Les petits Patriotes du Richelieu/04

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Revue L'Oiseau bleu (1p. 53-93).

IV — À L’ASSEMBLÉE DE SAINT-OURS


L’on avait un peu bousculé les habitudes de la maison, en ce dimanche du 7 mai 1837, à cause de l’assemblée de Saint-Ours qui devait commencer juste à deux heures de relevée. Dès le retour de la grand’messe, vers onze heures, le dîner, très sommaire, avait été servi. Immédiatement après, l’excellent serviteur de la famille, Alec, avait fait son apparition, conduisant la large voiture de famille, attelée de deux chevaux gris, un peu poussifs, mais de fière allure.

Tous les Précourt apparurent sur le perron en compagnie de la grand’mère, qui s’appuyait tendrement sur le bras d’Olivier. Non loin, dans l’encadrement d’une fenêtre, la bonne Sophie se penchait. Marie monta la première en voiture. Elle serrait étroitement autour d’elle sa riche mante de soie brune, car la température était fraîche. Elle portait une capeline de paille toute fleurie de roses, d’où ses cheveux blonds s’échappaient en boucles fort seyantes. Des gants de chevreau blanc, une ombrelle élégante, de fins souliers de soie brune complétaient sa toilette. La petite Josephte semblait un Cendrillon à ses côtés. Son manteau d’étoffe du pays, de couleur grise et brune, son chapeau de paille noire garni d’un simple ruban gris, autour de la calotte, ses gants de fil gris n’avaient rien de brillant. N’eût été la grâce naturelle de la petite fille, jointe au sourire qui ne quittait pas ses lèvres, on ne l’eût pas distinguée de la première petite paysanne venue.

— Josephte, remarqua d’un ton maussade la grande sœur, tu ne pouvais te vêtir mieux que cela ?

— Elle est très bien mise, pour la circonstance, répliqua à sa place Olivier, qui la soulevait de terre à cet instant. Il la plaça près d’Alec qui se rangea aussitôt avec empressement afin que la petite pût se sentir à l’aise, assise entre Olivier et lui.

— Marie, fit la grand’mère inquiète, crois-tu que notre petite ne semblera pas convenable, ainsi vêtue…

— Oh ! si elle ne descend pas de voiture, cela peut aller, grand’mère, répondit la jeune fille, en haussant les épaules. Et puis, la grande autorité a prononcé, messire Olivier, ajouta-t-elle plus bas, en regardant ironiquement son frère, qui s’inclina en riant. La bonne humeur du jeune homme était visible. Ce voyage à Saint-Ours lui était plus qu’agréable, indispensable en ce moment à son bonheur. Une raillerie de plus ou de moins dans la bouche de sa sœur, bah ! qu’était-ce pour lui, aujourd’hui !

— Allons, bon voyage, mes enfants, revenez ce soir le moins tard possible, prononça la grand’mère en leur faisant signe de s’éloigner.

— Grand’mère, cria encore la voix de la petite Josephte. Ne vous ennuyez pas trop… Je vais penser à vous… souvent… Bonjour…

Le reste se perdit au milieu du bruit du fouet et des cris d’Alec, qui retenait avec peine l’élan prodigieux des chevaux, heureux de cette randonnée dans la campagne fraîche, par des chemins dont le soleil avait séché les dernières boues.

Peu de paroles furent échangées avant d’atteindre le village de Saint-Denis. Le docteur Séraphin Cherrier, dont la maison s’élevait au bord de l’eau, à peu de distance de l’église, attendait les Précourt sur le perron de sa demeure, en compagnie de sa femme. Tous deux étaient vêtus avec soin et constituaient vraiment un vieux couple plein de charme, tout souriant, et non sans une petite pointe de moquerie, afin sans doute de faire fuir toute attitude ou toute parole trop solennelle. Leur fière urbanité réprouvait la raideur à l’égal d’un manque de goût.

Olivier sauta à terre, et vint s’incliner devant Madame Cherrier, qui s’informa aussitôt de la grand’mère Précourt. Puis, la vieille dame se rapprocha de la voiture et échangea quelques mots avec Marie. La petite Josephte, aidée par son frère, parvint à se pencher assez bas pour embrasser l’amie de sa grand’mère de tout son cœur.

Le docteur regarda à sa montre.

— Tu nous excuseras, Louise, mais il faut filer. Il est midi et un quart. Le président de l’assemblée de Saint-Ours, ton vieux malin d’époux, ne doit pas faire attendre ce très bouillant confrère Wolfred Nelson ? Au revoir, à ce soir !

Dix minutes seulement avant deux heures de relevée, la voiture des Précourt s’arrêtait près de l’estrade, élevée pour la circonstance, dans une prairie, non loin de l’église de Saint-Ours. Une foule considérable se massait tout autour de l’enceinte. Le Dr  Nelson causait, debout, sur la tribune avec les autres orateurs de la manifestation politique. De temps à autre, le Dr  interrompait. Il regardait du côté de la route avec une impatience à peine déguisée. Enfin… il aperçut le Dr  Cherrier, qui s’avançait vers la tribune, tout en échangeant au passage quelques mots avec de vieilles connaissances. Olivier Précourt, soudain, souffla quelques mots à l’oreille du docteur Cherrier.

— Bien, bien, répondit celui-ci, à voix assez haute. Quittez-moi ici, Olivier, votre sœur a besoin de vos services… Mais comment peut-elle préférer une visite de cérémonie… assommante, voyons, comme le sont ces sortes de visites, à une réunion vivante comme celle-ci ?… Mystère !… Allez, allez, vous dis-je. Voici François Coderre qui approche, avec son bras de… de…

— De dix-neuf ans, hélas ! seulement, docteur… Mais c’est solide…

— Eh ! eh ! jeune homme, de quoi vous plaignez-vous ! De n’avoir pas encore vingt ans ? Envieriez-vous, par hasard, mes quatre fois vingt ans ?

— J’envie leur bonne humeur, certes, reprit en riant François Coderre, tout en conduisant le Dr  Cherrier, habilement, lentement à travers la foule. Il avait vu le Dr  Nelson lui faire signe de se hâter. Enfin, le siège présidentiel se vit occuper. Le Dr  Cherrier salua avec plaisir la foule, les orateurs, tout en prenant entre ses mains, qui tremblaient un peu, le texte de son discours d’ouverture.

Le silence s’établit. On avait hâte d’entendre les paroles de vibrante protestation des chefs politiques de la région. Le nom du Dr  Nelson courait sur toutes les lèvres. On s’attendait à des mots décisifs. Il formulerait avec clarté, bonheur et énergie la pensée de tous les patriotes accourus avec empressement à sa demande.

Avant de commencer son discours, le Dr  Nelson se pencha et dit tout bas au Dr  Cherrier : « Que fait donc le Dr  Dorion ? Et votre jeune ami Précourt ? Ils devraient être ici, sur l’estrade ?

— Eh ! eh ! fit le Dr  Cherrier, en clignant de l’œil et en regardant non loin de lui, vous êtes, aujourd’hui, bien troublé, mon beau chirurgien… Il y a longtemps que Dorion et Précourt se tiennent en face de vous, là, là, dans la foule. Précourt, mon fougueux ami, m’a dit vouloir se tenir au milieu de tous, afin de bien diriger les enthousiastes réactions…

— Mais c’est parfait d’avoir songé à cela… Je commencerai donc sans plus tarder mon attaque contre cet impertinent lord John Russell…

— Hein ! soyez… prudent autant qu’un homme à haute température comme vous, puisse l’être ! avait encore ajouté, entre haut et bas, le Dr  Cherrier. Il observait de son petit air narquois la figure enflammée du docteur Nelson, qui venait de redresser le buste en se tournant vers la foule ; on l’applaudissait avec force cris, rires, mots de bienvenue et d’avance fort encourageants.

Mais tandis qu’on prêtait l’oreille aux ardentes objurgations du député patriote, Josephte, assise sagement auprès d’Alec, filait dans la large voiture confortable. Elle regardait droit devant elle, trouvant un peu monotone la route qui conduisait de Saint-Ours à Sorel. Sans doute, le Richelieu, avec ses rives fleuries d’arbustes, ornées de beaux arbres, dont les branches se reflétaient dans l’eau d’une limpidité de miroir, lui plaisaient beaucoup. Ses regards d’enfant, déjà initiés au beau, aimaient à se poser sur tout ce coin de pays qui lui semblait bien à elle… Cadre naturel, harmonieux, de la petite fleur sauvage et gracieuse, qu’elle était bel et bien encore.

Les chevaux eurent un écart tout à coup. Alec, surpris, les retint en regardant ici et là pour connaître la cause de ce bond. Josephte le prévint. Elle cria avec joie, la main sur la rude main du cocher.

— Oh ! Alec ! arrêtez, s’il vous plaît. Je crois reconnaître le petit garçon qui est là assis près d’un arbre… Oui, oui, c’est Michel… Oh ! vite laissez-moi aller…

— Bien, ma petite demoiselle… C’est cela, vous voulez descendre… Attention, le marchepied est haut pour vous…

Mais Josephte était déjà à terre et se dirigeait avec empressement vers le gamin, qui la regardait venir bouche bée, n’en pouvant croire ses yeux.

— Michel !… C’est toi, Michel !… Que je suis contente !… Mais qu’as-tu donc ? Tu ne me reconnais pas ?

Le petit garçon fit signe que oui, mais sans la regarder. Il ramassait le sac en tapis qu’il avait déposé près de lui, le chargeait sur son dos et se dirigeait, en silence toujours, vers le chemin. Josephte le suivit, puis elle marcha soudain très vite de façon à pouvoir le dépasser et faire volte-face tout à coup. Elle lui barra la route.

— Michel, tu ne passeras pas avant de me dire ce que tu as contre moi.

— Je n’ai rien, répondit le petit garçon, en soupirant, les yeux à terre.

— Alors, pourquoi n’oses-tu pas me regarder en faisant ce mensonge ? répliqua la petite fille, un peu indignée.

— Un mensonge, cria l’enfant en se redressant. Jamais, non jamais, je ne mens… Laissez-moi passer, mademoiselle.


Michel, tu ne passeras pas avant de me dire ce que tu as contre moi.

— Mademoiselle ! s’exclama la fillette en frappant du pied. Écoute, Michel, je m’accroche à ton bras… non, je vole ton sac… ah ! ah ! ah !… Poursuis-moi, maintenant… je cours vite et bien, va…

Josephte, triomphante, allait s’enfuir à toutes jambes, lorsqu’elle vit le petit garçon se jeter par terre et envelopper sa figure de son bras replié. Allait-il pleurer ?

La petite fille revint lentement. Elle réfléchissait. Elle s’assit près de lui.

— Michel, dit-elle doucement, en posant la main sur la tête du garçonnet, vois, Michel, je te rends ton sac… Je ne veux pas que tu pleures… Je t’aime toujours, moi.

— Je ne pleure pas… Oh ! non, fit Michel en relevant la tête. Je suis un homme, comme dit le docteur Duvert. Mais je ne sais plus que faire… je ne sais plus que dire…

— Pourquoi ? Mais pourquoi ? fit Josephte.

— Eh bien ! voilà, expliqua enfin l’enfant d’une voix ferme. Je ne dois plus jamais vous parler, petite fille, parce que le grand frère Olivier, qui a l’air bien bon pourtant, ne le veut pas.

— Qu’est-ce que tu dis ? cria la petite fille abasourdi. Olivier ne veut pas que tu me parles… Répète-le encore ?

— Tu as très bien compris, alors…

— Mais c’est Marie qui a été désagréable, l’autre jour, tu le sais bien… Je ne comprends pas que tu parles d’Olivier.

— Je ne me serais pas occupé de ta grande sœur, vois-tu, et du moment que je n’aurais pas été dans ton beau jardin, je t’aurais répondu, si tu m’avais parlé,…ailleurs que là, par exemple…

— Olivier a défendu de me parler ? Quand cela, Michel ? Avant-hier encore, il a dit que tu étais un petit garçon, « peu riche, mais très bien né ». Tu entends ? C’est ce qu’il a dit. C’est un peu difficile à comprendre ces mots-là. Mais c’était en ta faveur, car il souriait en parlant… J’étais assise sur ses genoux… J’ai bien vu, bien entendu… Et grand’mère a approuvé.

— Pourtant, reprit tristement l’enfant, chez le docteur Duvert, l’autre soir…

— Ah ! tu étais là, toi aussi ? Vrai ?

— C’est chez mon maître.

— J’oubliais. Alors, c’est là qu’il t’a durement parlé…

— Non, non, pas durement…

— Michel, écoute. Je sais ce que nous allons faire. Tu vas monter avec moi dans la voiture…

— Non, non, fit le petit garçon effrayé.

— Oui, oui, reprit Josephte, d’un ton d’autorité. Tu te placeras sur le siège en avant avec Alec. Et moi, toute seule, en arrière. Je ne te regarderai pas. Je ne te parlerai pas. Je promets de faire cela, Michel. Tu entends ? Je le promets les yeux et la main levés vers le ciel. C’est grave de faire cela, va… Mais je le fais. Regarde !

— Mais pourquoi t’écouter et te suivre ? Qu’est-ce que je gagnerais ? D’abord, je puis marcher. Le docteur Duvert attend les papiers qui sont dans le sac, ce soir seulement à huit heures, avant que je retourne avec lui en voiture, à Saint-Charles.

— Aussi, Michel, je ne t’ai pas encore tout appris… Je continue. Lorsque nous serons arrivés à Saint-Ours, nous descendrons de voiture, nous irons, l’un en arrière de l’autre, moi, en avant, toi, en arrière, jusqu’au terrain, où sont tous les patriotes… Nous les regarderons défiler… Nous guetterons Olivier… Et alors, tous les deux, tu entends, nous lui demanderons, si c’est bien vrai que nous devons nous tourner le dos… Car tu sais, Michel, quand même, tu le répéterais jusqu’à demain, non, jusqu’à… jusqu’à la fin du monde, je ne te croirais pas… Olivier, mon bon grand frère Olivier, avoir dit cela ! Jamais ! Jamais !… Alors que décides-tu ?

— Je ne sais pas… Je…

— Veux-tu jouer à pile ou à face ? J’ai un beau louis neuf dans ma poche… Si tu retournes face, tu feras comme je viens de te dire… Si non, eh bien, j’attendrai jusqu’à demain pour savoir la vérité. Tiens ! Prends le louis… Une ! deux ! trois !… Vite, mais vite, envoie le louis bien haut… Oh !… j’ai peur de regarder… Bravo ! bravo ! reprit bientôt la fillette en sautant de joie… C’est la face que tu as tournée… Viens, viens vite. Montons !

— Josephte, dit le petit garçon, tu oublies ton louis…

— Ramasse-le. Garde-le, Michel. Je suis contente de te le donner.

— Oh ! non. Jamais ! Je n’en veux pas.

— Tiens ! Pourquoi ?

— Je ne prends que les sous que je gagne.

— Mais tu es un petit orgueilleux, Michel !

— Si tu veux… Vois-tu, il y a en moi quelque chose qui refuse ferme, va ! Je ne veux pas de ton louis.

— Bien. C’est drôle, ça ne m’empêche de te trouver à mon goût. Oh ! ne reprends pas tes airs tristes, voyons ! J’aurais fait comme toi à ta place, je crois.

Dès qu’ils furent à portée de la voix, la fillette cria au cocher, qui la regardait venir avec surprise.

— Alec, descends, veux-tu, et aide-moi à me placer au fond de la voiture. Michel, le petit messager du docteur Duvert, vient avec nous jusqu’à Saint-Ours. Lui et moi, nous voulons aller y rejoindre Olivier. Il faut que nous lui parlions.

On était déjà en route depuis dix bonnes minutes lorsque le bon Alec, surpris du silence des enfants, se pencha vers Michel.

— Dis donc, petit, es-tu muet ?

— Non, monsieur.

— Alors, pourquoi ne parles-tu pas à la bonne petite demoiselle qui t’a pêché si joliment sur la route tout à l’heure ?

— Alec, expliqua d’une voix résolue et claire la fillette, qui voyait l’embarras de son compagnon et n’en pouvait plus de ne pas intervenir, Alec, ne demande rien à Michel. Nous avons décidé de ne pas nous regarder, ni nous parler, jusqu’à ce que nous ayons causé avec Olivier. Tu entends ?

— Oui, mademoiselle. Mais c’est un drôle de jeu que vous avez choisi, soit dit sans vous offenser… Dans mon jeune temps, on savait mieux s’amuser… Enfin, c’est votre affaire, ma petite demoiselle… Je vais fouetter les chevaux, afin d’arriver plus vite et faire cesser votre pénitence…

— C’est cela, Alec, claironna encore la petite du fond de la voiture… Oh ! ne passe pas devant le manoir des Saint-Ours… veux-tu ? pria-t-elle encore.

— Pas de danger, Mademoiselle, car la belle demoiselle Marie en ferait une grimace en nous apercevant… Allons, filez, les gris… Et Alec fit légèrement retomber son fouet sur les bêtes, qui bondirent et filèrent à toute vitesse vers Saint-Ours.

L’assemblée tirait à sa fin, lorsque la voiture des Précourt atteignit les maisons voisines de l’église. Les enfants descendirent en hâte. Fidèle à sa consigne, Josephte, la tête fièrement relevée, précédait son compagnon de quelques pas. De temps à autre, elle se retournait pour lui sourire. Bientôt, la foule se déversa par toutes les issues possibles, sentiers, chemins de traverse, et surtout la grande route. Josephte montra de l’inquiétude. Michel ne demeurait plus sans cesse non loin de lui. Les remous de la foule l’obligeaient de reculer ou de biaiser. Elle le perdait de vue. Qu’importe ! L’adroit garçonnet filait vivement à travers tous les groupes, et assez tôt pour ne pas voir la figure de Josephte s’alarmer par trop à son sujet. On aperçut enfin le terrain, qui avoisinait l’église et où s’élevait l’estrade. La place se vidait lorsque les enfants s’en approchèrent. Ils s’arrêtèrent, demeurant à distance l’un de l’autre, mais attentifs à bien voir chaque groupe et, dans chaque groupe, chaque personnage. À la vue de l’avant-dernier de ces groupes, Josephte se retourna, joyeuse, vers son compagnon. Elle venait d’apercevoir Olivier, qui marchait près de M. Marchesseault, de Saint-Charles, du Dr  Dorion et de François Coderre, de Saint-Ours.

Olivier Précourt avait aperçu, lui aussi, presque au même moment, la petite figure anxieuse de sa petite sœur. Il s’excusa auprès de ses compagnons, et vivement s’approcha d’elle.

— Qu’est-ce qu’il y a Josephte ? Tu m’avais promis de ne quitter ni Alec, ni la voiture.

— Olivier, regarde un peu plus loin, qui me protège au lieu d’Alec. C’est aussi sûr, va.

Le jeune homme fixa les yeux sur les passants ici et là.

— Non, non, en arrière de moi, pas très loin…

— Tiens ! Je vois Michel. Est-ce lui ? Il est un peu jeune ton protecteur… Viens ici, Michel. Ainsi, c’est toi qui encourages les fantaisies de Josephte…

— Mais non, mais non, Olivier… Tu n’y es pas du tout. Michel, au contraire ne voulait ni me parler, ni même me regarder parce que… Et Josephte s’interrompit, toute rougissante.

— Parce que ? fit Olivier, avec un peu d’impatience. Ses amis s’éloignaient et il eût désiré les suivre. Au passage, Marchesseault lui avait crié : « Rejoins-nous, chez le Dr  Dorion. Nelson et Duvert y viennent tout à l’heure. »

Alors, Josephte, vivement monta sur un banc qu’on avait adossé pour la circonstance, au mur d’une maison, et ainsi grandie, à portée de l’oreille de son frère, elle lui souffla à mots plaintifs et tout d’un trait :

— « Oh ! Olivier, ne me refuse pas, conduis-moi avec Michel que tu vas inviter, chez la bonne Mme  Coderre, la tante de ton ami François. Elle aime tant grand’mère, qu’elle m’aime aussi, à cause de cela. Elle nous donnera du lait à Michel et à moi, car nous avons bien faim… puis quand nous serons sur la belle galerie, et tout seuls tous les trois, tu écouteras ce que nous avons à te dire, Michel et moi. C’est sérieux, tu sais.

— Allons, allons, Josephte. Sois raisonnable. Demain, nous causerons de tout cela à la maison.

— Michel n’y sera pas.

— Nous le ferons venir.

— Marie grondera.

— Josephte !

— Dis oui, Olivier, je t’en prie…, j’aurais trop de peine sans cela…, je… je…

Et la bonne petite, qui sentait les larmes la gagner, se détourna. Olivier, les yeux à terre, semblait fort ennuyé.

— Michel, demanda-t-il, es-tu libre en ce moment ?

— Oui, monsieur. Le Dr  Duvert, à qui je dois remettre des papiers, m’a donné rendez-vous pour huit heures, près de la maison du Dr  Dorion.

— Bien. Alors, ces papiers sont sûrement indispensables pour la réunion de ce soir.

On nous attendra tous deux… Venez, venez mes petits, allons manger.

Le jeune homme tira sa montre. Elle marquait près de sept heures.

— Josephte, il est trop tard, nous n’irons pas chez Madame Coderre. Nous la dérangerions. Aujourd’hui, chaque maison, vois-tu, a un bon nombre d’invités à servir. Non, vous allez me suivre, chez un bon habitant, à dix minutes d’ici. On m’a dit qu’il servait des rafraîchissements à qui se présentait. Es-tu trop fatiguée pour marcher, Josephte ? Alec peut nous conduire.

— Je ne suis pas fatiguée du tout, Olivier. J’ai un peu faim, non, j’ai beaucoup faim seulement. Michel aussi, quoiqu’il ne le dise pas.

— Marchons vite, alors.

On fit quelques pas, en silence. Michel ralentit sa marche, de façon à demeurer un peu en arrière du frère et de la sœur. Perdu dans des réflexions que les paroles dramatiques entendues tout à l’heure, à l’assemblée faisaient monter en tumulte à son esprit, Olivier ne s’aperçut pas tout de suite du mutisme de ses compagnons. Il s’en avisa soudain. Surpris, il interrogea Josephte.

— Petite, qu’y a-t-il donc ? Tu gazouilles d’habitude, quand tu es avec moi. Et puis Michel… est là !

— Oui, oui, répondit la petite fille. Mais… mais je ne puis t’expliquer cela maintenant, ni ici.

— Non ?

— C’est trop grave.

— Quel mystère tu veux créer ! fit le jeune homme en riant. Mais dis donc, mon petit homme, ajouta-t-il, en se retournant vers le garçonnet, pourquoi traînes-tu derrière nous ? Marche en ligne avec nous. Tu es las peut-être ?… Je puis ralentir…

— Merci, monsieur, fit l’enfant, en se rapprochant. Vous êtes trop bon. Et puisque vous le permettez… me voici près de vous.

— Comment, si je permets ? Je n’ai pas besoin d’enfant de chœur, moi, comme M. le Curé… quand il porte le Saint-Sacrement.

Les deux enfants partirent à rire. Josephte se suspendit au bras de son frère, puis tout en évitant de regarder du côté de Michel, elle se mit à bavarder, racontant sa promenade du côté de Sorel, sa chance d’avoir rencontré Michel, et la résolution prise d’avoir une conversation tout de suite avec Olivier. On arriva à l’endroit convenu. La maison, humble d’apparence, était d’une propreté parfaite, avec son bois peinturé de blanc, et son toit d’un beau rouge foncé. Un petit jardin potager se voyait à droite. Une vieille femme y cueillait des radis et quelques pieds de laitue. Elle ne parut pas apercevoir les nouveaux venus. Une jeune femme, souriante, à la taille robuste et vêtue d’étoffe du pays grossièrement tissée ouvrit à cet instant la porte.

— Vous nous servirez bien quelque breuvage, et… ce que vous auriez sous la main, ma bonne dame, pria courtoisement Olivier en soulevant son chapeau.

— Entrez, monsieur, entrez avec les enfants. Il reste encore un beau pain frais, de la crème, du sucre du pays. Il y a aussi du cidre et de la bière, je crois.

— Et du lait, madame ? demanda gentiment Josephte. Nous aimerions en boire, mon petit compagnon et moi.

— Oh ! pour le lait, ma petite demoiselle, vous en aurez comme vous n’en buvez pas souvent…

— Vous avez un coin où nous pourrons nous installer, seuls, tous les trois, demanda encore Olivier, en suivant la jeune femme à l’intérieur de la maison.


Les deux enfants partirent à rire.

La pauvre habitation n’avait qu’une très grande salle, à l’entrée… Trois personnes s’y trouvaient, trois hommes autour d’une grande table. Dans un coin, un large banc disparaissait sous les vêtements des visiteurs. La jeune femme en un tour de main eut transporté tout cela dans la chambre du fond. On apercevait, dans cette unique chambre, dans un ber, un bébé joufflu profondément endormi. Au mur, en arrière on voyait un crucifix, un tableau de la Sainte Famille en couleurs très vives et un petit miroir avec une grande cassure au milieu.

Olivier s’assit sur le banc, et plaça sa sœur près de lui. Michel resta debout, roulant sa petite tuque entre ses doigts.

— Eh bien, Michel, qu’est-ce que tu attends ? Place-toi près de moi, ou près de Josephte. À ton goût.

— Oui, monsieur. Merci monsieur, fit le petit, les yeux baissés, un peu honteux. Il s’approcha lentement et vint s’asseoir près du jeune homme.

Olivier le regarda, étonné. La gêne de l’enfant commençait à l’intriguer. Quelle différence avec l’assurance que le petit avait témoignée à sa première visite à la maison de la grand’mère !

La jeune femme revint bientôt, traînant une sorte d’établi de menuisier qu’elle installa en face du jeune homme et des enfants. Elle recouvrit cette soi-disant table d’un vieux tapis rouge en toile, tout fané, mais d’une méticuleuse propreté. Olivier sourit avec sa bonne humeur habituelle, en face des préparatifs rustiques.

— Vous êtes ingénieuse, madame, dit-il, nous serons très à l’aise, ici, pour manger et causer.

— Tant mieux, si vous êtes content, monsieur, fit la jeune femme. Et ne craignez pas d’être dérangés par les messieurs de la grande table. Je les connais. Ils ne s’intéressent qu’au prix des grains, des fromages et des volailles. Puis, regardez, mon mari qui s’amène avec un jeu de dames. Dans dix minutes, ils s’y intéresseront tous si bien qu’il faudrait un tremblement de terre pour leur faire seulement lever la tête. Ainsi, jasez à votre aise, tout en mangeant ce que je vais vous apporter, monsieur.

L’appétit de chacun empêcha d’abord toute conversation suivie. Josephte se déclara bientôt rassasiée. Elle refusait tartines et confitures que l’accorte fermière lui enjoignait de reprendre. Elle se renversa en arrière, toute songeuse, soudain. La fermière s’éloigna, mais non sans s’être assurés qu’il y avait encore du lait, de la bière fraîche et des galettes de ménage sur cette table improvisée.

— Olivier, dit d’une voix suppliante Josephte, est-ce que je puis parler à Michel, rire avec lui ?

— Comment ! fit celui-ci ahuri. Tu demandes…

— Je demande si je puis rire et parler avec Michel, reprit patiemment la petite.

— Écoute, Josephte, tu es malade ou tu perds la bonne petite tête que Dieu t’a donnée, pour me poser une semblable question.

— Pas du tout. C’est toi qui as défendu que Michel…

— Moi !… Ah ! ça, qu’est-ce que cette histoire ? Tu sais, Josephte, comme dit ta sœur aînée, je n’ai pas la cervelle de Papineau… Veux-tu avoir la bonté de t’expliquer clairement ? s’écria Olivier, en repoussant verres, assiettes, couverts et en allumant sa petite pipe d’ébène.

— Ce sera vite expliqué. Olivier, toi qui es bon comme personne ne l’est dans le monde à part de grand’mère, tu as défendu à Michel de me parler, avant-hier, chez le Dr  Duvert.

— Voici une nouvelle pour moi, une vraie… Et qui t’a fait ce conte ?

— Michel.

— Hein !

— C’est Michel. Demande-lui, tu verras bien.

— Parfait.

Olivier se tourna vers le petit garçon, qui se tenait immobile à ses côtés, la tête basse et les pommettes toutes rouges, véritable image de la confusion, mêlée à beaucoup de tristesse.

— Michel, pourquoi as-tu inventé une pareille histoire, qui peine Josephte, et… qui me ressemble si peu. Est-ce que je ne t’accueille pas toujours avec plaisir ? Est-ce qu’en ce moment, je me montre mécontent de te voir avec Josephte ?… Allons, parle.

— J’aimerais mieux m’en aller, monsieur, fit le petit garçon en soupirant.

— Ah ! non, par exemple. Comment, un honnête petit garçon comme toi me laisserait croire de vilaines choses sur ton compte ?

— Eh bien, monsieur, dit enfin Michel, c’est vrai que vous n’aimez pas que je parle à Josephte, Vous m’avez dit, — oh ! bien doucement, et après m’avoir demandé si je me plaisais avec votre petite sœur, que vous aviez à me parler sérieusement… Alors, j’ai compris, continua l’enfant que vous vouliez m’écarter de votre route avec des mots charitables… et que…

— Michel, voyons ! Ta fierté naturelle, étonnante pour un petit homme comme toi, t’a joué un vilain tour. Tu t’es imaginé, toi, une chose qui n’était nullement dans mon esprit à moi. Tu entends ?

— Oui, monsieur Olivier. Oh ! bien vrai, ce n’était pas cela… Et l’enfant, leva de grands yeux confiants, plein d’admiration, vers le jeune homme qui lui souriait doucement.

— Bravo ! bravo ! cria Josephte, en frappant joyeusement ses mains l’une contre l’autre. Tu vois, Michel, comme j’avais raison de ne pas te croire, jamais, jamais… Olivier, tu sais, c’est plus qu’un ange, c’est un archange !

— Et maintenant, Michel, reprit le jeune homme, qui riait malgré lui de l’éloge de Josephte, veux-tu connaître ce que j’avais dans l’esprit en te parlant…

— Si vous voulez, monsieur…

— Je veux te mettre au collège à l’automne, à Montréal. Tes jours de congé, tu les passeras à me faire mes messages… Je puis faire cela, petit, avec quelle facilité. J’ai bien vendu mes grains, l’an dernier. J’ai de l’argent à placer dans quelque entreprise bienfaisante. Tu seras cette entreprise, petit.

— Merci, monsieur Olivier. Comme ce sera beau d’être instruit… mais…

— Ah ! il y a un mais… Quel drôle de petit homme tu es ! Avec toi, il y a toujours de l’inattendu. Allons, parle. Dis-moi tout bien franchement.

M. Olivier, vous êtes bon, bien bon pour un pauvre orphelin comme moi… Je suis gêné… parce que… il faut que je refuse… J’aime mieux demeurer ici, près des patriotes, près de vous… Je puis vous rendre service. Je vous en prie. Monsieur Olivier, laissez-moi ici.

— Tu es étrange, mon petit homme. Et puis, je serai à Montréal tout probablement cet hiver. Tu m’y suivrais, je te l’ai dit.

— Voyez-vous, reprit l’enfant, en fixant de grands yeux suppliants sur Olivier Précourt, M. le Curé Chartier, à Saint-Benoît m’a souvent remercié pour les renseignements que je lui donnais. Rien ne s’échappait lorsqu’il s’agissait des patriotes… Leurs amis, leurs ennemis, je les reconnaissais tout de suite.

— Mais qui t’a donné ce penchant pour les patriotes ?

— M. le Curé Chartier, et aussi M. Girouard, le notaire à Saint-Benoit… Oh ! Monsieur Olivier, qu’ils parlaient bien tous deux !… Les injustices, les agaceries, non, non, les tracasseries des bureaucrates à l’égard des Canadiens, qu’ils démêlaient vite tout cela ! Mes poings se serraient. Mais que pouvait un petit garçon comme moi ! Et puis, il y avait de grands mots que je ne comprenais pas du tout.

— Comment se fait-il que l’on tolérât ta présence durant des entretiens politiques ?

— Je me cachais… Oh ! ne le dites pas, que je vous ai avoué cela… je me cachais, en arrière d’un gros buffet, qui se trouvait dans le bureau de M. le Curé.

— Tu n’as pas besoin de craindre, dit vivement Josephte, qui écoutait avec intérêt la conversation. Olivier garde tous mes secrets. Il y ajoutera les tiens.

— Tout de même, petit, je ne te promets pas que tu trouveras une cachette chez M. le Curé Blanchet, ou chez le Dr  Duvert. Je jetterai un coup d’œil en arrière des gros buffets, moi : S’il y en a, gare à toi !

— Oh ! Monsieur ! fit l’enfant confus.

— Olivier, cria Josephte, tu ne feras pas cela.

— Comment donc ! Crois-tu que des galopins comme vous doivent se mêler aux luttes politiques ? Je maintiens le régime du collège plus que jamais pour Michel.

— Vous parlez comme M. le Curé Chartier, monsieur Olivier, reprit Michel, tout triste, en baissant la tête. Pauvre monsieur le Curé !… Il n’était pas riche… pourtant, tout son argent passait en charité. Est-ce qu’il ne me logeait pas, ne m’habillait pas ? Est-ce qu’il ne me donnait pas, quand il le pouvait, des leçons de français, de latin… mais pas d’anglais, par exemple !

— Tiens !

— Ça n’est pas pour la raison que vous pensez, monsieur, mais bien… parce que… ?

— Encore un secret, Michel ?

— Oui, reprit l’enfant en baissant la voix.

— Tu es terrible. Me voilà obligé d’en garder plus qu’il ne faut.

— Ne ris pas, Olivier, je t’en prie. C’est très sérieux tout cela, prononça Josephte avec solennité.

— Écoutez, mes enfants, comme je ne veux pas faire de vous de petits conspirateurs, parlons d’autre chose, voulez-vous ? Ou plutôt, allons-nous promener. Dans vingt minutes, nous devons nous présenter chez le Dr  Dorion.

— Mais Olivier, j’aimerais à savoir, moi, pourquoi le bon M. le Curé Chartier, n’enseignait pas l’anglais à Michel. Dis-le, Michel, vite, vite. Olivier serre sa pipe. Il va falloir partir d’ici.

— Parle, Michel, mon enfant, appuya Olivier en riant. J’ai une petite sœur très curieuse, tu le vois. Hâte-toi. Nous manquons d’air, ici.

— Ce sera vite dit, Monsieur Olivier, apprit Michel en soupirant. C’est que je le savais, l’anglais, moi, et très bien. Voilà.

— Tu sais l’anglais, toi ! s’écria Josephte en enveloppant son petit compagnon d’un regard d’admiration. Je trouve ça si difficile l’anglais. Michel. Tu me montreras peut-être ?

— Je veux bien, répondit le garçonnet, en regardant avec timidité Olivier Précourt.

— Et, dis-moi, petit, reprit celui-ci, où as-tu appris la langue des Habits Rouges ?

— Je demeurais aux États, Monsieur, dans le Vermont, avant la mort de ma mère. Je suis un émigré… Comme on riait de moi, à Saint-Benoit, à la petite école. « L’émigré, par ci », disait-on, « l’émigré par là »… Il a fallu que je me batte un jour pour qu’on me laisse tranquille…

— Tu as bien fait de te défendre, Michel, fit Josephte. Est-ce qu’il était plus grand que toi, celui qui t’a attaqué ?

— Je le crois. Mais ça ne fait rien, j’ai eu le dessus. Tu sais, M. le Curé n’a pas dit comme loi, Josephte. Il a été mécontent. Il m’a puni.

— Oh ! fit Josephte.

— Il a dit qu’il n’aimait pas les enfants querelleurs… qu’il fallait apprendre à endurer certaines choses pénibles, quand elles étaient vraies et qu’elles n’étaient pas déshonorantes…

— Alors, tu es un petit Américain, Michel ? demanda avec intérêt Olivier Précourt.

— Non, monsieur. Maman m’a dit que nous étions d’une trop belle race pour en changer… Nous avons été obligés d’aller demeurer aux États-Unis avec mon père. Il travaillait dans une grande maison de commerce. Il n’avait pas trouvé de travail au Canada… Mais je ne sais plus très bien tout cela. En tout cas, je suis un vrai Canadien, monsieur. Comme les patriotes, répéta encore l’enfant avec fierté.

— Et ton nom ? C’est Michel…

— Michel Authier.

— Et ta mère, celle qui t’a enseigné si bien, tout petit, à être fier de ta race ? Oh ! la brave maman !

— Elle appartenait à une bonne famille, mais nous étions si pauvres qu’il fallait nous cacher pour ne faire honte à personne… C’était une Des Rivières, je crois, monsieur Olivier.

— Une Des Rivières ! Mais j’ai un ami de ce nom à Montréal.

— Oh ! ne lui dites rien, monsieur, de grâce.

— Pourquoi ?

— Non, non, maman m’a appris que des parents pauvres, c’était encombrant, gênant…

— Elle était très fière, ta maman, Michel ?

— Elle avait toutes les qualités, monsieur. Si vous le voulez, je vous montrerai quelques souvenirs qu’elle m’a laissés. Une lettre, surtout…

— Michel, tu me feras tout voir à moi aussi ? demanda la petite fille.

— Oui, Josephte.

— Sortons, maintenant, mes enfants. Il est huit heures moins un quart… Prenez les devants. Je vais régler la consommation.

Qu’il faisait beau, quoiqu’un peu froid, sur la grande route, où les lueurs du couchant enveloppaient toutes choses de paix. Tout poussait bien dans les jardins et les champs ensemencés avec soin ! De temps à autre, apparaissait un verger rempli de pommiers en fleurs. Un parfum délicat s’en échappait. Les oiseaux, bien à l’abri sous les branches, faisaient entendre leurs derniers chants. De nombreux grillons criaient sous l’herbe que l’on effleurait. Olivier Précourt, sensible à la grâce mélancolique du soir, marchait lentement, en silence, les yeux au loin. Le babil naïf de ses petits compagnons n’atteignait pas son esprit, sinon ses oreilles. Il rêvait…

Tout à coup Josephte saisit sa main.

Olivier, regarde, la voiture de Madame de Saint-Ours qui approche.

— Rangeons-nous à droite. Vite ! Mais quel air piteux, Josephte ? dit le grand frère en souriant.

— Olivier, tu sais bien que Marie sera là et qu’elle m’apercevra avec Michel…

— Mais je l’espère bien.

— Elle sera mécontente, et demain, tu verras, tu verras, Olivier…

— Je ne verrai rien du tout. Laisse-moi débrouiller tout cela, petite.

Une large voiture découverte traînée par deux chevaux blancs venait en effet sur la route. Cinq jeunes femmes remplissaient l’intérieur. On parlait et on riait gaiement. On aperçut Olivier alors qu’on le dépassait. Madame de Saint-Ours donna l’ordre au cocher d’arrêter. Olivier Précourt dut s’exécuter, revenir sur ses pas et se rapprocher, chapeau bas, des promeneuses. Il souffla à Michel et à Josephte au passage : « Demeurez ici. S’il y a lieu, je vous appellerai. »

Madame Roch de Saint-Ours, née Hermine Juchereau-Duchesnay, était une jeune femme de vingt-sept ans, agréable, pleine d’entrain, et d’une générosité de cœur peu commune. On disait dans le pays qu’elle était, au fond, très sympathique à la cause des patriotes et qu’elle n’avait pas approuvé la nomination de son mari, le mois précédent, au poste de shérif de Montréal. De là, venait sans doute, le refus, tout d’abord, d’accepter ce poste. Le seigneur de Saint-Ours avait ensuite cédé à la pression exercée sur lui. Le seigneur Debartzch, à Saint-Charles, mari de sa sœur aînée, Marie-Josephte de Saint-Ours, jugeait qu’il ne fallait se dérober ni à cet honneur, ni aux avantages pécuniaires y attachés. L’on n’était pas trop fortuné au Manoir. Deux petites filles grandissaient et il fallait songer à tout ce que l’avenir réservait encore de charges, familiales ou autres.

Madame de Saint-Ours avait auprès d’elle, dans la voiture, outre l’élégante Marie Précourt, trois jeunes filles ravissantes. Sa jeune sœur de dix-huit ans d’abord, Caroline Juchereau-Duchesnay, qu’elle voulait retenir chez elle tout l’été, puis les deux belles nièces de son mari, Louise et Josephte Debartzch, qui comptaient l’une vingt ans et l’autre dix-huit ans. Toutes avaient des mantes de soie ou de laine aux teintes pâles et souriaient avec beaucoup de grâce sous les grandes capelines fleuries. Olivier Précourt plaisait à ce jeune monde de la société locale. Il n’eût tenu qu’à lui d’être l’hôte assidu de ces quelques salons où l’on s’amusait encore avec une simplicité aussi distinguée qu’agréable. Mais le jeune homme, tout en ne fuyant pas avec ostentation fêtes et danses, restait volontiers à la maison, auprès de sa grand’mère. Il lisait beaucoup. Il suivait surtout, avec quel intérêt passionné, on l’a vu, les événements politiques, qui enserraient de plus en plus dans un étau de vexations, d’injustice et de mépris immérité tous les Canadiens de ce Bas-Canada à la majorité catholique et française. Puis, le jeune avocat était amoureux d’une cousine de Montréal, on le savait.

— Comment, débuta aussitôt Madame de Saint-Ours, cher monsieur Olivier, vous trouvez moyen de vous promener par nos routes, et vous ne songez pas à venir frapper à la porte du manoir ?

— J’ai tort, madame, j’ai tort répondit gaiement Olivier qui saluait à tour de rôles les jeunes filles, après avoir baisé la main de la charmante femme qui l’interpellait ainsi.

— Ce n’est pas tout d’avouer ses torts, il faut les réparer, reprit Madame de Saint-Ours.

— Je suis à votre disposition, Madame.

— Soyez chez moi dans une heure au plus tard. Nous danserons. Vous devez être saturé de politique… On me dit que le Dr  Nelson n’a pas ménagé ses ennemis ?

— Nos ennemis aussi à nous, Madame, ne trouvez-vous pas ? répliqua vivement Olivier, un éclair dans les yeux.

— Si vous voulez, nos ennemis, reprit en riant Madame de Saint-Ours, mais de grâce, ne me faites pas de tels yeux… Oh ! dites donc, c’est votre petite sœur que j’aperçois là-bas.

— Oui, Josephte m’a supplié de l’amener à Saint-Ours ?

— Elle aime déjà la politique ? dit d’un ton taquin Madame de Saint-Ours.

— Vous êtes aussi moqueuse que charmante, Madame, dit Olivier Précourt, qui s’inclina, puis appela Josephte.

Marie Précourt prit la parole. Elle expliqua à ses amies que la petite sœur avait besoin d’air et que cette longue promenade à Saint-Ours et dans les environs de Sorel était arrivée tout à fait à point. Josephte dut monter dans la voiture, recevoir des caresses de tout le monde puis redescendre timidement prendre place auprès d’Olivier.

— Et ce petit homme, là-bas ? demanda tout à coup Madame de Saint-Ours. C’est un de vos parents ?

— Pas du tout, Madame, répondit avec une certaine hauteur Marie Précourt.

Olivier Précourt regarda sa sœur d’un air narquois, puis lentement il déclara qu’il avait pris le garçonnet, en ce moment un messager chez le Dr  Duvert, sous sa protection, tout simplement.

— Mais, c’est très bien cela, Monsieur Olivier, s’écria Madame de Saint-Ours. Vous le placerez dans quelque bon orphelinat.

— Et mon frère ferait bien, reprit encore Marie Précourt, qui avait l’air fort ennuyé. Ce serait sa place.

— Je ne sais encore ce que je ferai, Madame, permettez-moi de vous le dire. Ce petit bonhomme me paraît si intelligent, si débrouillard, que cela demandera de la réflexion avant de le placer à l’endroit qui lui conviendrait le mieux.

— Un avocat est, de fait, défenseur de la veuve et de l’orphelin, conclut Madame de Saint-Ours en frappant du bout de son ombrelle l’épaule du jeune homme… Alors, c’est entendu, nous vous attendrons dans une heure, au manoir. Que la petite Josephte vienne aussi.

— Vous l’excuserez. Madame, mais elle doit retourner de bonne heure chez nous…

— Monsieur Précourt, dit alors Louise Debartzch, concilions tout cela. Laissez partir Josephte dans votre voiture. Vous monterez dans la nôtre avec Marie, votre sœur. Mon père nous enverra chercher vers onze heures, c’est bien cela, Rosalie ? ajouta-t-elle en s’adressant à sa sœur.

— Oh ! avant, voyons. Vers dix heures.

— Alors, filons vite au manoir, dit Caroline Duchesnay, je me sens de force à danser au moins deux heures. Dix heures ! Vous n’y pensez pas, mes amies. Bah ! la voiture attendra.

Les promeneuses prirent congé, au milieu des dires des jeunes filles. Olivier demeura incliné et chapeau bas, quelques secondes après le départ des brillantes amies de sa sœur.

— Olivier, oh ! Olivier, allons vite rejoindre Michel. Il a pris le petit sentier, ici à droite.

— Bien, petite, allons-y, reprit Olivier en se secouant, puis haussant les épaules, il ajouta entre haut et bas : « Si jamais, un devoir mondain à remplir peut prendre le caractère d’une corvée, c’est bien cette journée à finir en dansant, une journée si grave, si lourde de conséquences… Bah ! nous ne serons pas les premiers ni les derniers Français à être vus dansant sur un volcan. » Un pli amer se formait autour de la bouche rieuse d’Olivier Précourt.

— Olivier, pria timidement Josephte, tu dis des choses que je ne comprends pas… parle plus haut, veux-tu ?

— Pauvre petite Josephte, fit le jeune homme attendri, tu as un frère au caractère fort mauvais, hein ?


Josephte se tenait près de Sophie, la cuisinière, et sa voix claire, ses rires parvenaient jusqu’à Michel.

— Je t’aime beaucoup quand même, va !

— Ah ! ah ! ah ! Ce quand même est délicieux, petite. Mais où est passé Michel ? Je ne le vois plus.

— Je suis ici, monsieur, répondit le garçonnet. qui sortait d’un fourré et présentait à Josephte des fraises des champs sur une large feuille.

— Je les apporterai à grand’mère, n’est-ce pas Olivier ? Oh ! que c’est aimable à toi, Michel. Merci, merci, cria joyeusement Josephte.

— Oui, c’est gentil, petit, dit Olivier en frappant affectueusement sur l’épaule de l’enfant. Mais marchons plus vite encore… Les belles dames du manoir nous ont par trop retardés.