Les pirates chinois/VII

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CHAPITRE VII


Désespoir. — J’écris la date de ma captivité. — Apparence de bonté des pirates. — Un joyeux repas. — Un steamer en vue. — Fuite des pirates vers la montagne. — Coups de canon sur notre jonque. — Reconnaissances. — Hourra ! Hourra ! — Je suis sauvée.


Avec le jour, nous avions espéré que l’on nous donnerait un peu de liberté, mais il n’en fut rien. Les pirates reçurent à bord les marchands avec lesquels ils font commerce de troquer en mer les marchandises volées, et tout préoccupés par l’appât du gain, ils semblaient nous oublier complètement. Mon séjour dans ce réduit insalubre avait fait sortir sur tout mon corps des petits, boutons rouges et gros comme des têtes d’épingles ; la sueur coulait de mon visage, il y avait si longtemps qu’on nous tenait enfermés dans cette atmosphère suffocante que j’étais pour ainsi dire asphyxiée. Étendue sur les planches de mon cachot je poussais de douloureux gémissements ; ma souffrance était grande, mon compagnon essayait par de douces paroles de relever mon courage, mais je n’avais pas la force de lui répondre. Après vingt-quatre heures d’un pareil supplice, un son métallique parvint jusqu’à nous. C’étaient ces dignes émules de Mandrin qui vidaient entre eux leurs comptes. Nous entendîmes verser des sacs, et le bruit que faisait l’argent en tombant dans les balances, car, outre les dollars, on se sert en Chine d’argent pur et non monnayé ; ce métal en barres ou en petits morceaux est reçu par tout le commerce.

Tous les receleurs s’en allèrent à la fin. Nos geôliers ne redoutant plus qu’on nous découvrit, se souvinrent de nous, il était temps ! Ils entr’ouvrirent notre panneau à moitié, et nous respirâmes à pleins poumons : j’aspirai avec délices la fraîcheur de l’une des nuits les plus belles que j’aie vues dans ces lieux lointains.

Le lendemain était le 17 ; le jour qui se levait était brillant et splendide ; les pirates vinrent à la première heure, à notre grand étonnement, enlever tout à fait notre panneau. Ils paraissaient joyeux et semblaient vouloir nous être agréables comme à des amis qu’une circonstance fâcheuse aurait forcé de négliger un moment. L’heure du déjeuner venue, ils nous apportèrent à manger avec plus d’abondance qu’ils ne l’avaient fait jusqu’alors et nous offrirent du vin. Cette boisson est faite avec du riz fermenté ; elle est claire comme de l’eau, et possède un petit goût suret qui rappelle un peu le vin nouveau de France.

Comme la jonque marchait vue d’une côte déserte, les pirates n’avaient aucune crainte relativement à nos personnes. Ils laissèrent donc, pour la première fois, notre cellule ouverte tout le jour ; ils engagèrent Than-Sing à monter sur le pont, et cela avec une affabilité qui nous surprenait. Aussi, malgré la frayeur, la répulsion que m’inspiraient ces hommes, j’avais envie de le suivre. J’avais tant souffert pendant ces deux jours qu’ils m’avaient tenus sous le séquestre, que c’était pour moi un bonheur plein d’ivresse, de pouvoir jouir librement des rayons du soleil. Mon sang se vivifiait peu à peu ; je me sentais revivre, enfin. Ne pouvant, résister plus long-temps au désir de me tenir debout et de voir encore une fois la terre, je me dressai sur mes jambes et me trouvai de la sorte la moitié du corps en dehors de notre prison. Oh ! comme c’était délicieux ! après avoir vécu sept jours dans un cachot noir et sale ; je promenais avec émotion mes regards dans l’espace, et je voyais l’horizon les coteaux d’une riche verdure, dont les reflets étincelaient sous un beau soleil d’or. Au milieu de cette végétation apparaissaient par instants de blancs villages qui semblaient des points de broderie sur un long ruban vert. La vue de ce paysage éclatant de lumière me remplit l’âme d’une joie ineffable : je croyais revoir quelques beaux sites de ma patrie, de la France ! J’étendis les bras vers cette terre qui fuyait devant nous, et des larmes, que je ne pus retenir, inondèrent mon visage. Le chef des pirates passait en ce moment ; il fallait que mon désespoir fût bien profond : je lui montrai la terre avec un geste expressif. Le bon Than-Sing, qui avait suivi avec intérêt toutes mes impressions, s’approcha de lui et se hâta de lui expliquer ce qu’il avait compris ; c’est-à-dire que je lui demandais de nous rendre la liberté, la vie. Cette question coïncidait avec une circonstance qui pouvait entraîner pour nous de nouveaux hasards. La jonque qui était partie à Macao, emmenant notre capitaine pour traiter de notre rançon, n’était pas encore revenue. Elle était en retard d’un jour. Le chef des pirates me fit signe de la main de me calmer, et il dit à Than-Sing que, si dans cinq jours il ne se rencontrait pas avec la jonque qui avait dû aller à Macao ou à Hong-Kong, il nous ferait passer sur une autre qui nous y conduirait ; il se refusa à nous donner plus d’éclaircissements sur notre avenir. Cette réponse vague ne fit que nous jeter dans une plus grande perplexité. Quel pouvait être, sur notre sort, l’effet d’une pareille décision ? Ils nous mettraient sur une autre jonque, c’est-à-dire que, ne pouvant retirer aucun prix pour notre rançon, s’ils ne nous tuaient pas, ils se débarrasseraient de nous en nous exposant à de nouveaux dangers.

L’apparition subite d’un steamer, en admettant que le hasard nous fît trouver sur sa route, était encore plutôt un motif de crainte que d’espérance, car les pirates, sur le point d’être atteints, et plutôt que d’être pris en flagrant délit de rapt, ne préféreraient-ils pas nous jeter, mon compagnon et moi, à la mer, pour éviter d’être pendus, punition que notre présence entre leurs mains devait à coup sûr entraîner ? On voit ainsi à quel point se compliquait notre situation et qu’elle devait amener un prompt, mais impossible à prévoir.

Le capitaine, lequel avait la voix enrouée d’une manière affreuse par les cris sauvages qu’il avait poussés la veille ; lequel, d’après l’opinion de Than-Sing, était le plus horrible scélérat ; lequel suait l’assassin par tous les pores, puisque des victimes, laissées à moitié mortes à cet instant, le maudissaient sans doute, me force encore une fois, à dire qu’il avait une grande bienveillance répandue dans la physionomie. Il m’engagea à monter sur le pont, si je devais m’y trouver mieux ; je ne pouvais qu’accueillir avec joie cette proposition ; ma vie s’était étiolée dans l’ombre. Pour la première fois, je me mis à regarder, sans trop de dégoût, ces hommes qui m’avaient torturée ; je me trouvais si heureuse de sentir la brise du matin m’effleurer le visage, que je retrouvai assez de sang-froid pour observer ce qui se passait autour de moi. Tous ces pirates allaient et venaient sur le pont d’un air joyeux ; ils s’occupaient à partager entre eux les dépouilles des infortunés qu’ils avaient pillés la veille. À ce spectacle hideux, mes yeux ne se détournèrent pas, mon cœur n’éprouva pas la moindre émotion. J’avouerai à ma honte que j’étais tout entière au contentement égoïste que je ressentais de ne plus être enfermée.

Je me reposais sur un petit escabeau que l’on m’avait offert.

Ce gibier de potence levait de temps à autre les yeux sur moi, si ce n’était l’un, c’était l’autre qui me regardait, mais, non plus, d’une manière sardonique ou menaçante il y avait, si je puis m’exprimer ainsi, dans leur joie, dans leurs évolutions, presque de l’enfantillage. Ils se plaisaient à me montrer différents objets qui leur passaient par les mains, comme font les enfants à une poupée, qu’ils veulent amuser. La lâcheté est si grande chez les Chinois, que la moindre bravoure leur en impose je ne veux pas dire ici que j’ai été brave, car je perdrais le charme naturel qui appartient à la femme ; ce que je veux dire, c’est que mon attitude, désespérée sans aucun doute, mais ferme au milieu d’eux, enlevait à leur goût sanguinaire une partie de son âcreté. Je dois le croire du moins, en rapportant les paroles de Than-Sing qui causait avec eux : « Ils me disent qu’il vous aiment, parce que vous avez un doux visage et des yeux qui expriment la bonté, et ils ajoutent que maintenant ils n’ont plus le désir qu’il vous arrive du mal. » Devais-je croire que j’avais paralysé la barbarie de ces hommes, ou n’est-ce pas plutôt que l’habitude de me voir à toute heure du jour, ma faiblesse même, avaient été autant de motifs pour arriver à me traiter avec moins de rigueur ? D’un autre côté, leur cupidité me sauvegardait des excès de leurs instincts brutaux et cruels ; et quand je pense que j’ai vécu au milieu de ces hommes, seule et abandonnée, je ne puis en croire mes souvenirs.

Après être restée environ deux heures sur le pont, je rentrai de ma propre volonté dans ma cellule. Je ressentis une lassitude extrême, que je m’expliquais par la séquestration que j’avais subie les jours précédents. Je m’étendis sur mes planches ; elles me semblèrent moins dures qu’à l’ordinaire ; enfin, je ne sais pourquoi je ne me sentais pas aussi malheureuse. Je promenais mes yeux au hasard sans qu’aucune pensée occupât réellement mon esprit, lorsque j’aperçus un vieux livre, tout sale, que j’avais déjà remarqué ; il était écrit en allemand, langue qui m’était inconnue ; mais, bien que ce livre ne pût m’être d’une grande distraction, j’aimais à le retourner en tous sens, parce que c’était la seule chose qui me rappelât l’Europe. Il me vint alors à l’idée de tracer sur une des feuilles, restée blanche, un court résumé de ma position ; j’avais encore, au milieu de mon dénûment, une épingle à cheveux ; je la pris entre mes doigts, et, me servant de la pointe, j’écrivis, sur la page restée blanche, ce qui suit « J’ai été prise par des pirates chinois sur le Caldera ; ils me retiennent prisonnière. Je suis Française. Nous sommes au sixième jour, 17 octobre 1854. » Et je signai mon nom « Fanny Loviot. » Puis, sur une autre page ; j’écrivis la même chose en anglais. Pouvais-je espérer que ce livre servirait jamais à guider les recherches qu’on ferait peut-être pour me retrouver ? Hélas ! je calculais peu alors les probabilités ; je caressais des illusions qui me voilaient toute l’horreur de ma situation ; c’était pour moi une consolation de rêver à la France, à la liberté. Du moins, me disais-je, si je ne dois pas être délivrée, ce livre servira peut-être, après ma mort, à punir nos assassins. Je ne m’en tins pas là ; à l’aide d’un mauvais clou je gravai le plus lisiblement qu’il me fut possible, dans le cadre de bois intérieur qui recevait le panneau, mes deux noms et celui du Caldera. Chaque lettre avait au moins un pouce. L’inscription, où elle était écrite, devait sauter facilement à la vue.

J’éprouvais dans cette occupation une vague inquiétude, car les pirates allaient et venaient sur le pont et jetaient souvent des regards de mon côté mais ils ne se doutaient pas que ce que j’écrivais pouvait suffire à les faire pendre tous, si cela tombait sous des regards ennemis. Après ce travail, je me reposai. Tout un monde de pensées s’agitait dans ma tête ; je rêvais à la possibilité de voir se réaliser ce que mon esprit venait de me suggérer ; et, pour la première fois, machinalement, je me mis à approprier mes ongles, qui étaient longs et noirs, avec un petit fétu de bois que je déchirai le long d’une planche jusqu’alors je m’étais refusé ce soin superflu dans mon état de détresse et d’abandon. Où donc courait ma pauvre imagination, pour que j’en vinsse ainsi à m’occuper de ma personne ? Profitant de la permission qui m’avait été donnée, je remontai sur le pont. Les pirates continuèrent à me faire bonne mine. Plusieurs d’entre eux s’occupaient à détacher le petit canot qui était le long du bord. Ils allaient pêcher des huîtres à quelques brasses plus loin. Ce jour-là était, à ce qu’il parait, une sorte de fête pour eux, car leur cuisinier, autour de ses fourneaux, semblait fort préoccupé de l’importance des plats qu’il avait à préparer. Il y avait un quart de porc, tournant dans une broche, qui se dorait à la flamme d’un brasier ardent, et de délicieux petits poissons avec l’éternel riz que l’on versait à profusion dans des plats. Tous ces préparatifs aiguisaient notre appétit. Quand vint l’heure du repas, nous nous retirâmes discrètement dans notre réduit.

Mais quelle ne fut pas notre surprise ! non-seulement on ne ferma pas notre panneau, mais encore nous vîmes les pirates se ranger autour de notre case que le jour éclairait en plein, et s’asseyant sur le plancher, à la manière des Orientaux, ils se mirent en devoir de faire honneur à ce fameux repas. Le cuisinier commença à faire passer à chacun une portion de ces huîtres qui avaient mis tout l’équipage en révolution. (Ces huîtres, pour la grosseur et la qualité, peuvent être comparées à celles que nous appelons ici pied de cheval). Than-Sing et moi nous ne fûmes pas oubliés, les uns et les autres nous passaient une part de tout ce qu’ils mangeaient. Je commençai d’abord par goûter du bout des lèvres, me méfiant beaucoup des sauces chinoises ; mais je ne tardai pas à sentir un petit fumet qui n’était pas désagréable. L’accommodement était une sauce très-relevée, à la provençale ; ce devait être un de leurs mets de prédilection, car toutes les physionomies avaient un air de contentement extrême, sans excepter mon compagnon, qui avait une figure épanouie. Le tour du porc rôti vint ensuite nous en eûmes notre part, de même que du poisson et du riz ; nous eûmes aussi du thé et du vin dont j’ai déjà parlé. Les pirates nous paraissaient avoir une bonhomie, une prévenance qui pouvaient nous faire croire un moment que nous étions leurs hôtes, puisqu’ils semblaient oublier que nous fussions leurs prisonniers. Ils demandaient à Than-Sing si j’étais satisfaite de leur cuisine. Dois-je avouer que ces nouveautés culinaires, après des privations plus qu’inouïes, ne m’étaient pas désagréables ? oui, sans doute, mais il fallait que j’eusse perdu à un certain degré l’odorat essentiel, car ce qui constitue le fond de la nourriture des Chinois ne venait nullement me troubler ; et pourtant, ils sont aussi sales que les sauvages sous ce rapport, s’ils ne le sont pas plus. Ils mangent, dit-on, les chiens, les chats, les rats. Lorsqu’ils tuent les volatiles, rien n’est perdu dans ces animaux, les intestins sont lavés, raclés, essuyés, et passe sans conteste par le gosier des Chinois. Enfin, ils absorbent jusqu’à des chenilles, des sauterelles, des vers de terre, sans oublier les fameux nids d’hirondelles, dont la réputation chez eux est proverbiale.

La circonstance aidant je faisais donc bonne contenance, comme je l’ai déjà dit. Mais l’inquiétude devait bientôt succéder aux heures de repos que nous venions de goûter. Les pirates, stimulés par leur chef, s’étaient levés tout à coup avec un fort mouvement d’action ; ce dernier, en regardant dans sa longue-vue, venait d’apercevoir au loin une jonque marchande, il la signalait à toute sa bande ; les débris de notre dîner, à peine achevé, disparurent en un clin d’œil et les pavillons furent hissés au haut du grand mât en signe de ralliement.

Les pirates couraient çà et là, disposant tout pour une attaque. Il s’agissait encore de pillage ; mon compagnon et moi reprîmes notre rôle passif nous attendions, dans une anxiété silencieuse, des événements nouveaux ; mais Dieu ne permit pas que cette journée qui avait été si heureuse pour nous s’achevât au milieu du carnage ; ils s’aperçurent que la jonque qu’ils poursuivaient, gagnant trop le large, ne pouvait être atteinte, et ils se virent forcés de renoncer à leurs projets, ce qui dissipa les angoisses que nous éprouvions.

Vers le soir, plusieurs jonques pirates s’étant approchées les unes des autres, se touchèrent presque bord à bord, et, en bons voisins, les chefs firent des échanges de marchandises ; ils se cédèrent des provisions de bouche. Ainsi, notre capitaine acheta, entre autres, des canards tout vivants ; s’apprêtait-il à nous bien traiter encore ?

Quand la nuit fut venue, toutes les jonques se séparèrent, et la nôtre continua seule sa route.

Peu après, la cérémonie de la prière commença à bord. Confiants dans les bonnes dispositions qui nous avaient été manifestées, nous remontâmes mon compagnon et moi, sur le pont. La brise était douce et molle, le ciel d’une pureté splendide, reflétait ce qui constitue en mer l’occupation du penseur, les étoiles. Je regardais d’un œil humide. Sous cette voûte azurée je cherchais à découvrir l’ombre de la mienne, ou à défaut le moindre signe favorable, le plus petit espoir. N’étais-je pas abandonnée de la terre entière ? Livrée à ces tristes pensées je reportais les yeux autour de moi, c’est-à-dire que je rentrais dans la réalité, et je remarquai que, contrairement aux jours précédents, on avait mis toutes les voiles dehors, au lieu de jeter l’ancre à la tombée de la nuit, comme on avait fait jusqu’alors. Vers dix heures j’allai m’étendre sur mes planches et je pensai néanmoins à tout ce que nous avions eu d’heureux dans ce jour qui venait de s’écouler, puis je tâchai de fermer les yeux ; mais plusieurs fois je m’éveillai, et je prêtai l’oreille au moindre bruit. Le vent s’était élevé ; et j’entendais au sillage de l’eau, le long de la coque du navire, que nous filions rapidement.

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Le lendemain devait être un jour marqué par la Providence ; c’était le 18. Il pouvait être quatre heures du matin, lorsque mon compagnon et moi nous fûmes tirés de notre sommeil par un bruit de voix et de pas précipités. L’ancre avait été jetée, nous ne marchions plus ; en outre, on avait hermétiquement fermé notre panneau. Je cherchai à m’expliquer la cause de l’activité qui régnait à une heure si matinale, et plus j’écoutais, plus il me semblait qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire.

Après avoir tourmenté quelques instants mon esprit, j’essayai de me rendormir mais l’inquiétude était plus forte que le sommeil. Je me tournai vers Than-Sing ; il avait les yeux ouverts, je le priai alors de me dire ce qui se passait sur le pont. Il se tenait l’oreille tendue ; il mit un doigt sur sa bouche comme pour me dire : silence ! Je ne comprenais pas très-bien. Comme je m’apprêtais à lui faire de nouvelles questions, il me fit encore signe de me taire, en me disant bien bas : « Ils s’en vont ! » Puis il écoutait de nouveau.

Je ne comprenais absolument rien à ce disait ce pauvre homme, quand tout à coup il s’écria, avec un sentiment qui exprimait la joie et la peur en même temps « Ils s’en vont ! vous dis-je, c’est un steamer — Un steamer ? » répétai-je d’un air stupide. Je crus un moment que mon compagnon devenait fou et je le regardai, avec une véritable peur, mais, me calmant aussitôt je me contentai de hausser les épaules avec pitié. Je lui en voulais de réveiller en moi une espérance depuis longtemps abandonnée, parce qu’elle me semblait irréalisable ; aussi je lui tournai le dos avec humeur. « Un steamer ! » me disais-je en moi-même. Mais, à peine avais-je eu le temps de faire quelques réflexions, qu’il me toucha l’épaule, et qu’il me dit encore : « C’est un steamer ! les pirates ont vu un steamer, ils se sauvent dans la montagne ! »

Je le regardai cette fois en face. Mes idées commençaient à s’embrouiller. Il m’était impossible de donner un sens à tout ce que je lui entendais dire. « Vous vous trompez, lui dis-je ; si nos ennemis étaient poursuivis, est-ce qu’ils perdraient leur temps à rester à l’ancre ? » pour toute réponse, il colla son visage à la petite lucarne près du gouvernail, et je l’entendis qui répétait « Oui, oui, c’est un steamer ; regardez plutôt. » Cette fois, le cœur commença à me battre avec violence je m’approchai, à mon tour, de la lucarne, et je distinguai, en effet, un navire qui pouvait se trouver à environ deux milles au large. Je me sers du mot navire, parce que je ne lui voyais laisser aucune trace de fumée derrière lui. Ma joie se calma même aussitôt, et le doute me revint à l’esprit. Je me dis, alors, que c’était tout simplement un navire voguant vers Hong-Kong, Canton ou Macao. « Qui pense à venir nous secourir ? me disais-je. Qui pourra nous découvrir à bord de cette jonque, ressemblant à tant d’autres qui sillonnent ces parages ? » Cependant, quelques efforts que je fisse pour contraindre mon agitation, je ne pouvais détacher mes yeux de la lucarne.

À ce moment, Than-Sing dit encore entre ses lèvres « Ils s’en vont ! ils s’en vont ! » Mais j’étais d’une incrédulité désespérante. Il est difficile de revenir à la vie lorsqu’on a été si longtemps à l’agonie. « Et pourquoi s’en iraient-ils ? lui disais-je. — À cause du steamer, me répondait-il. — Mais je vous dis que cela n’en est pas un. — Si, je vous assure que je ne vous trompe pas. — D’abord, il n’y a pas de fumée vous voyez bien que c’est un navire. — Cela ne fait rien ; les pirates s’en vont. Écoutez. » Le silence se faisait en effet autour de nous, car l’on n’entendait plus que par intervalle, un murmure de voix qui allait toujours s’éloignant. Pourtant, les pas d’un homme se faisaient encore entendre. J’élevai les bras en l’air pour soulever le panneau ; je voulais voir mais Than-Sing me retint, jugeant plus prudent, en cette circonstance, de nous faire oublier. Au même instant, le panneau fut ouvert avec précipitation, et une figure aux traits bouleversés apparut à nos yeux. C’était le cuisinier du bord, que l’alerte répandue parmi l’équipage forçait d’abandonner ses utiles fonctions. Il parla en gesticulant, et avec une volubilité de paroles que l’émotion entrecoupait. Il disait à Than-Sing (je l’ai su depuis) « N’ayez pas peur… vous allez être sauvés… c’est un steamer… » Il était resté le dernier ; mais le sentiment de la conservation l’emporta sur le désir qu’il pouvait éprouver de converser plus longtemps avec nous, il s’enfuit au plus vite pour rejoindre les autres. Je poussai alors une exclamation de joie impossible à rendre ; plus prompte que la pensée, je m’élançai sur le pont. Il était bien vrai, nous étions seuls sur la jonque, laquelle se trouvait engravée dans le sable. Le but des pirates, en s’arrêtant en cet endroit, avait été de faire une provision d’eau douce, lorsqu’aux premières lueurs du jour, un steamer, masqué jusque-là par une pointe de terre, leur apparut. Ce steamer avait jeté l’ancre et déjà il envoyait des embarcations pour reconnaître la côte. C’est alors qu’effrayés du danger qui les menaçait, et ne pouvant démarrer, les pirates avaient préféré fuir en abandonnant leur jonque. Ils avaient gagné la terre en entrant dans l’eau jusqu’à mi-jambes ; nous les apercevions encore très-distinctement grimper en toute hâte le long du versant de la montagne. Ils traînaient avec eux ce qu’ils avaient pu emporter de leurs rapines ; les uns étaient chargés à dos, les autres portaient des fardeaux sur la tête ou sur les bras.

J’étais dans un saisissement qui ne peut se dépeindre. En les voyant ainsi disparaître, mes yeux se tournaient alternativement vers nos ennemis qui fuyaient et vers le steamer qui nous apportait sans doute la délivrance. Je joignais les mains en les serrant avec ivresse, mon cœur se dilatait, je jetais dans l’air des exclamations bruyantes, je prononçais des paroles incohérentes ; enfin je regardais dans la montagne, je regardais le steamer ; j’aurais voulu, comme dans un conte de fées, m’y trouver transportée. Cependant, aucune embarcation ne se détachait pour venir à notre rencontre ; mes pieds ne tenaient plus en place. Je jetai la vue vers la pointe de terre près de laquelle le steamer semblait rapproché, et je dis à Than-Sing « Allons là-bas, ils nous apercevront peut-être ; il n’y a qu’un peu d’eau à traverser, nous ferons comme les pirates ; venez ! venez ! » Je ne voyais que la distance, je ne mesurais pas la difficulté. Mais Than-Sing me répondit : Non, c’est inutile, ils vont venir. — Ils vont venir ! » disais-je. Puis j’attendis une minute, et, cette minute passée, je répétais les paroles que j’avais dites un instant avant, et Than-Sing me répondait avec son flegme habituel : « ils vont venir, calmez-vous, ils vont venir. » Ce sang-froid m’exaspérait ; je ne comprenais pas qu’il nous fit perdre un temps précieux, en n’allant pas au-devant du secours que le ciel nous envoyait. Je tentai une dernière fois de le persuader. « Écoutez, lui dis-je, prenons le petit canot ; il me semble qu’avant une heure d’ici, nous pourrions aborder le steamer. Songez donc, si les pirates allaient revenir nous faire prisonniers, ce serait la mort cette fois ! Venez. Voulez-vous ? Je vous en supplie ! » Et je regardais le steamer avec avidité. — « Non, me répondait-il toujours avec le même calme, c’est un steamer ; attendons ; je vous dis qu’ils vont venir. » J’étais désespérée ; c’était la première fois qu’il s’élevait un débat entre nous deux. Si j’avais su nager, je crois que j’aurais eu le courage de me jeter à la mer pour tenter de me sauver. Je regardais le petit canot avec envie. Mon salut ne me paraissait véritablement assuré que lorsque je ne foulerais plus ce plancher de malheur. Je me dirigeai vers l’arrière de la jonque, où il était amarré, et je l’examinai comme mon unique ressource ; je ne tremblais pas à l’idée de me voir seule au milieu des flots, je me demandais simplement si je serais assez forte pour le conduire ; je me sentais le courage du désespoir, surtout lorsque je portais mes regards vers la montagne, sur le versant de laquelle quelques pirates apparaissaient encore.

Tout à coup, Than-Sing me saisit le bras en m’arrêtant dans ma pantomime désespérée : « Tenez, regardez, regardez là-bas ! me dit-il ; voyez-vous trois canots ? » Je tournai les yeux dans la direction qu’il m’indiquait, et je vis, en effet, trois canots, lesquels après avoir fait un circuit, semblaient se diriger vers nous. Je suivais avec anxiété leur marche progressive, une idée subite me vint. Je me dépouillai de mon premier vêtement, et je l’attachai en toute hâte au bout d’un long bambou pour attirer l’attention de l’équipage du steamer. Je me disais au milieu de mes transports de joie : « Nos yeux nous trompent peut-être : ces canots qui paraissent venir à nous ne peuvent-ils pas tout à coup changer de route ? Alors, courant à l’arrière de la jonque, qui était le point le plus en vue, je me mis à agiter avec frénésie mon signal improvisé, puis je le fixai bien vite entre deux planches. Quelle émotion ! mon cœur battait avec tant de violence, qu’en quelques instants j’avais épuisé mes forces. Il n’y avait plus à en douter, on venait pour nous sauver. Notre jonque était la seule qui existât sur le rivage ; quelques minutes encore et nous allions pouvoir distinguer la forme et la couleur des vêtements de ceux qui montaient les embarcations. Than-Sing, qui se tenait tout près de moi, croisait ses mains en signe de prière ; sa bonne figure exprimait la joie la plus vive. Une idée me vint à l’esprit : c’est que la vue de son habillement chinois pouvait être d’un mauvais effet et nous compromettre ; je le priai de se dissimuler le plus possible ; il comprit ma pensée, car sans mot dire il se retira à l’écart. Mes yeux, perçant la distance, commencèrent, quoique faiblement, à apercevoir les mouvements des rameurs, mais il se fit un temps d’arrêt dans la marche des canots ; les rames, d’une seule manœuvre, furent relevées debout ; une crainte se glissa dans mon âme : allaient-ils virer de bord et retourner au steamer ? Je portai mes mains à la hauteur de mes yeux pour abriter ma vue qui était gênée par le soleil, quand une des plus effroyables détonations retentit, en même temps qu’une fumée blanche et épaisse enveloppait, comme dans un nuage, les trois embarcations. À Cette attaque inattendue, surprise, épouvantée, mes jambes fléchirent sous moi, et je tombai sur mes genoux, en criant, dans un paroxysme violent de frayeur : « Than-Sing ! ils viennent pour nous tuer ! Nous allons mourir !!! » Mais à peine avais-je proféré ces cris de désespoir, qu’une rage subite plus forte que la douleur s’empara de moi. En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, je m’étais dit : « Puisque mon malheur est à son comble, puisque je suis abandonnée de Dieu, puisqu’il faut que je meure, en bien je veux qu’ils me voient, qu’ils me tuent bien en face ! » C’en était trop, je m’élançai à la même place où j’étais quelques moments auparavant. Mes yeux étaient secs et ardents : de la main droite, je saisis ma casquette et je l’agitai en l’air avec frénésie. Oh ! alors, surprise ! surprise inouïe ! Au lieu d’un nouveau feu, des hourras formidables et prolongés parviennent à mes oreilles. Ce cri, partant des canots est répétés par trois fois différentes, ce n’était pas un rêve cette fois, il me révéla que nos sauveurs étaient des Anglais ; tous les hommes d’équipage se découvraient et agitaient leurs chapeaux en signe de salut ; j’étais reconnue, j’étais sauvée !