Les pirates chinois/V

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CHAPITRE V


Le capitaine Rooney. — Than-Sing. — Le typhon. — Chute du mât de misaine. — Effets de la tempête. — Désastres du Caldera. — Les pirates chinois. — Scènes dans l’entre-ponts. — Équipage enchaîné. — Interrogatoire. — Menaces de mort. — Pillage.


Le 4 octobre 1854, je me rendis sur les quatre heures de l’après midi, à bord du navire le Caldera, qui était sous pavillon chilien, et qui, le soir même, devait mettre à la voile pour la Californie. Je me trouvais donc encore une fois à la veille d’un long et pénible voyage ; cette solitude à laquelle j’allais être livrée désormais, ces dangers que l’on court sur mer plus encore que sur terre, venaient, à ce moment décisif, se présenter à mon esprit. Aussi, j’étais soucieuse. Le capitaine, voyant mon affliction morale vint causer avec moi, et me donner quelque encouragement. M. Rooney avait, si l’on peut dire, une expression heureuse, c’était un homme d’environ trente-cinq ans, de taille moyenne, brun ; il avait un barbe fine et épaisse qui lui encadrait le visage, lequel était un peu court, mais ses yeux étaient grands et bleus, et cet ensemble des plus caractéristique donnait à sa physionomie un reflet de jovialité et surtout d’énergie. Enfin c’était un vrai type de marin, chez lequel le courage et la bonté se lisaient à première vue.

Mon premier soin fut de visiter ma cabine et d’y installer mes bagages.

Peu de temps après le navire levait l’ancre.

Je fus prise alors d’une vague tristesse que je comprenais d’autant moins, que ce retour en Amérique me rapprochait de ma patrie. Pour m’arracher à cette funeste disposition, je me mis à examiner le navire. C’était un beau trois-mâts de huit cents tonneaux, bien gréé, et d’une forme gracieuse. À l’arrière, formant l’extrême partie du navire, était la dunette, sur le pont de laquelle on montait par un escalier. Je visitai l’intérieur de cette dunette qui servait de salle à manger ; de chaque côté étaient disposées les cabines. Au fond, se trouvaient deux chambres qui avaient des croisées. L’une était le salon du capitaine, l’autre appartenait au subrécargue d’une maison de commerce de San-Francisco, lequel avait une forte cargaison à bord. Toutes les boiseries étaient peintes en blanc avec des filets d’or. Cet intérieur était éclairé au milieu par une fenêtre à tambour. Cette disposition générale inspirait la sécurité par l’ordre parfait avec lequel chaque chose était à sa place ; il semblait que nous n’avions plus qu’à nous laisser aller à un paisible sommeil pendant les trois mois que devait durer notre traversée.

Il y avait à bord un passager dont j’aurai souvent à parler ; c’était un Chinois d’une cinquantaine d’années. Il avait aussi une maison de commerce à San-Francisco, et il emportait une forte cargaison d’opium, de sucre et de café. Than-Sing, tel était son nom, avait le type commun aux gens de sa nation, de plus il était excessivement marqué par la petite vérole. Cependant sa laideur n’avait rien de repoussant, il avait toujours le sourire sur les lèvres.

Notre premier dîner à bord pouvait être l’objet d’une singularité ; nous étions quatre personnes de nation différente ; le capitaine était Anglais, le subrécargue, comme je l’appellerai dorénavant, était Américain, Than-Sing, Chinois, et moi Française. Je rappelle avec intention cette particularité pour donner une idée des difficultés que devait nous apporter en un péril commun cette différence de langage. Than-Sing parlait l’anglais comme moi-même, c’est-à-dire un peu, mais aucun ne parlait français ; on verra plus tard comment Than-Sing, qui seul parlait chinois, devait nous rendre d’inappréciables services.

Notre équipage se composait de dix-sept hommes de différentes nations.

Le lendemain matin de notre départ, je fus réveillée désagréablement ; une grande agitation régnait à bord, des pas précipités retentissaient sur le pont. L’inquiétude me fit lever, je m’habillai à la hâte, et je sortis pour voir ce qui se passait. Le navire était en panne, un matelot venait de tomber à la mer ; on apercevait sa tête au milieu des vagues à une distance très-éloignée déjà. Le malheureux nagea vingt minutes au moins avant qu’on pût, à l’aide de cordes, le hisser sur le pont. Ses camarades lui donnèrent de vives marques d’intérêt, mais il répondit avec brusquerie et comme un homme qui a honte de sa mésaventure.

Quoique cet incident n’eût occasionné aucun mal réel, il me fit une impression fâcheuse. Je trouvai que, pour le second jour de notre voyage, c’était mal débuter, et puis le chant de ces matelots anglais contribua aussi à augmenter ma tristesse. Ils accompagnaient les manœuvres par une mélodie bizarre et monotone qui ne ressemblait en rien aux airs pleins de gaîté de nos marins français. Je rentrai toute soucieuse, et, pour me distraire, je m’occupai à mettre toutes choses en ordre ; je donnai à boire et à manger à deux charmants petits oiseaux que j’avais emportés de Hong-Kong dans une cage, je les couvris de caresses je n’avais plus qu’eux à aimer.

La brise était molle, et pendant cette journée nous avançâmes lentement. Pourtant, vers le soir, le vent s’éleva, il vint à souffler de tous les points de l’horizon ; je ne pensais pas sans inquiétude à l’affreuse tempête que j’avais déjà essuyée sur l’Arturo, lors de mon arrivée en Chine. J’allai vers le capitaine Rooney, et je le questionnai ; comprenant mes appréhensions, il essaya de me rassurer, mais je voyais, malgré lui, son visage se rembrunir, et c’était avec juste raison. Le baromètre qui s’était maintenu jusque-là, tomba si bas en moins d’une heure, que le doute n’était plus permis ; nous allions être aux prises avec le typhon. Le typhon, ce vent si redoutable dans les mers de l’Inde et de la Chine, et dont l’influence désastreuse amène toujours, sur mer comme sur terre la désolation et la mort. Le typhon est plutôt la réunion de tous les vents soufflant avec fureur des quatre points cardinaux, qu’un seul soufflant sans partage. Ce n’est pas plutôt le vent du nord que celui du sud, le vent d’ouest que celui d’est ; ce sont tous les vents combattant entre eux et faisant de la mer le théâtre de leur lutte. Le capitaine, reconnaissant à ces signes précurseurs que nous étions menacés de l’une des plus terribles tempêtes, fit exécuter de rapides manœuvres. Il était temps, car les vents cette fois étaient déchaînés, la mer tourmentée en tous sens soulevait ses vagues comme des furies ; de sombres éclairs sillonnaient la nue précédant les coups du tonnerre dont le bruit éclatait de toutes parts avec fracas. Poussé de l’avant à l’arrière et retourné brusquement sur lui-même sans que son gouvernail pût lui imprimer de direction, le Caldera menaçait à chaque instant de s’engloutir ; il y avait à peine deux heures que la tempête s’était déclarée, que déjà c’était un vrai désastre : le mât d’artimon et le grand mât étaient plus d’à moitié brisés, deux canots secoués dans leurs liens avaient été emportés à la mer. Tout se brisait à l’intérieur ; la mer entrait à profusion par les sabords ; chaque vague qui s’engouffrait dans la dunette produisait le bruit d’une écluse ; les bois craquaient de tous côtés.

Le capitaine se présentait de temps en temps à la porte de ma cabine pour dissiper mes inquiétudes. Ses cheveux étaient collés sur son visage, ses vêtements ruisselants d’eau. « Vous avez peur, me disait-il avec une brusquerie bienveillante. Non, répondais-je en essayant de dissimuler ma frayeur. » Mais la pâleur de mon visage trahissait mes craintes ; car il hochait la tête avec un air de doute, tout en allant surveiller les manœuvres.

Je dois avouer que j’étais dans des transes mortelles. Tout dans ma cabine était renversé, jeté pêle-mêle. Mes pauvres petits oiseaux, que j’avais avec grand’peine, au risque de me blesser, rattachées à la cloison, se blottissaient dans le coin de leur cage avec des marques d’épouvante ; j’étais moi-même couchée, le roulis ne permettant plus de se tenir debout. La mer déferlait avec une telle violence contre les flancs du navire, que ma terreur augmentait à chaque instant. Tout à coup, un fracas épouvantable retentit sur ma tête, et je me trouvai, par une forte secousse, lancée hors de mon lit sur le plancher. Au comble de l’effroi, j’y restai à deux genoux, je me cachai la tête dans les mains : il me semblait que le navire allait s’entr’ouvrir et que nous allions être précipités dans les abîmes. Ce bruit affreux provenait de la chute du mât de misaine, entraînant avec lui les haubans ; le vent l’avait brisé au pied en tombant ; il avait blessé un matelot qu’on avait relevé dans un état déplorable. Comment le Caldera résistait il encore ? Après quatorze heures passées dans les plus cruelles angoisses, la tempête vint pourtant à se calmer, le vent se ramollit, la mer conservait encore bien du roulis, mais cet apaisement sensible de ses fureurs nous semblait être la plus complète tranquillité.

J’entre-bâillai la porte de ma cabine et je jetai un coup d’œil dans la salle à manger. On n’y voyait plus alors qu’un amas confus de meubles et de vaisselle renversés et brisés ; l’eau y ruisselait de toutes parts.

Vers quatre heures, voulant contempler les effets désastreux de la tempête, je montai sur le pont ; je m’y frayai un chemin avec peine ; il était rempli d’objets brisés, câbles, chaînes, sans compter les trois mâts. L’eau de la mer avait été tellement remuée dans ses profondeurs, qu’elle avait pris la teinte jaunâtre de ses couches de sable. Le ciel chargé de nuages éclairait l’horizon par un jour douteux ; je portai avec tristesse mes yeux autour de moi, et je vis nos matelots allant çà et là, l’air épuisé, accablés de fatigue. Cinquante-deux poules et six porcs avaient été tués par l’effet du roulis. Comme nous avions la terre en vue, le capitaine, après avoir fait hisser avec grand’peine une voile à l’avant, fit mettre le cap sur Hong-Kong. Il nous fallait regagner cette ville, notre navire ayant besoin d’au moins six semaines de réparations.

En même temps que le calme se rétablissait l’appétit, oublié pendant le danger, reprenait ses droits. L’heure du dîner venue, chacun prit place à la table, et peu de paroles s’échangèrent pendant ce repas. Nous étions tous recueillis comme des gens qui viennent d’échapper à la mort. J’examinai la figure du capitaine, elle était empreinte d’un profond découragement. J’ai su depuis qu’il songeait à une lugubre aventure qui lui était arrivée deux ans auparavant. Pris par des pirates indiens, après un combat où tout son équipage avait trouvé la mort, le capitaine Rooney avait été attaché au mât de son navire, et ces barbares ennemis lui avaient tailladé le corps en tous sens, sans pouvoir obtenir de lui autre chose qu’un sourire de mépris. Ils le gardèrent prisonnier six mois, après lesquels il parvint à s’échapper.

Le subrécargue présentant la mine la plus piteuse que l’on puisse voir ; car, outre la crainte qu’il avait eue de perdre la vie, il finit par avouer qu’au moment du danger, ses plus cruelles angoisses avaient été pour la perte de ses marchandises.

Than-Sing, le Chinois, avait la physionomie d’un homme qui se sent franchement heureux d’être sauvé aussi son sourire bienveillant faisait-il contraste avec le malaise général.

Quant à moi, encore sous le coup de mes récentes terreurs, je songeais combien la fatalité semblait vouloir déjouer tous mes projets d’avenir. Que puis-je connaître de plus des horreurs de la mer, me disais-je, si ce n’est d’y trouver une tombe ?

Vers huit heures, le capitaine ordonna que tout le monde prit du repos. J’éprouvais une telle fatigue, que j’aurais dormi sur des planches aussi bien que sur un lit de plumes. Je dis sur des planches parce qu’au moment de me coucher je m’aperçus que mon matelas, mes draps, toute ma literie enfin étaient trempés d’eau. M. Rooney mit une complaisance extrême à faire chercher une partie de ce qui m’était nécessaire. Mais ma lassitude ne me permettait pas d’attendre longtemps, la première couverture que l’on me présenta, je m’en enveloppai et m’étendant sur mon lit dégarni, je ne tardai pas à tomber dans un sommeil profond.

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Il pouvait être minuit lorsqu’un songe effrayant vint agiter mon esprit. Il me semblait entendre des cris infernaux, poussés par une bande de démons. Était-ce un hallucination ? ou cet horrible cauchemar avait-il de la réalité ? J’étais oppressée, souffrante, et plus d’une fois je me retournai sur ma couche ; le songe durait toujours, il fut tout à coup rompu par un effroyable vacarme. Éveillée en sursaut, je me dressai sur mon séant, et j’ouvris les yeux, j’étais éblouie, ma cabine se trouvait entièrement illuminée par une lueur rouge. Frappée de terreur et persuadée que le navire devenait la proie d’un incendie, je sautai en bas de mon lit et me précipitai vers la porte. Le capitaine et le subrécargue étaient sur le seuil de leurs cabines. Je jetai des yeux hagards sur eux, ils me regardaient sans pouvoir proférer une parole, car nous entendions des hurlements sauvages et comme des coups de massue qui retentissaient contre les flancs du navire. Des pierres, des projectiles de toutes sortes étaient lancés dans les carreaux des fenêtres du plafond, de la dunette, et les brisaient en mille pièces, des flammes semblaient brûler tout au-dessus de nous nous restions terrifiés.

J’allai vers le capitaine et je me cramponnai à son bras. Je voulais parler, je n’avais pas de voix, quelque chose d’aride dans mon gosier arrêtait les paroles sur mes lèvres ; je parvins cependant à lui dire avec des sons étranglés : « Capitaine ! capitaine ! le feu ! le feu est au navire !… Répondez-moi…Entendez-vous là-haut ?… » Mais il était entièrement pétrifié, car il me répondit « I don’t know (je ne sais pas). » Il s’éloigna tout à coup et reparut avec un revolver à la main, la seule arme qu’il y eût à bord. En ce moment, le second de l’équipage accourut de l’avant du navire, et, s’approchant du capitaine, lui dit quelques mots que je n’entendis pas. Plus prompte que la pensée, et soupçonnant un terrible malheur, je rentrai précipitamment dans ma cabine et je regardai derrière le carreau qui s’ouvrait sur la mer. Au feu extérieur, j’entrevis les mâtures de plusieurs jonques chinoises. Je ressortis épouvantée, folle, en criant : « Les pirates !… les pirates !… » En effet, c’étaient les pirates, ces écumeurs de mer de la Chine, si redoutés par leurs cruautés. Ils nous tenaient en leur pouvoir ; trois jonques, montées chacune par trente ou quarante hommes, entouraient le Caldera. Ces brigands semblaient être des démons sortis du sein de la tempête pour achever son œuvre de destruction. Le délabrement de notre navire désemparé était pour eux un facile succès. Après avoir jeté sur le Caldera des crocs en fer, fixés à de longues amarres, ils n’avaient pas tardé à grimper le long du bordage avec l’agilité des chats. Une fois parvenus sur le pont, ils s’étaient livrés à une danse infernale en poussant des cris qui n’ont rien d’humain. Les projectiles, en outre, cassant les vitres, nous avaient tirés du profond sommeil où nous étions tous plongés. Les lueurs que nous avions prises pour le reflet d’un incendie, étaient produites par des matières inflammables. Ils emploient ce moyen afin de frapper de stupeur et d’effroi ceux qu’ils attaquent, et paralysent souvent par là leur résistance.

Le capitaine, le subrécargue, le second, firent quelques pas en avant pour sortir de la dunette et aller sur le pont ; je les suivis instinctivement. À peine avions-nous fait trois pas, que des boules fulminantes furent jetées sur nous et nous forcèrent à opérer une retraite. Il s’en fallut de bien peu que nous ne fussions atteints par cette pluie de feu qui nous aurait causé d’atroces brûlures. Nous ne pouvions nous expliquer où ils voulaient en venir, leur intention était évidemment de mettre le navire au pillage. Le capitaine, qui n’avait que son revolver pour nous défendre, jugea qu’il était prudent de nous dérober le plus longtemps possible à leur fureur. C’était une précaution bien inutile, car ils devaient nous trouver n’importe où, aussi bien que si nous fussions restés dans nos lits ; mais notre esprit troublé ne nous laissait pas le loisir de raisonner. Nous descendîmes avec précipitation dans l’entreponts, dont l’ouverture se trouvait justement sous nos pieds, et nous nous cachâmes le mieux que nous pûmes. Cinq matelots se trouvaient déjà en cet endroit nous ne savions ce qu’était devenu le reste de l’équipage peut-être était-il déjà fait prisonnier.

Quant à Than-Sing, il n’avait pas reparu depuis la veille au soir.

Les pirates continuaient à pousser leurs cris sauvages. Par un écartement dans le panneau qui nous recouvrait, on pouvait voir, à travers les lueurs incendiaires, quelques-unes de leurs têtes hideuses entourées d’étoffes rouges en forme de turban. Leur costume était comme celui de tous les Chinois, excepté que leur ceinturé était garnie de pistolets, de larges couteaux, et chacun d’eux avait un sabre nu à la main. À cette vue, un nuage de sang me passa devant les yeux, mes jambes fléchirent sous moi ; je croyais ma dernière heure arrivée. Rampant des pieds et des mains, je m’acheminai vers le capitaine, en cet instant de détresse son appui me semblait cher. Nous nous tînmes blottis au milieu des ballots de marchandises, à peu près à vingt pieds de l’ouverture. Il nous était impossible d’aller plus loin, le navire étant comble dans cette partie. Nous respirions à peine, quand nous entendîmes une foule de pirates entrer dans nos cabines et bouleverser tout avec violence. Une voix connue parvint en même temps jusqu’à nous : c’était celle de Than-Sing. Une vive altercation paraissait s’élever entre lui et les pirates. On le sommait sans doute de dire où nous étions, car nous l’entendîmes crier en anglais « Capitaine, capitaine ! où êtes-vous ? en bas ? Répondez ! venez ! venez ! »

Mais personne ne bougeait.

Le capitaine Rooney retournait convulsivement son pistolet dans ses mains, en murmurant qu’il allait briser la première tête de pirate qui apparaîtrait. Je le suppliai de n’en rien faire ; une pareille tentative non-seulement devait être de nul effet, mais encore pouvait servir à nous faire égorger tous. Il sentit si bien cela du reste qu’il mit son arme au repos en la cachant sous ses vêtements.

Nous n’attendîmes pas longtemps la venue de nos ennemis ; c’en était fait, nous allions être découverts… Je frissonne encore à ce souvenir ! Ils levèrent la trappe et firent descendre après une corde, une lanterne allumée. Nous nous pressions les uns contre les autres pour nous dérober à ce jet de lumière qui nous gagnait peu à peu et devait révéler notre présence. C’était peine perdue ; des jambes passèrent bientôt, puis des corps tout entiers, et nous nous trouvâmes couchés en joue par une douzaine de pirates qui cherchaient avec des yeux de tigres dans la direction qui leur faisait face ; ils étaient armés jusqu’aux dents. Le capitaine le premier se détacha de notre groupe, et s’avança à leur rencontre. Il leur présenta son revolver du côté de la crosse. Les pirates levèrent tous à la fois les bras d’un air menaçant ; mais voyant qu’on ne leur opposait aucune résistance, ils se mirent à nous considérer avec une joie sauvage. Deux de ces bandits s’élancèrent hors de l’entrepont et firent signe avec des gestes brusques qu’il fallait les suivre. Plus morte que vive, j’étais restée blottie derrière un ballot ; je vis du coin de l’œil mes compagnons remonter un à un, je voulais m’avancer comme eux, mais j’étais foudroyée d’épouvante. Quand le dernier eut disparu, que je me vis sur le point d’être seule avec ces monstres, ces assassins, une frayeur plus forte que le courage s’empara de moi, je me raidis par un effort suprême, et je m’avançai à mon tour. Alors à ma robe, à ma coiffure, ils reconnurent que j’étais une femme ; une exclamation de surprise éclata parmi eux, une joie horrible se peignait sur leur physionomie ; j’envisageai le lieu où j’étais comme une tombe béante : il me semblait déjà sentir les griffes de ces démons. À ce moment ce n’était plus du courage, de l’énergie, c’était du délire. Je m’élançai vers l’ouverture, et j’élevai les bras en l’air, en recommandant mon âme à Dieu. Au même instant, je me sentis saisir et entraîner, j’étais hors de l’entreponts.

Arrivée là, je fus entourée d’une foule de pirates qui se tenaient en cercle avec des sabres et des pistolets au poing. Je jetai un coup d’œil égaré sur mes agresseurs : ils fixaient sur moi des yeux avides en m’examinant. Ce n’était pas, comme on pourrait le croire, l’insuffisance de ma mise qui excitait leur curiosité, car, dès le moment de leur arrivée, par une sorte d’instinct bien naturel chez une femme, je m’étais revêtue à la hâte d’une robe, et j’avais mis mes pieds dans des chaussures. Ce qui excitait leur cupidité, c’était quelques bijoux que j’avais conservés ; comprenant leurs exclamations bruyantes, je détachai bien vite mes boucles d’oreilles, mes bagues, et je les leur jetai pour m’éviter toute brutalité au cas où ils n’auraient pu résister longtemps à l’impatience de les posséder. Ceux qui étaient le plus rapprochés de moi se ruèrent dessus avec avidité, au grand mécontentement des autres ces derniers même paraissaient si exaspérés, qu’ils cherchèrent querelle aux premiers, et il s’en serait suivi probablement une lutte sanglante, si la voix du chef ne fût intervenue avec autorité ; tout cela s’était passé en quelques moments. On me poussa ensuite sur le pont, je montai l’escalier qui conduisait sur la dunette ; là, je retrouvai mes compagnons de captivité déjà enchaînés et je m’assis auprès d’eux comme on me l’indiquait.

La mer était encore houleuse ; de gros nuages noirs, dernières menaces de la tempête, couraient ça et là dans le ciel et allaient se confondre dans l’horizon ténébreux ; il s’élevait du sein des flots une brume épaisse qui nous enveloppait du froid le plus glacial ; le pauvre Caldera, ainsi désemparé, capturé, ressemblait à un ponton en révolte. Il régnait parmi nous un silence de mort, qu’interrompaient parfois les gémissements du matelot qui avait été atteint par la chute du mât de misaine. Ces poignantes émotions avaient tellement troublé mon esprit, que mille idées confuses se pressaient dans ma tête ; j’éprouvais l’envie de pleurer, et mes yeux restaient secs. Je promenais sur chacun des captifs des regards désolés. Cette communauté de malheurs m’attachait à eux ; je redoutais qu’on ne vint à m’en séparer.

Pendant ce temps-là, les pirates, qui pouvaient être au nombre de cent, couraient en tous sens dans le navire, se livrant au pillage. Quelques-uns s’approchèrent de moi et me montrèrent mes compagnons attachés. Pensant qu’ils voulaient me lier aussi, je leur tendis les mains, mais ils me firent un signe négatif. L’un d’eux impatienté, me passa la lame froide de son sabre le long du cou, faisant le simulacre de me couper la tête ; je ne bougeai pas ; mon visage exprimait sans doute un morne désespoir, mais je n’avais pas une larme. Cette immense douleur me mettait à une si rude épreuve, qu’elle semblait déjà avoir tout anéantie, tout épuisé en moi. Voulant néanmoins les satisfaire, je leur tendis encore les mains afin qu’ils pussent me les lier, si telle était leur intention. Ils s’en emparèrent avec colère, puis ils recommencèrent à promener leurs doigts autour de mes poignets, cherchant à me faire comprendre ce que je ne pouvais deviner. Où voulaient-ils donc en venir ? Leurs froides menaces étaient sans doute pour me démontrer qu’ils me les couperaient. Dès ce moment, toute l’horreur de ma position me fut révélée j’inclinai ma tête sur ma poitrine, et je fermai les yeux. La vue seule de ces monstres suffisait pour donner le courage du martyre ; j’attendais la mort non sans épouvante, du moins avec résignation. J’étais dans cette cruelle perplexité, lorsque je me sentis frapper sur l’épaule ; c’était Than-Sing qui, touché de mon attitude, voulut calmer mes craintes : « N’ayez pas peur, me dit-il, ils veulent seulement vous effrayer pour que vous n’ayez aucune envie de détacher vos compagnons. »

On vint bientôt le chercher pour parler au chef des pirates. Than-Sing n’avait pas été enchaîné, mais il était prisonnier comme nous ; il nous servit d’interprète ainsi qu’à ses compatriotes. Ce chef était un petit homme d’apparence grêle, et chose singulière, il avait l’air moins féroce que les autres.

Le capitaine Rooney fut interpellé devant lui ; son attitude pendant cet interrogatoire fut calme et dédaigneuse ; il était superbe de mépris devant tous ces hommes de sang. On lui demanda d’abord s’il était Anglais ; Than-Sing, chargé de traduire la réponse, se souvint, alors, de la haine qui existait entre la nation chinoise et la nation britannique. Il répondit que le capitaine était Espagnol, et que l’équipage se composait d’hommes de différents pays. Le marchand chinois avait été heureusement inspiré en dissimulant l’origine du capitaine et des matelots, car le chef des pirates fit observer que si nous avions été Anglais, il nous aurait tous fait égorger sur-le-champ. Il s’informa du nombre d’individus qui étaient à bord, ainsi que des sommes d’argent dont pouvait disposer le capitaine ; si j’étais la femme de M. Rooney. Than-Sing satisfit à toutes ces questions, et dit, relativement à ma personne, que j’étais Française, simple passagère et sans aucun parent ou ami en Chine. Cet excellent homme fit ressortir l’abandon dans lequel je me trouvais, afin d’éloigner de l’esprit des pirates l’idée de ne me rendre la liberté qu’au prix d’une forte rançon.

Le chef de ces bandits ordonna qu’on déliât les mains au capitaine Rooney, et celui-ci eut l’humiliation de l’accompagner dans une visite à l’intérieur du navire. Il se vit dans la nécessité de faire le compte exact des marchandises qui composaient le chargement du Caldera. Nos chambres furent dévalisées les premières ; je vis passer mes bagages, qui allaient disparaître dans leurs jonques ; je soupirai tristement en voyant ces voleurs de mer emporter avec mes malles des objets auxquels j’attachais un prix tout particulier : un de ces barbares tenait dans leur cage mes oiseaux mignons. Ces frêles petites créatures allaient peut-être, si elles n’offraient pas assez d’appât à la cupidité de ces monstres, mourir de faim, leur sort était aussi misérable que le nôtre. Nous devions la vie au généreux mensonge du marchand chinois. Mais les pirates pouvaient changer de résolution, et nous eussent-ils promis cent fois la vie sauve, nous ne pouvions pas nous appuyer sur leur perfide parole. Notre malheur, au contraire, semblait sans limites ; il était parfaitement à notre connaissance que les mers de la Chine regorgent de cette écume des nations. Ceux-ci nous faisaient grâce ; de nouveaux venus pouvaient nous disputer aux premiers et compromettre par ce motif même notre vie, dans une lutte horrible.

Je fus tirée de cette rêverie douloureuse par le retour du capitaine. Le chef des pirates venait de lui ordonner de faire lever l’ancre et de diriger le navire vers une baie voisine. Nos matelots furent, en conséquence, délivrés pour être employés aux manœuvres ; avant d’en arriver là, on leur fit comprendre qu’au moindre signe de révolte de leur part, on nous égorgerait tous sans pitié : ces menaces étaient répétées à chaque instant. Quant à moi, que ma faiblesse condamnait à l’inaction, je fus laissée à la même place, en compagnie du matelot blessé, lequel souffrait cruellement. Le subrécargue et Than-Sing, quoiqu’on leur eût délié les mains, étaient restés inoccupés à cause de leur inexpérience des manœuvres.

À ce moment, un des bandits passait près de nous ; il nous fit voir, avec les marques de la joie la plus vive, un paquet assez volumineux : c’étaient une forte somme d’argent, des bijoux et de l’argenterie. Il prit une fourchette, la retourna en tout sens, puis la porta à sa tête en me regardant, comme pour me demander si c’était un peigne de femme (on sait que les Chinois ne font pas usage de fourchettes). Son ignorance, qui, dans tout autre instant, m’eût semblée risible, ne me donna pas même l’envie d’un sourire, tant mes sens étaient plongés dans un accablement profond. Than-Sing me vint heureusement en aide, et se chargea de lui expliquer à quoi servait l’ustensile en question. Le pirate s’éloigna. Je me croyais débarrassée de sa présence, quand, revenant sur ses pas, il remplit une de ses mains de pièces d’argent qu’il mit sous mes yeux en étendant son autre main vers une jonque qui était amarrée au navire ; je compris, à ces signes multipliés, qu’il me proposait de fuir avec lui. Thang-Sing, qui avait suivi du regard cette scène muette, eut encore pitié de ma détresse ; il s’approcha de cet homme et lui dit quelques mots dans leur langage. Il le menaçait sans doute de dévoiler sa conduite au chef, car le pirate s’éloigna la tête basse et sans réplique.

La température s’était refroidie et était même devenue des plus glaciales. Nous étions trop peu couverts les uns et les autres pour ne pas ressentir cette brume humide qui nous enveloppait. Je dois dire ici que nos ennemis usèrent alors de quelque générosité à notre égard ; plusieurs d’entre eux ramassèrent des lambeaux de vêtements qui traînaient sur le pont et nous les jetèrent pour nous en couvrir les épaules.

À ce moment, un bruit de chaînes se fit entendre, le navire ne marcha plus, l’ancre tomba dans la mer ; devait-elle bientôt remonter ou s’enfonçait-elle à jamais dans le lit qu’elle se creusait au fond des abîmes ? Dieu seul le savait !