dans la lettre. La lettre interceptée, le rendez-vous aurait donc lieu. Il feignit alors ce départ subit et obligé pour son habitation de la Felicitade.

De leur côté, Isturitz et Algedro eurent pour mission de s’assurer de la conversation qui aurait lieu à l’église entre André et la nourrice. Ils avaient, à cet effet, gagné deux femmes fort habiles et souvent employées par les maris de la Havane à cette sorte de police. Ces deux femmes étaient celles que nous avons signalées comme se trouvant agenouillées près de Joséfa au moment où celle-ci indiqua le chemin du Moro comme lieu de rendez-vous ; leur oreille, exercée à ce métier, n’avait pas perdu une syllabe des paroles échangées.


XII


Nous avons laissé André suivant le nègre, qui n’avait pas détourné la tête une seule fois. Au bout d’une heure environ de marche, il se trouva devant une grille fermant un délicieux jardin. Le nègre n’y prit pas garde, et continua toujours sa route. Laverdant, après un rapide coup d’œil jeté à travers la grille, allait rendre la main à son cheval, lorsque par-dessus un petit mur, une voix de femme déjà familière à l’oreille d’André lui jeta ces mots :

— Halte ! seigneur ; c’est ici.

En même temps, la porte de fer glissa doucement sur ses gonds, André entra et se trouva en face de Joséfa.

— Attachez votre cheval à cet arbre, au fond de ce fourré, seigneur, et venez, murmura la nourrice.

Le jeune officier la suivit, et entra dans un éclatant salon qu’on eût pu prendre pour un jardin, tant il était richement paré de fleurs. Antonia était mollement arrondie dans un hamac, dont le balancement mettait en mouvement un large éventail attaché au-dessus et destiné à chasser les moustiques et les maringouins que la brise du soir et l’éclat des lumières amenaient par flots dans la pièce. Ordinairement cette charge de chasser les maringouins et les mouches, soit quand leur maîtresse est couchée, soit même pendant les repas, revient d’habitude à un, deux ou trois jeunes esclaves armés soit d’éventails, soit de longues branches d’arbres odorants qu’ils agitent au-dessus de la tête de la dormeuse ou des convives. Par un raffinement de luxe et d’indolence, on est arrivé dans ces pays à adapter aux hamacs et aux butacas des éventails qui se meuvent comme je l’ai dit, par le simple balancement imprimé au meuble ou au lit suspendu.

En voyant entrer André, Antonia descendit de son hamac et tendit la main au jeune officier. À peine Laverdant avait-il murmuré à l’oreille de la marquise un de ces compliments qui sont d’autant plus charmants pour les Espagnoles, qu’ils paraissent plus emphatiques, qu’un bruit de pas précipités se fit entendre sur le sable des allées du jardin. Antonia se dressa pâle et frissonnante. Joséfa n’eut pas le temps d’entr’ouvrir la jalousie d’une croisée pour regarder au dehors, que la porte du salon volait en éclats et donnait passage à deux hommes qui entrèrent avec la violence d’un ouragan. L’un d’eux se précipita sur André ; avant que celui-ci eût pu reconnaître son agresseur ni faire un mouvement pour se défendre, il recevait en pleine poitrine un coup de poignard. Saisissant entre ses bras Antonia évanouie, l’assassin l’emporta, comme il eût fait d’un enfant, jusqu’à cent pas de la maison, et la déposa sur les coussins d’une volante.

— Évanouie, Excellence, voilà tout, murmura le bandit en s’adressant au faux calesero.

— Et l’autre ?

— Il est en train de rendre l’âme, vraisemblablement.

— C’est bien !

Le bandit s’éloigna en courant vers la maison ; et le postillon, contemplant un instant la jeune femme évanouie :

— Misérable ! murmura-t-il avec rage.

Puis abaissant le rideau de soie qui ferme toujours le devant de la volante, il se mit en selle, et prit au galop la route de la Havane.

Rentré dans le pavillon de la Magnificencia, le bandit qui avait emporté Antonia, et qui n’était autre qu’Isturitz, dit à son camarade :

— En route, Algedro, et vivement.

— Attends un peu, répondit le camarade, qui en ce moment vidait les poches d’André. Je suis à toi maintenant, ajouta-t-il en se relevant.

— Et la vieille ? murmura Isturitz en montrant Joséfa qui s’était cachée dans un coin de l’appartement, plus morte que vive.

— Pitié ! cria la nourrice. Pitié ! je ne dirai rien !… je vous le jure par le corps du Christ !

— Tiens ! dit Algedro, depuis la mort de Christine nous n’avons plus de camarera. Joséfa fera notre affaire.

— C’est une idée ! exclama Isturitz.

Les deux bandits garrottèrent la nourrice, lui mirent un bâillon, et Algedro la prit à côté de lui, à cheval.

— Et moi, dit Isturitz, je me chargerai de la Tobine, que nous ramasserons en passant. Allons, la campagne a été bonne. Deux mille piastres reçues de la main du marquis…

— Plus une vieille pour garder la maison, ajouta Algedro.

— Plus une jeune pour l’égayer, reprit Isturitz.

— Sans compter les petits profits intermédiaires.

— C’est bien payer la vie d’un homme ! Il n’y a que les maris jaloux pour avoir la bourse à ce point généreuse…

Les deux bandits enfoncèrent l’éperon dans les flancs de leurs montures, et partirent au galop, se dirigeant du côté des bois de los Marcos et de los Guinos.


XIII


Le marquis Daguilla avait pris, pour rentrer à la Havane et gagner son hôtel, les rues les plus désertes. Bien que le guide d’André lui eût fait faire de longs détours pour le conduire à la Magnificencia, ce pavillon de plaisance n’était guère à plus d’un mille de la ville. Il ne fallut donc pas beaucoup de temps à la volante conduite par le marquis pour arriver au terme de sa course. Antonia venait à peine de reprendre ses sens, et elle commençait d’entr’ouvrir le rideau de soie qui fermait la voiture au moment où le cheval s’arrêta devant la petite porte du jardin par laquelle Joséfa avait fait sortir André le soir de sa chute.

En se posant sur le marchepied pour descendre de la volante, Antonia vit devant elle son mari. Le souvenir de la scène horrible à laquelle elle venait d’assister se représenta devant elle. Elle s’accrocha aux brancards de la voiture pour ne pas tomber, et d’une voix défaillante :

— Où suis-je ? demanda-t-elle.

— Chez vous, Madame.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! murmura la pauvre femme en se cachant le visage dans les deux mains.

Daguilla saisit Antonia dans ses bras au moment où les forces allaient lui manquer, traversa le jardin et déposa ce fardeau presque inanimé sur un lit ; puis il se retira froidement sans prononcer un mot, ni de colère, ni de reproche, ni de pitié.

Au moment où le marquis sortit de la chambre, une femme se dressa dans un des coins les plus obscurs de la pièce, et se traîna jusqu’au bord du lit. Antonia sentit alors un baiser et des larmes brûler sa main. Elle releva péniblement la tête :

— Tobine !

— Oui, moi, maîtresse… Mais qu’arrive-t-il ? que se passe-t-il ?

— Tobine ! répéta Antonia avec une énergie fébrile. Mais qu’es-tu donc devenue depuis hier au soir ? Est-ce toi qui m’a trahie ?…

— Vous trahir, maîtresse ! s’écria la jeune mulâtresse en tombant à genoux. Mais il est donc survenu un malheur ?

— En doutes-tu ? Eh bien ! va à la Magnificencia, tu verras… et s’il n’est pas mort…

— Jésus-Maria ! fit la mulâtresse en se relevant vivement ; c’est donc ainsi que vous l’aimiez !

Et sans écouter Antonia, qui balbutiait encore quelques paroles, elle partit comme une flèche, insouciante des nouveaux dangers d’une course nocturne à travers les rues de la ville. En passant devant l’appartement du marquis, elle aperçut un filet de lumière sous la porte, et entendit que son maître marchait à grands pas dans la pièce. Elle se glissa furtivement le long de la cloison, et gagna le jardin par où la fuite lui paraissait le plus facile à exécuter.

Tobine trouva entr’ouverte la petite porte que le marquis, dans sa précipitation, avait négligé de fermer en arrivant. Une fois dehors, la jeune mulâtresse se prit à courir ; soit bonheur, soit adresse, elle parvint à déjouer la surveillance des serenos. Ceux qui paraissaient à leur poste, ou dormaient réellement, ou faisaient semblant de dormir sur le pas d’une porte. Ces sommeils complaisants et grassement payés souvent, autorisaient tous les scandales, tous les crimes, tous les désordres dont la Havane était le théâtre chaque nuit.

Tobine avait donc traversé sans difficulté la ville, et avait gagné la route de la Magnificencia, où elle arriva tout d’une haleine. À une certaine distance, elle aperçut à travers les feuilles des arbres du parc la lueur tremblotante de la lumière discrète qui avait été allumée dans le salon du pavillon pour illuminer une soirée de bonheur, et qui n’avait éclairé qu’un crime. Puis Tobine entendit le hennissement triste d’un cheval qui, de temps en temps, troublait le silence de la nuit.

La grille du parc était ouverte ; Tobine entra, et courut droit au salon. En y arrivant, elle se sentit prête à défaillir à la vue du sang qui couvrait la natte, et dans lequel trempaient ses pieds nus, comme le sont presque toujours ceux des esclaves, et déchirés par la course qu’elle venait de faire. Son énergie la soutint, et elle chercha du regard le cadavre d’André. Le salon était vide ; elle saisit le flambeau qui brûlait sur un meuble, et le promena autour de la pièce ; rien. Elle éprouva un éblouissement et une défaillance de cœur, résultant du reflet que renvoyait ce miroir de sang étendu par terre, et de l’odeur nauséabonde qui lui montait au cerveau. Tobine fut obligée de s’asseoir un moment sur un siége bas, à deux pas du lieu où le jeune officier avait été frappé. Elle crut que sa raison allait lui échapper.

— L’ont-ils emporté ? murmura-t-elle, ou bien n’était-il pas mort et aura-t-il pu s’enfuir ?

Tobine, les mains, le visage, les vêtements inondés de sang, se leva comme mue par un ressort invisible. Elle prit le flambeau et recommença ses investigations. Elle s’aperçut alors que les meubles tout autour d’elle étaient couverts de taches et remarqua que les murailles portaient les empreintes de doigts qui y avaient cherché, dans un suprême effort, un appui désespéré. Elle vit ensuite une longue traînée de sang du point où elle était jusqu’à la porte ouvrant sur le jardin ; tout près de cette porte un siége sur lequel elle s’était assise en entrant.

— Il a fui, murmura-t-elle, et il s’est reposé là.

La mulâtresse bondit jusqu’au jardin, dont le sable était humide. En même temps, elle entendit au fond d’une allée à gauche le hennissement du cheval. Elle courut à cet appel intelligent, et vit André étendu à terre à la renverse, évanoui, un pied engagé dans un des étriers, et tenant entre ses doigts crispés les brides passées par dessus les oreilles du cheval. Au moment où elle arriva, la pauvre bête poussa de nouveau un formidable hennissement, et flaira de ses naseaux déjà rouges de sang le visage pâle du jeune officier.

Tobine laissa échapper un cri affreux, en même temps que le flambeau tomba de ses mains. Elle se précipita sur André, dégagea son pied de l’étrier, et agenouillée devant ce corps inerte, elle le couvrit de baisers en lui palpant le cœur pour s’assurer s’il restait encore un souffle à ce cadavre.

Cette scène se passa dans un désespoir muet ; plus une larme dans les yeux de la jeune esclave, plus un cri sur ses lèvres. Elle se contenta plusieurs fois de murmurer le nom d’André, en collant son oreille contre sa bouche pour surprendre une réponse. À quelque pas de là gazouillaient les cascades d’une fontaine. Tobine y courut, emplit ses deux mains d’eau fraîche qu’elle vint jeter sur le visage du jeune homme ; mais après cinq ; ou six courses pareilles, elle pensa qu’il était plus simple de porter à la source le corps de ce malheureux. Elle le saisit par les épaules, et le traîna avec peine jusqu’aux bords de la fontaine, où elle lui lava le visage. Au bout de quelques instants, il lui sembla que ses membres raidis s’assouplissaient un peu, puis la respiration revint, et sur les lèvres blêmes d’André, un « merci » à peine articulé tremblota pour ainsi dire.

— Il vit encore ! s’écria Tobine avec une joie et une expression dont Dieu seul, en ce moment, put voir et comprendre l’énergie passionnée.

Soulevant dans ses bras la tête d’André, elle lui dit :

— Maître, avez-vous la force de parler ?

André tourna les yeux mourants vers la jeune mulâtresse, mais sans reconnaître, dans la profonde obscurité qui enveloppait cette scène, la personne à qui il s’adressait :

— Est-ce vous, Antonia ?… murmura-t-il. Qu’est-il donc arrivé ? Votre honneur est perdu… Dieu, que je vais rejoindre, m’est témoin que j’aurais voulu le racheter au prix de ma vie. Fuyez…

Il fit un mouvement comme pour se dresser sur son séant, puis tout à coup :

— J’étouffe, dit-il, j’étouffe…

Tobine entendit un dernier râle inarticulé expirer dans la poitrine d’André, qui retomba mort.

La mulâtresse resta insensible, la tête appuyée contre celle du jeune homme. Superstitieuse et craintive comme le sont tous les gens de sa race, Tobine, une fois réveillée de son stupide abattement, eut peur de se trouver seule au milieu de la nuit, en face de ce cadavre.

Elle se leva tout à coup et alla à l’autre extrémité du jardin s’agenouiller sous une tonnelle de jasmins, et se prit à prier Dieu. Peu à peu le sentiment du danger lui vint. Sa pensée ne s’était pas encore arrêtée sur la gravité de sa position. Si on venait à la surprendre en tête-à-tête avec ce cadavre, couverte de sang comme elle l’était en ce moment, dans ce désordre de vêtements et de visage, que répondrait-elle ? Elle ne connaissait aucun détail du crime ; elle ne savait pas quelle main avait frappé André, bien qu’elle soupçonnât la cause et l’auteur ou tout au moins l’instigateur du meurtre. Elle serait donc obligée de dire ce qu’elle savait du rendez-vous donné à M. de Laverdant par Antonia, de dénoncer M. le marquis Daguilla ? Mais qui le prouverait, bien que le pavillon de la marquise fût le théâtre du crime ?

Tobine se voyait donc perdue. Il ne lui restait qu’un moyen, c’était de fuir, de s’en aller marron dans les bois.

Le cheval d’André était là ; elle pouvait s’en servir, et avant le lever du jour, se trouver hors d’atteinte. Elle prit énergiquement cette résolution, et se dirigea vers le point où était attaché le pauvre cheval qui hennissait toujours de temps en temps. Mais le noble animal, libre, s’était rapproché du cadavre de son maître le flairant toujours de ses naseaux, et frappant la terre du sabot.

Tobine marcha du côté où l’appelaient ces deux bruits, sans trop avoir la conscience de la direction qu’elle prenait. Son pied heurta le cadavre d’André ; elle poussa un cri et s’accrocha des doigts à la crinière du cheval qui, effrayé, bondit dans l’allée et galopa vers la grille qu’il franchit.

Une fois dans la campagne, il aspira l’air à pleins naseaux et prit le mors aux dents vers la ville, attiré par l’instinct et le flair de son écurie.

Tobine voyait ainsi s’échapper le moyen sur lequel elle avait compté pour fuir. Dans le premier moment, elle ne s’était pas bien expliqué la présence du corps d’André à côté du cheval, et s’était imaginé qu’il avait pu marcher ou se traîner jusque-là ; mais le bruit de la petite cascade lui fit bientôt comprendre que c’était le cheval qui était venu retrouver son maître.

Ce fait bien simple en soi changea toute la direction des pensées de l’esclave. Elle y vit comme une sorte de leçon et d’avertissement.

— J’allais l’abandonner, murmura-t-elle, quand ce pauvre animal restait là ! l’aimait-il donc plus que je l’aimais, moi !

Elle s’assit par terre, à côté d’André, et, à travers la nuit, elle cherchait à lire sur ses traits. Les mêmes réflexions qui avaient traversé l’imagination de Tobine, sous le tonnelle, lui revinrent ; cette fois, elles envahirent autant son cœur que son esprit. L’imminence du danger ne lui échappa point ; mais aussi elle se rappela une des paroles qu’avec le dernier souffle M. de Laverdant avait prononcées.

— Il a dit qu’il aurait donné sa vie pour sauver l’honneur perdu de ma maîtresse, se répéta Tobine. Puis-je faire moins que lui ? À présent que le voilà mort, je veux bien mourir aussi ! Et que ma mort serve à quelque chose, à sauver ma bonne maîtresse.

Tobine, après avoir pour ainsi dire assuré cette généreuse pensée dans sa conscience, se leva avec résolution, traîna le corps d’André jusque dans le salon du pavillon où elle s’agenouilla dans un coin pour pleurer et prier.


XIV


On n’a pas oublié que Tobine avait été arrêtée pendant la nuit précédente, puis transportée, par Algedro, dans la maison d’un des serenos, complice aveugle et complaisant des coups nocturnes des deux bandits. Il est donc utile que nous expliquions comment Tobine s’était trouvée dans la chambre de madame Daguilla, au moment où le marquis déposa sur le lit sa femme à moitié évanouie.

La jeune mulâtresse avait été confiée avec force recommandations à la femme du sereno, recéleuse ordinaire des objets volés, bien apte par conséquent à conserver une esclave que l’on pouvait, à la rigueur, considérer comme une proie d’une certaine valeur, Tobine, dans la grave situation où elle se trouvait, n’avait été préoccupée que d’une chose : la disparition du billet qu’elle s’était chargée de remettre à André. Peu lui importait le reste ; ni son emprisonnement qui ne pouvait être, dans sa pensée, que momentané, ni les conséquences de son absence de la maison du maître ne l’inquiétaient.

Mais il était évident que M. de Laverdant, non instruit du danger, irait à l’église le lendemain matin, accepterait tout rendez-vous qui lui serait donné et tomberait dans quelque piége abominable. Nous savons que Tobine avait prévu juste. Son idée fixe, une fois enfermée dans la maison du sereno, fut d’en sortir à temps pour prévenir André.

Les recommandations d’Algedro à la femme du sereno avaient été si précises et si sévères, que la mulâtresse avait été immédiatement emprisonnée sous clé.

De toute la nuit, et quelque tentative qu’elle fit pour cela, il lui fut impossible d’entrevoir la possibilité d’une évasion. Mais il lui restait la journée du lendemain tout entière ; et tant que l’heure favorable au rendez-vous ne serait point passée, Tobine conservait l’espoir de rendre à l’homme qu’elle aimait d’un amour si dévoué et si mystérieux ce service de lui sauver la vie. Elle patienta donc, parlementa dès le matin avec la femme du sereno, lui offrit de l’or, lui jura par la sainte Vierge qu’elle ne dévoilerait à qui que ce soit au monde ni le rapt dont elle avait été victime, ni le lieu où on l’avait retenue prisonnière. La geôlière fut sourde aux prières, insensible aux tentations.

À mesure que le jour avançait, les inquiétudes de la pauvre fille augmentaient, et lorsque le soleil commença de descendre sur l’horizon, Tobine se sentit prise de terreurs véritables. Il ne lui restait plus qu’à en appeler aux énergiques résolutions que donne le désespoir. Peu lui importaient les moyens, pourvu qu’elle réussit à s’évader, et à arriver à temps pour empêcher de bien plus grands malheurs que ceux qu’elle méditait.

Le soir venu, Tobine contint sa joie, une joie immodérée pourtant, lorsque la femme du sereno lui apporta de la lumière avec son souper. Dès qu’elle se trouva seule, Tobine approcha sa lumière de la couchette de toile et de bois blanc qui meublait la chambre où elle était enfermée, et ouvrant en même temps la croisée dont elle avait mesuré la hauteur du sol, elle y noua le drap de son lit, et poussa avec terreur le cri : « Au feu ! au feu ! »

En même temps, la lueur rougeâtre de l’incendie éclaira la petite maisonnette. Au premier cri, la femme du sereno était accourue et avait ouvert précipitamment la porte de la chambre. Elle y entra au moment où Tobine, accrochée au drap, se laissait glisser jusqu’à terre et prenait la fuite.

Tobine s’était rendue tout d’abord à l’hôtel de M. de Laverdant, où elle avait appris qu’André était parti, ainsi que José qu’elle ne put pas prévenir. Elle courut, alors, à l’hôtel Daguilla : la marquise était sortie. Quant au marquis, il était à la sucrerie de la Felicitade, lui répondit le seul domestique qui fût resté. Il était trop tard ! le malheur allait donc s’accomplir. En quel lieu ? C’est ce que Tobine ne pouvait pas deviner. Elle alla se cacher dans la chambre de sa maîtresse, comptant les heures et les minutes, écoutant tous les bruits du dehors et de l’intérieur. Enfin, lorsqu’elle entendit monter l’escalier, elle s’était blottie derrière un meuble. Nous avons assisté à la scène qui se passa entre elle et sa maîtresse, et on sait le reste.




Revenons aux événements qui suivirent.

José fut inquiet de voir la nuit s’avancer sans que son maître rentrât. Il n’y avait pas eu de réunion ce soir-là à la Filarmonica, ni à aucun des cercles de la ville ; il n’y avait point eu de bal ni de fête dans aucune des maisons principales de la Havane où André avait accoutumé d’aller. Et, d’ailleurs, il prévenait toujours son fidèle mayoral lorsqu’il devait passer la nuit en réunion, au jeu ou au cercle. José était donc aux aguets, tantôt le corps penché par une des croisées de la maison, étudiant la rue par ses deux bouts, tantôt se mettant de faction sur le seuil de la porte, l’oreille et les yeux tournés dans toutes les directions.

L’aube commençait à poindre ; des milliers de petites charrettes traînées à bras ou par un mulet, et qui sont le premier signe du réveil de la ville, sillonnaient déjà les rues, allant porter aux marchés leurs provisions de fleurs et de fruits.

Des centaines de nègres, enveloppés dans des couvertures, dont ils ont soin de s’affubler en toutes saisons pour se garantir de la fraîcheur matinale, se dirigeaient vers les différents points du port, où leurs travaux les appelaient. Les rouges lueurs du soleil incendiaient déjà tout le dôme du ciel, ce qui arrive sous ce beau climat bien avant même que l’astre ne soit monté du fond de la mer à l’horizon ; la Havane était en vie, comme on dit dans ces pays.

José, de plus en plus agité, regardait passer charrettes de fruits, mulets et nègres, écoutait tous ces bruits et s’étonnait toujours que son maître n’arrivât point ! Enfin, il entendit dans la rue voisine des cris, et par-dessus ces cris les hennissements et le galop d’un cheval ; et moins d’une minute après, il vit le cheval d’André, bondissant au milieu de cent ou cent cinquante personnes qui essayaient de l’arrêter, se diriger vers la maison devant laquelle il se cabra en montrant ses naseaux couverts de sang caillé, les deux genoux de devant couronnés, ses sangles brisées et ses brides pendantes et en morceaux.

— Dieu du ciel ! s’écria José, en s’élançant à la tête de l’animal, il est arrivé un malheur ou un crime !

Il questionna les nègres ; les seuls renseignements que quelques-uns purent lui donner, c’est que depuis une demi-heure le cheval, sans cavalier, et dans l’état où il était, galopait par les rues de la ville ; mais personne ne sut dire d’où il venait.

En même temps, les crieurs de la ville annonçaient l’évasion de l’esclave Tobine, mulâtresse de dix-sept ans, appartenant à Son Excellence le marquis Daguilla, et disparue de la maison de son maître depuis deux jours. On promettait une récompense de cinquante piastres à qui la ramènerait ou dénoncerait son refuge.

Les crieurs et les hennissements du cheval d’André passèrent au même instant sous les fenêtres de l’hôtel Daguilla ; et ce double écho du crime de la nuit y pénétra par la porte béante pour frapper en même temps l’oreille de la marquise et celle du marquis debout, en ce moment, à côté du lit de sa femme.

M. Daguilla pâlit, et Antonia, se dressant, blanche comme une morte, sur son coude, dit à son mari :

— Mais Tobine était ici hier au soir, Monsieur, je l’ai vue, je lui ai parlé…

— Mais elle n’y était pas avant-hier, Madame, répondit le marquis ; et si elle n’est point dans la maison à cette heure, c’est qu’elle sera allée porter de votre part un message tardif ou un baiser d’adieu au cadavre de cet homme.

Antonia retomba sur son lit en versant des larmes.

Pendant que tout cela se passait en ville, les nègres des environs de la Magnificencia, voyant la grille ouverte de si grand matin, et le terrain labouré par les pieds des chevaux, s’étonnèrent un peu, mais n’y prirent pas trop garde d’abord. Puis quelques autres, plus curieux, franchirent timidement la grille pour cueillir quelques fleurs, s’enfuyant aussitôt. Une petite négresse de sept ou huit ans, hardie comme on l’est à son âge, pénétra plus avant, et revint en courant, disant qu’elle avait vu du sang dans les allées du jardin.

Chacune de ces découvertes s’en allait à la ville prenant des proportions de plus en plus exagérées, et qu’on ne savait pas si près de la vérité. Enfin, du jardin on entra dans le salon du pavillon, où l’on trouva le cadavre d’André, et Tobine dans ce désordre que nous avons décrit plus haut.

Les premiers qui firent cette découverte hideuse s’enfuirent à toutes jambes et tinrent bouche close ; car telle était l’organisation bizarre de la justice de l’île de Cuba à cette époque, que les témoins appelés à déposer d’un crime étaient plus maltraités souvent que le criminel lui-même.

Il était arrivé même qu’un assassin, un voleur, un faussaire, fût acquitté, et que les témoins en fussent pour leurs frais, qu’ils payaient quelquefois de leur fortune d’abord, et plus tard de leur vie. La justice avait peur des complices mystérieux de l’accusé, et se mettait à l’abri par l’acquittement de crimes avérés, en laissant la responsabilité de l’accusation peser tout entière sur les témoins et sur les révélateurs.

C’était donc à qui se garderait de dénoncer un crime, ou de l’attester, les preuves devenant nulles pour la justice devant des menaces anonymes.

On comprend pourquoi les premiers qui découvrirent l’horrible spectacle qu’offrait le salon de la Magnificencia, se tinrent sur la réserve ; mais tant de monde entra et sortit de ce pavillon qu’à la fin la nouvelle du crime arriva à la ville, sans qu’on pût dire de qui on la tenait.

Aux premiers mots qui en furent prononcés devant José, le malheureux Indien poussa un cri de douleur, et conduisant lui-même l’alguazil-mayor, qui ne s’en souciait guère à vrai dire, il se rendit à la Magnificencia.


XV


Tobine n’avait pas prononcé une parole et n’avait pas essayé de fuir devant les premiers individus qui pénétrèrent dans le pavillon. Elle conserva la même attitude devant l’espèce de police et de justice, qui venait constater le crime et accuser la seule personne trouvée dans l’état où était la jeune esclave, à côté du cadavre d’André de Laverdant.

Les cris de douleur et le désespoir de José, les embrassements passionnés qu’il prodigua à son jeune maître purent seuls émouvoir Tobine, et lui arrachèrent des larmes.

L’alguazil-mayor posa trois questions à l’esclave, et auxquelles il tremblait de voir la mulâtresse répondre de façon à engager la justice dans le dédale d’un procès compliqué.

— Es-tu l’auteur de ce crime ? Qui t’a poussée à le commettre ? As-tu des complices ?

À la première, comme à la seconde, comme à la troisième question, Tobine ne répondit rien.

L’alguazil-mayor était ravi.

— Tu avoues donc ? demanda-t-il.

L’esclave resta muette ; mais se penchant vers José elle lui glissa ces mots :

— Je vais mourir ; ainsi, quoi qu’il arrive il est inutile que vous parliez à personne du rendez-vous de la Puerta de Tierra.

Puis cela dit, elle se prit à sangloter, et suivit le cortége qui l’emmena à la prison de la ville, au milieu des huées et des anathèmes de la populace.




Le marquis Daguilla ne fut appelé au procès que pour constater l’identité de son esclave. Il ne put se détendre d’une profonde émotion en voyant devant lui Tobine, calme et résignée, attendant la mort et décidée à la subir, sans qu’il comprît bien exactement quels étaient les motifs et le sentiment qui excitaient la jeune mulâtresse à affronter son sort avec tant de soumission.

Aussi jusqu’au dernier moment craignait-il que par un retour soudain, Tobine ne se démentit et n’avouât qu’elle avait pu être la messagère et la complice du déshonneur de la marquise, mais non pas l’auteur de l’assassinat de M. de Laverdant.

Mais cette idée que l’honneur d’Antonia et de son nom à lui était attaché à une révélation de la pauvre esclave, allégeait le poids dont sa conscience souffrait, et il avait hâte d’apprendre le dénoûment de ce drame, que la justice elle-même était heureuse de voir finir, sans autre complication, par l’exécution d’une esclave.

Il faut, pour bien comprendre le sentiment qu’éprouvait le marquis Daguilla, et le laver du caractère qu’il aurait dans le monde européen, il faut, dis-je, se transporter dans ce milieu de la société coloniale où l’esclave compte pour si peu de chose, que sa vie ne pèse pas dans le plateau de la balance, quand dans l’autre plateau se trouvent le nom, l’honneur, le blason d’une famille. Ce n’est point par cruauté, par oubli des devoirs religieux, par mépris des droits de l’humanité que le blanc pense et agit ainsi. C’est la faute, c’est le résultat de l’esclavage.

Le meilleur et le plus doux des maîtres envers ses esclaves a été élevé à en faire ce peu de cas, que la vie d’un nègre innocent peut bien au besoin être sacrifiée pour sauver une famille blanche d’une souillure.

Je le répète, ce ne sont pas les propriétaires d’esclaves qu’il faut en accuser, comme on l’a fait à tort, c’est l’esclavage lui-même qui a forcément dégradé une portion de l’espèce humaine.

Il résulte de cette situation anormale deux sentiments qui se manifestent tout naturellement, et avec une égale énergie, chez l’esclave : ou le sentiment de la vengeance sans merci, ou le sentiment d’un devoir qui, inspiré par une soumission entée sur la conscience de l’infériorité, est poussé jusqu’à l’exaltation, jusqu’à l’abnégation la plus sublime. Tobine venait d’en fournir un exemple à l’appui duquel ou pourrait citer des milliers de faits semblables et authentiques.



La jeune mulâtresse fut condamnée à être pendue et préalablement fouettée à tous les carrefours de la ville.

La veille de son exécution, Tobine demanda à voir la marquise Daguilla et à lui parler. Ce fut là pour le marquis un sujet d’émotion et de terreur. Antonia se rendit pendant la huit à la prison. En la voyant entrer, Tobine se jeta à ses genoux, qu’elle baisa avec respect.

— Ah ! maîtresse, s’écria-t-elle, je vous disais bien que votre amour le tuerait ! Le mien, au contraire, me donne la force de mourir avec lui et de vous sauver. Ne me plaignez pas, maîtresse, je serais morte tout de même : du chagrin de sa mort à lui, et de votre honte à vous. Ainsi, je ne change rien à ma destinée ; seulement ce qui me fend le cœur à l’avance, c’est d’être fouettée dans la rue par le bourreau, moi qui n’ai jamais reçu une tape de mes maîtres. Demandez donc à Monsieur qu’il obtienne ma grâce des coups de fouet.

C’est en effet là l’humiliation la plus grande pour un esclave soumis pour la première fois à un châtiment corporel, que de le recevoir de la main du bourreau.

Tobine raconta ensuite tous les détails de l’horrible nuit qu’elle avait passée à la Magnificencia ; puis, au moment où Antonia allait se retirer :

— Maîtresse, dit la jeune mulâtresse que la marquise tenait alors pressée dans ses bras, faites dire des messes pour le repos de mon âme ; moi je prierai pour vous là-haut.

En rentrant à son hôtel, Antonia tomba évanouie aux pieds de son mari.

Le lendemain, Tobine, graciée de la flagellation, fut pendue dans l’enceinte de la prison.

Il demeura accrédité dans le public que la jeune mulâtresse avait, avec les piéges de sa beauté, attiré M. de Laverdant dans le pavillon de la Magnificencia, pour l’y assassiner et le voler des sommes considérables et des bijoux nombreux qu’il portait toujours sur lui.

L’absence de Tobine de la maison de son maître, pendant deux jours consécutifs, absence constatée par la proclamation dont elle avait été l’objet, et certifiée par tous les domestiques de la maison, comme aussi tous les faits qui emplirent ces deux journées, ne laissèrent pas de doute sur l’exactitude de cette version.

  1. Voir le volume intitulé : les Femmes du Nouveau-Monde.
  2. Forteresse qui garde l’entrée du port de la Havane.