Les pirates chinois/IV

La bibliothèque libre.

CHAPITRE IV


Incendie. — Départ pour la Chine. — L’Arturo. — Une malade à bord. — Les sorciers chinois. — Mort. — Les mers de la Chine. — Une voie d’eau. — Arrivée à Hong-Kong. — Visite au consul. — Voyage à Canton. — Insurrection chinoise.


Après dix-huit mois passés en Californie, pendant lesquels j’éprouvais tour à tour des chances de prospérité aussi bien que des déboires réels, je pris un parti téméraire. Dans le courant de l’année, je m’étais liée avec une artiste, nommée Mme Nelson. Cette dame avait formé le projet de quitter la Californie pour se rendre à Batavia. Des lettres pressantes l’invitaient à se rendre dans ce pays pour y donner pendant six mois des représentations ; elle m’engagea à l’accompagner, m’offrant les bénéfices d’une spéculation qui devait mettre notre voyage à profit ; nous devions nous arrêter en Chine, et là faire une pacotille de tous objets propres à revendre à notre retour. J’hésitai longtemps à entreprendre cette longue traversée, lorsqu’une catastrophe, trop fréquente à San-Francisco, vint me décider entièrement. Le feu se déclara une belle nuit dans la maison voisine de celle que j’habitais avec ma sœur ; l’incendie prit en un instant de telles proportions, qu’il ne fallut songer qu’à se sauver. Réveillées en sursaut, nous n’eûmes que le temps de nous habiller à la hâte et de jeter pêle-mêle des vêtements et des valeurs dans des malles qu’on faisait ensuite passer par les fenêtres. Enfin, l’intensité du feu devint telle, qu’il nous fallut descendre les escaliers quatre à quatre sans même prendre le temps de nous chausser. Nous n’étions pas à vingt pas que le corps de logis, construit en bois, s’embrasa et s’abîma en moins de dix minutes. Trois heures plus tard, on comptait cinquante-deux maisons détruites de fond en comble. Ce feu nous emportait plus de quatre mille piastres. Aucune des marchandises de notre store n’avait pu être sauvée.

Ma sœur, assez démoralisée par ce revers inattendu, résolut de retourner à Yreka, où l’on nous disait que le commerce allait fort bien. Quant à moi, je pris le parti de suivre Mme Nelson, car, outre l’avantage pécuniaire que je croyais retirer de ce voyage, j’étais dévorée du désir de voir des pays nouveaux.

Notre itinéraire fut décidé de la manière suivante : nous devions nous diriger d’abord vers la Chine, et, après avoir passé à Canton, Macao et Hong-Kong, gagner en dernier lieu Batavia. Dès que tous ces projets furent arrêtés, nous fîmes nos préparatifs de départ.

Or, le 11 juin 1854, nous nous rendîmes à bord de l’Arturo, navire anglais, en partance pour la Chine. Par un hasard singulier, il y avait, comme passagers, quatre artistes français : un chanteur, une chanteuse, un pianiste et un violoniste qui allaient à Calcutta. Ils faisaient, comme nous, un circuit, et comptaient donner des concerts sur leur passage dans les différentes villes où ils s’arrêteraient. De plus, dans l’entrepont, trente-cinq Chinois qui regagnaient leur patrie.

Quinze jours après notre départ, nous dépassions les îles Sandwich. Vers cette époque, Mme Nelson, qui s’était bien portée jusqu’alors, devint mélancolique et souffrante. Pour la distraire de son malaise, je lui proposai de nous faire tirer la bonne aventure par deux Chinois qui parlaient un peu anglais. Ils avaient des prétentions à l’infaillibilité dans l’art de la chiromancie. La curiosité m’était venue de mettre leur science à l’épreuve, en voyant le second du bord éclater d’un fou rire en les écoutant. Le plus difficile était de décider ces magots à nous approcher ; je fis tant qu’ils vinrent auprès de nous. Mme Nelson leur tendit la main avec un certain air de raillerie et d’incrédulité ; ces deux Chinois examinèrent avec attention cette main mignonne et blanche ; et fixant tour à tour les yeux sur son visage ils s’interrogeaient entre eux sur les lignes qu’ils découvraient. Cette consultation durait depuis un moment et cela commençait à nous impatienter, car ils ne nous parlaient pas. Croyant qu’ils se moquaient de nous, nous les pressâmes de s’expliquer, mais ils gardèrent le silence. Mon amie leur demanda alors en souriant s’ils n’étaient pas sûrs de leur prétendue science. L’un d’eux répondit qu’ils se taisaient, crainte de l’affliger. « Vous avez tort, leur dit-elle, car je n’y crois pas. » Je ne sais si cette parole les mécontenta, mais ils se mirent à lui tirer le plus triste horoscope. « Vous avez été très-riche, lui dirent-ils (et cela était vrai), mais il est inutile de chercher à le devenir davantage, car vous n’avez que très-peu de temps à vivre. »

Mme Nelson parut frappée de cette prédiction et, à partir de ce moment, elle tomba dans une tristesse qu’il me fut impossible de dissiper. Je me reprochai presque, comme une mauvaise pensée, de l’avoir engagée à consulter l’avenir. Néanmoins, je voulus à mon tour connaître mon sort, et je tendis bravement la main gauche. Le second horoscope parut les dédommager du premier, ils me dirent que j’avais des lignes très-heureuses ; qu’un jour je deviendrais riche, mais très-riche. Cependant, leur visage prit tout à coup une expression sérieuse en se montrant un signe sur mon front, qui n’était certainement visible que pour eux il indiquait qu’un jour il m’arriverait un grand malheur, mais…, car il y avait un mais, que pourtant cela ne ferait peint obstacle à ma future prospérité. Je ris de leurs prédictions qui m’avaient déjà été faites par des somnambules, et j’essayai, par des plaisanteries, de ramener quelque gaieté dans le cœur de ma pauvre amie.

Le lendemain de ce jour, Mme Nelson fut plus triste et plus souffrante encore ; elle dessina, néanmoins, au crayon, le portrait des deux Chinois et le leur donna pour les remercier, ce qui leur causa une véritable joie.

Huit jours après la scène que je viens de raconter, Mme Nelson était dans un état de santé des plus alarmants, elle était prise de douleurs rhumatismales articulaires, et il n’y avait aucun médecin à bord.

Un des Chinois qui avait tiré notre horoscope vint offrir au capitaine, pour la malade, quelques pilules dont, comme docteur (car il paraît qu’il était docteur), il avait expérimenté l’usage dans son pays. Ces pilules étaient rouges et de la grosseur d’une tête d’épingle ; elles avaient la vertu, disait-il, de guérir la plupart des maladies ; leur effet dépendait surtout des quantités bien ordonnées. Les passagers français et moi, nous crûmes qu’il valait mieux nous fier à la science médicale des Chinois que de laisser Mme Nelson mourir sans secours. On essaya alors de lui faire prendre douze de ces pilules ; mais elle nous questionna, et nous eûmes l’imprudence de lui dire que le remède qu’on lui proposait avait été prescrit par un Chinois. Oh ! alors elle s’opposa obstinément à nos instances, tant le souvenir de l’affreuse prédiction qui lui avait été faite pesait sur son esprit. La résistance qu’elle apportait à nos soins nous mit au désespoir. Nous la suppliâmes à mains jointes de céder à nos prières ; elle y consentit enfin et prit six de ces pilules, mais il fut impossible de lui faire accepter le reste. Hélas ! soit que ce remède, dans l’efficacité duquel nous avions foi, lui fût administré trop tard, soit qu’il lui fût contraire, la maladie qui devait la tuer fit, à compter de ce moment, de rapides progrès ; un violent délire s’empara d’elle, pendant lequel elle s’écriait à chaque instant « Les Chinois ! oh ! les Chinois ! » Bientôt un hoquet, avant-coureur de la mort, vint nous terrifier tous. Nous vîmes cette pauvre femme, jeune encore et pleine d’intelligence, se débattre dans les convulsions de l’agonie. Je m’approchai de son lit de douleurs, j’attirai sur ma poitrine, avec un saint respect, ce visage amaigri par la souffrance, et j’y déposai le baiser de l’adieu suprême. Ses paupières appesanties et mi-closes se relevèrent par un dernier effort ; elle me sourit doucement, comme pour me remercier, puis son corps se raidit sous mon étreinte, et le dernier souffle de sa vie, s’exhalant de ses lèvres livides, glissa le long de mon visage.

Dans la même nuit, et par ordre du capitaine, les matelots transportèrent son corps au milieu du pont ; tout le monde se rangea autour et l’on récita la prière des morts. La cérémonie achevée, le cadavre fut enveloppé dans un drap avec un boulet aux pieds, puis on le glissa dans la mer pardessus le bord. Le bruit sourd produit par sa chute retentit dans le cœur de chacun de nous ; tout était fini.

La mort prématurée de Mme Nelson me fit un mal si poignant que je demeurai plusieurs jours dans une prostration complète ; les pensées les plus sombres venaient en foule m’assaillir, car j’éprouvai à ce moment la cruelle douleur de l’isolement, je me vis livrée à tous les hasards, loin de ma patrie, de ma famille, et je maudis le jour où m’était venue la fatale inspiration de quitter la terre natale. Ma situation présente me parut être une punition du ciel et un mauvais présage. Que pouvais-je seule dans l’avenir, sans un conseil, sans une voix amie, dans la nouvelle route que je m’étais tracée ? que n’aurais-je pas donné pour retourner en arrière ! mais je ne pouvais arrêter le navire qui m’emportait à pleines voiles ; je dus subir ma destinée !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les mers de la Chine sont parsemées de récifs qui rendent la navigation extrêmement périlleuse dans cette partie du monde ; cependant, nous dépassâmes, par un temps superbe, les Bacchises, groupe d’îlots parmi lesquels notre navire glissa sans encombre. Trois jours encore et nous devions toucher la terre ; nous nous félicitions déjà d’être au terme de notre voyage, lorsqu’un ouragan des plus effroyables vint fondre sur nous. Le tonnerre gronda dans l’immensité avec accompagnement d’éclairs ; des nuages noirs, énormes, roulaient dans le ciel avec furie, ils étaient en couches si épaisses au-dessus de nos têtes, qu’ils assombrissaient l’atmosphère dans toute son étendue. Au loin, partout se montraient à nos yeux des trombes à l’aspect gigantesque ; si nous étions touchés par l’une d’elles nous coulions infailliblement : le capitaine, vieux loup de mer, jetait souvent les yeux sur son baromètre, et chaque fois il n’avait rien de rassurant ; nous subissions, disait-il, la queue d’un typhon. L’inquiétude la plus vive commençait à s’emparer de tous ; l’Arturo vint à faire eau ; il fallut forcer les Chinois de l’entrepont à s’employer aux pompes. Il y avait trois jours que nous étions submergés, c’est le mot, par une pluie antédiluvienne lorsque la tempête vint pourtant à s’apaiser. Mais un calme plat, qui dura neuf jours, succéda à la tourmente. De temps à autre, une brise légère s’élevait, mais des courants contraires nous repoussaient toujours. Bref, il y avait vingt et un jours que nous étions ballottés aux abords de l’empire chinois, lorsque le capitaine vint nous dire que nos vivres étaient presque épuisés. Les matelots de l’Arturo, harassés de fatigues et peu confiants du reste dans l’expérience de leur capitaine, lui déclarèrent qu’ils se refuseraient à exécuter les manœuvres s’il ne leur permettait de détacher une embarcation et d’aller avec une partie de l’équipage à la recherche de Hong-Kong, qui ne devait pas être éloigné de plus de trente milles. Le capitaine avait vingt-deux hommes d’équipage ; il consentit à en laisser partir huit. Il fit ensuite jeter l’ancre près d’une côte vers laquelle nous avions pu avancer, et nous attendîmes le retour de ces courageux matelots qui se dévouaient d’eux-mêmes au salut de tous. Vingt-quatre heures après, ils revinrent avec un steamer qui nous prit à la remorque. C’est ainsi que nous fîmes notre entrée dans la rade de Hong-Kong, le 29 août, après soixante-seize jours de traversée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain de mon arrivée, je fus mandée au consulat de France, ainsi que les autres passagers qui composaient notre navire, afin de constater la mort de ma malheureuse amie. Je fis au vice-consul, M. Haskell, un récit fidèle de la position dans laquelle je me trouvais ; il fut rempli de bienveillance pour moi et me conseilla de ne pas continuer une entreprise aussi malheureusement commencée. Je lui répondis que mon seul désir était de retourner en Californie. « Laissez-moi arrêter moi-même votre passage, me dit le vice-consul ; les recommandations que je donnerai à votre égard vous protégeront, je l’espère, jusqu’à votre arrivée. » Je le remerciai de tant de bonté et j’envisageai avec un peu moins d’inquiétude la durée que devait avoir mon séjour en Chine.

L’île de Hong-Kong ou Victoria Hong-Kong, comme l’appellent les Anglais, leur fut cédée par les Chinois en 1842. Elle compte vingt mille âmes d’indigènes et un millier d’Européens au plus. Située au bas d’une aride montagne, la vue n’en est pas des plus agréables ; et pourtant lorsqu’on entre dans la rue principale, on est surpris d’y rencontrer de jolies constructions semblables à celles d’Europe ; la plupart sont bâties en pierres de taille avec de larges galeries à colonnes, verandahs, les ferment presque toutes avec des jalousies pour préserver de la chaleur tropicale. Sur une des hauteurs, à gauche du port, on découvre la maison de ville où siègent les autorités ; un peu plus loin un vaste corps de bâtiment qui sert de caserne aux soldats de terre, sujets anglais, et la place d’Armes, espèce de fortification où plusieurs pièces de canon, braquées sur la rue principale, tiennent en respect la population chinoise. Puis une église du culte protestant.

Le climat à Hong-Kong est malsain et fiévreux, les chaleurs y sont lourdes et pesantes, et le meilleur signe de santé est d’être dans une transpiration continuelle et d’avoir des petites taches rougeâtres semblables à celles de la petite vérole.

La vie pour les Européens est la plus monotone qu’on puisse imaginer ; aucun genre de plaisir, aucun lieu public, rien que la vie intérieure. Car, chevaux, bals, spectacles, réunions, il n’y en a pas. Le seul agrément que l’on puisse se procurer est d’avoir un bateau pour aller se promener en rade ; une femme ne sort jamais à pied, par ton d’abord ; et par principe, les Chinoises elles-mêmes se montrent fort peu dans les rues ; je ne parle pas de la basse classe qui fait exception. La moindre sortie, le plus petit trajet s’opère en chaise à porteur.

On rencontre dans cette ville tous les métiers, les tailleurs, les cordonniers, les blanchisseurs s’y font concurrence pour fournir aux Européens ; les femmes chinoises, en général, ne sont pas soumises au travail car on n’en voit aucune dans les maisons de commerce. Les marchands ambulants sont en grand nombre ; et si ce n’est le costume et le langage qui diffèrent, on peut les comparer à nos marchands des quatre saisons ils vendent des fruits, des rafraîchissements, des gâteaux, des poissons grillés, de la volaille rôtie, etc. Beaucoup de mendiants, d’estropiés, d’aveugles parcourent les rues. Ces derniers agitent constamment une petite clochette pour attirer l’attention publique. Puis aussi, ce qui ne manque pas de poésie, des ménestrels ; ces bardes des temps anciens, sur un signe, entrent à domicile, et, pour quelque menue monnaie récitent ou chantent de vieilles légendes, tantôt tristes et tantôt bouffonnes.

Les barbiers ou coiffeurs, faisant vingt fois par jour le tour de la ville avec tout leur attirail sur le dos, ne sont pas les moins curieux ; ils se promènent devant les maisons comme les porteurs d’eau dans nos rues ; un boutiquier ou un passant a-t-il besoin de se faire raser, épiler ou teindre les sourcils ? il fait signe à l’artiste en question, et l’opération a lieu sur le pas de sa porte ou sur un trottoir le long d’un mur.

Hong-Kong n’a que deux hôtels ; la vie y est aussi chère qu’en Californie, et le séjour on ne peut plus désagréable ; ainsi les maisons les plus propres, les mieux tenues, où l’on emploie de nombreux coolies (nom que l’on donne aux domestiques chinois), sont infestées d’affreux insectes qui vous entourent obstinément et prennent à tâche de vous tourmenter ; ce sont : l’araignée, le cancrolat et le moustique ; on rencontre l’araignée et le cancrolat partout, sur les meubles, dans les tiroirs, dans les chaussures, le long des rideaux, dans les malles ; si l’on décroche un vêtement du portemanteau on est sûr, en le secouant, de voir tomber une de ces horribles bêtes qui, une fois à terre, se met à courir et se fourre dans un autre coin bien avant que l’on ne songe à l’attraper. Mais le plus agaçant de ces deux insectes est le cancrolat, parce qu’il vole, et surtout le soir, aux lumières. Au moment où l’on s’y attend le moins, l’un vous tombe sur la tête, un autre vient s’arrêter sur votre nez. Le matin, en vous réveillant, vous les trouvez jusqu’à deux et trois noyés dans un verre d’eau. Un jour à table, on m’en servit un entouré de légumes ; c’est vraiment répugnant ; mais il est tout à fait impossible d’empêcher cela.

Le parfum des fleurs, en Chine, semble plus suave, plus pénétrant que celui d’Europe. Je fus admise à visiter la demeure d’un mandarin, et je fus aussi étonnée que ravie en la parcourant. Là, tout était factice, grottes, monticules, rochers, ruisseaux, aucune allée ne suivait la ligne droite, et puis des ponts, des kiosques, des temples, des pagodes. Ce qui me parut de la plus grande originalité, ce fut des arbres taillés de manière à représenter des figures de tous genres. L’un, c’était un poisson ; l’autre, un oiseau ; celui-ci un chat ; celui-là, un bœuf, et bien d’autres bêtes encore ; chacun de ces arbres était peint et coloré, afin qu’il rendît bien exactement la physionomie qu’on avait voulu lui prêter. À côté de cela, toute espèce de fleurs et d’arbres fruitiers rabougris on sait que les Chinois ont un goût tout lilliputien pour contrarier la croissance des végétaux.

Cette campagne en miniature, ces aspects contournés à chaque pas me plurent par leur étrangeté même ; c’était pour moi d’une nouveauté délicieuse ; l’eau baignait de vertes pelouses coupées de distance en distance ; elle entretenait la fraîcheur du sol ; les bocages étaient pleins d’oiseaux et de fleurs ; c’est dans ces jardins enchanteurs que les Chinoises concentrent leurs plaisirs, vivant par le devoir et par la loi séparées du monde plus encore que les femmes de l’Orient.

Je profitai du temps qui me restait encore pour aller, avec mes compagnons de voyage, visiter Canton. Nous étions adressés, recommandés à un négociant de cette cité superbe, car il n’y existe pas d’hôtel.

Un bateau à vapeur faisant le trajet le long de la côte nous y conduisit en quelques heures.

Rien ne peut surprendre davantage l’œil d’un Européen que l’aspect de cette ville bizarre : à son approche, on découvre se balançant sur les eaux une multitude de jonques de la plus grande variété, où fourmille une population sans nombre. Ces bâtiments aux formes les plus étranges, ces maisons flottantes, de toutes dimensions, toutes grandeurs, servent à abriter ce reflux d’êtres humains vivant, grouillant là, comme s’ils avaient trouvé la solution du mouvement perpétuel.

Nous mîmes pied à terre dans cette ville immense, où nul peuple au monde ne peut rivaliser pour l’activité industrielle.

Nous nous dirigeâmes vers les factoreries ; ce ne fut pas sans peine que nous y parvînmes. Nous n’avions pas fait cent pas dans les rues, que tout le monde nous suivait des yeux en nous montrant du doigt, en criant après nous, pour être plus véridique. Mais comme notre société s’était renforcée d’autres personnes, nous fîmes peu d’attention à ces criailleries tartaro-chinoises. Je remarquai sur notre passage que presque chaque maison avait un petit autel dans une niche, consacré à l’usage religieux. Ce qui me frappa surtout, ce fut l’ordre parfait avec lequel sont rangés les magasins.

À Canton, chaque profession est classée par corps de métier. Une rue n’est habitée que par les marchands de porcelaine, une autre par les vendeurs de thé, une troisième par les négociants en soieries, etc. On ne peut se lasser d’admirer les étalages merveilleusement disposés, où figurent des produits d’un travail admirable : meubles de laque, éventails d’ivoire, écrans, stores, tapisseries, étoffes à reflets éclatants, se disputent à chaque pas l’attention de l’étranger. La rue appelée New-China street est bordée de ces magasins splendides, installés dans des bâtiments aux toits aplatis, garnis de boules multicolores. Chacun a son enseigne perpendiculaire, où des lettres d’or sur un fond écarlate apprennent le nom du négociant et sa spécialité.

Sur la chaussée circule une foule compacte, bruyante, affairée. Ce sont des marchands ambulants avec leurs cris gutturaux et bizarres, des bourgeois graves et solennels, avec leur tunique flottante et leur inévitable parasol. Quelques femmes de la dernière classe du peuple apparaissent seules à longs intervalles parmi tous ces hommes.

Après une heure de marche, nous parvînmes à la demeure de M. Liwingston, lequel nous reçut de la manière la plus gracieuse, nous prévenant toutefois de ne pas trop prolonger notre séjour à Canton. Il régnait en ce moment des troubles d’insurrections dans l’intérieur aussi bien que sur les côtes, et la prudence voulait que chacun se tint sur la défensive. Les citoyens anglais n’ignoraient pas que le peuple chinois tramait sourdement contre eux des plans de révolte, et leurs prévisions étaient bien fondées, car, à la connaissance de l’Europe entière, ils ne tardèrent pas à éclater. Les actes de piraterie, en outre, pullulaient. Tout cela n’avait rien de rassurant. Ces motifs hâtèrent, comme on peut le comprendre, notre retour à Hong-Kong.

Avant, j’eus pourtant l’occasion de visiter la demeure d’un mandarin, laquelle présentait un luxe merveilleux, du moins au point de vue chinois. Les habitants en relation avec les Européens ne refusent pas d’accorder cette satisfaction.

Qu’y avait-il, en réalité ? Je ne saurais trop le dire.

C’était un corps de bâtiment entouré de terrasses, autour desquelles grimpaient les fleurs les plus odoriférantes. À l’intérieur, les appartements étaient séparés par des cloisons en bambous légères et vernis. Des nattes en paille de riz et de diverses couleurs encadraient les planchers. De tout côté, çà et là, des canapés, des fauteuils, des chaises, la plupart en bambous, quelques-uns en bois sculpté. Sur les meubles, des fleurs, des instruments de musique, des pipes pour fumer l’opium ; au plafond pendaient des lustres, des lanternes de toutes formes, de toutes couleurs, en verre, gaze ou papier, ornées de franges, de houppes, de colifichets. Sur les murs, des tableaux révélant l’enfance de l’art, et des peintures vernies d’où se détachaient en caractères métalliques des inscriptions et des sentences de philosophie. Ce que j’eusse été curieuse de voir, c’était l’appartement des femmes, mais il était sévèrement interdit aux étrangers.

Pendant les trois jours où je demeurai à Canton, je fus spectatrice d’une attaque entre les rebelles et les soldats de l’empereur. Une armée chinoise est la chose la plus grotesque qu’on puisse imaginer ; il n’est guère possible de donner une idée de ces soldats dont les noms répondent aux formidables appellations de tigres de guerre et de fendeurs de montagnes. Étant montée sur la terrasse d’une maison, je pus voir à une distance facile un corps de ces troupes avec son général en chef. Tous ces guerriers, ces braves, marchaient dans le plus grand désordre et comme une bande de brigands ; ils étaient armés de lances, de mauvais fusils, et presque chaque soldat avait un parapluie, un éventail et une, lanterne, ce qui me rappela les scènes burlesques que j’avais vues dans leurs théâtres à San-Francisco.

Le bruit du canon, les rumeurs lointaines et braillardes des Chinois, ces attaques successives que l’on voyait au loin, les fausses alertes qui venaient distraire ou inquiéter à chaque instant, nous déterminèrent enfin à repartir.

Il y avait un mois que j’étais en Chine lorsque le vice-consul me fit savoir qu’un navire allait mettre à la voile pour la Californie. Il eut l’extrême bonté de faire venir le capitaine, auquel il me recommanda particulièrement. Cet officier, nommé Rooney, lui engagea sa parole et lui promit d’avoir pour moi tous les égards possibles. Je remerciai M. Haskell de tout l’intérêt qu’il m’avait témoigné et j’allai, le cœur presque content, faire mes préparatifs de départ[1].

  1. M. Georges Haskell, remplissant les fonctions de vice-consul à Hong-Kong, était Américain ; il fut si noble et si digne plus tard, que je considère comme un devoir de dévoiler son origine.