Les plantes insectivores/14

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Traduction par Edmond Barbier.
Précédé d’une Introduction biographique et augmenté de notes complémentaires par Charles Martins
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Texte établi par Francis Darwin Voir et modifier les données sur WikidataParis : C. Reinwald et C.ie, libreires-éditeurs, 15, rue des Saints-Pères, D. Appleton & Company Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 375-386).

CHAPITRE XIV.

aldrovandia vesiculosa.

Capture des crustacés. — Conformation de ses feuilles comparativement à celles de la Dionée. — Absorption par les glandes, par les processus quadrifides et par des pointes sur les bords repliés. — Aldrovandia vesiculosa, var. australis. — Capture de certaines proies. — Absorption des matières animales. — Aldrovandia vesiculosa, variété verticillata. — Conclusions.


On pourrait dire que cette plante est une Dionée aquatique en miniature. Stein a découvert, en 1873, que les feuilles bilobées, que l’on trouve ordinairement closes en Europe, s’ouvrent quand la température est suffisamment élevée, et qu’elles se ferment soudainement au moindre attouchement[1]. Les feuilles se rouvrent au bout de vingt-quatre ou de trente-six heures, mais seulement, paraît-il, quand elles ont capturé des objets inorganiques. Les feuilles contiennent quelquefois des bulles d’air ; on supposait autrefois qu’elles étaient des vessies ; de là le nom spécifique de vesiculosa. Stein a observé qu’elles capturent quelquefois des insectes aquatiques, et, tout récemment, le professeur Cohn a trouvé à l’intérieur des feuilles de plantes croissant à l’état sauvage plusieurs espèces de crustacés et de larves[2]. Il plaça des plantes, qu’il avait jusque-là conservées dans de l’eau filtrée, dans un vase contenant de nombreux crustacés du genre Cypris ; le lendemain matin, il trouva beaucoup de ces crustacés emprisonnés, mais vivant encore et nageant à l’intérieur des feuilles refermées ; ils étaient voués à une mort certaine.

Après avoir lu le mémoire du professeur Cohn, je pus me procurer, grâce à l’obligeance du docteur Hooker, des plantes vivantes venant d’Allemagne. Comme je n’ai rien à ajouter à l’excellente description du professeur Cohn, je me contenterai de donner deux figures, l’une d’un verticille de feuilles empruntée à son ouvrage, l’autre représentant une feuille ouverte et étendue, dessinée par mon fils Francis. J’ajouterai, en outre, quelques remarques sur les différences que l’on observe entre cette plante et la Dionée.

L’Aldrovandia n’a pas de racines ; elle flotte librement dans l’eau. Les feuilles sont disposées en verticilles autour de la tige. Leur large pétiole se termine par quatre ou six projections[3] rigides surmontées chacune d’un poil court et raide. La feuille bilobée, dont la côte centrale se termine aussi par un poil, est placée au milieu de ces projections qui lui servent évidemment de défense. Les lobes de la feuille sont formés d’un tissu si délicat qu’il est translucide ; selon Cohn, les lobes s’ouvrent à peu près autant que les deux valves d’une moule vivante, et, par conséquent, beaucoup moins que les lobes de la Dionée ; ceci doit tendre à rendre la capture des animaux aquatiques beaucoup plus facile. À l’extérieur des feuilles les pétioles sont recouverts de petites papilles à deux branches qui correspondent évidemment aux papilles à huit rayons de la Dionée.


Fig. 13. — Aldrovandia vesiculosa.
La figure supérieure représente un verticille de feuilles (d’après le professeur Cohn).
La figure inférieure représente une feuille ouverte, pressée à plat, considérablement grossie.
Chaque lobe a une convexité d’un peu plus d’un demi-cercle, et se compose de deux parties concentriques très-différentes ; la partie intérieure et la plus petite, qui se trouve la plus rapprochée de la côte centrale, est légèrement concave et se compose, selon Cohn, de trois couches de cellules. La surface supérieure de cette partie est couverte de glandes incolores qui ressemblent à celles de la Dionée, mais qui sont plus simples que ces dernières ; ces glandes sont supportées par des tiges distinctes, composées de deux rangées de cellules. La partie extérieure et plus large du lobe est plate et très-mince, elle est composée de deux couches de cellules seulement. La surface supérieure de cette partie ne porte pas de glandes, mais des petits processus quadrifides qui se composent chacun de quatre projections terminées en pointes, qui surmontent une proéminence commune. Ces processus se composent d’une membrane très-délicate, doublée d’une couche de protoplasma ; ils contiennent quelquefois des globules agrégés de substance hyaline. Deux des branches, légèrement divergentes, se dirigent vers la circonférence, et les deux autres vers la côte centrale, formant ensemble une sorte de croix grecque. Quelquefois, une seule branche en remplace deux, et la projection est alors trifide. Nous verrons, dans un chapitre subséquent, que ces projections ressemblent beaucoup à celles que l’on trouve à l’intérieur de la vessie des Utriculariées, et plus particulièrement de l’Utricularia montana, bien que ce genre ne soit pas voisin de l’Aldrovandia.

Un étroit rebord de la partie large extérieure plate de chaque lobe se replie à l’intérieur, de telle sorte que quand les lobes sont fermés, les surfaces extérieures des parties repliées se trouvent en contact. Le bord lui-même porte une rangée de pointes coniques, aplaties, transparentes, à large base, qui ressemblent aux piquants qui se trouvent sur la tige d’une ronce ou Rubus. Quand le bord est reployé à l’intérieur, ses pointes se dirigent vers la côte centrale et elles semblent tout d’abord adaptées de façon à empêcher la proie de s’échapper ; toutefois, il est douteux que ce soit là leur principale fonction, car ces pointes se composent d’une membrane très-délicate et très-flexible qui se plie facilement et que l’on peut repousser en arrière sans qu’elle se casse. Néanmoins, les bords repliés et les pointes doivent quelque peu empêcher les mouvements rétrogrades d’un petit animal au moment où les lobes commencent à se fermer.

La partie périphérique de la feuille de l’Aldrovandia diffère donc considérablement de celle de la Dionée ; on ne peut pas non plus considérer les pointes qui se trouvent sur le bord comme homologues aux poils qui entourent les feuilles de la Dionée, car ces derniers sont des prolongements du limbe et non pas de simples productions épidermiques ; elles semblent, en outre, servir à un but tout différent.

Sur la partie concave des lobes, qui porte des glandes, et surtout sur la côte centrale, se trouvent de nombreux poils longs, se terminant en pointes très-fines ; on ne peut douter, comme le professeur Cohn le fait remarquer, que ces poils ne soient sensibles au moindre attouchement qui, exercé sur eux, fait fermer la feuille. Ces poils se composent de deux rangées de cellules, ou quelquefois même de quatre selon Cohn, et ne contiennent aucun tissu vasculaire. Ils diffèrent aussi des six filaments sensibles de la Dionée, en ce qu’ils sont incolores, et en ce qu’ils ont une articulation vers le milieu de leur longueur aussi bien qu’à la base. C’est sans aucun doute à ces deux articulations qu’il faut attribuer qu’ils ne sont pas brisés malgré leur longueur quand les lobes se ferment.

Bien que j’aie soumis à une haute température les plantes que l’on m’a envoyées de Kew au commencement d’octobre, les feuilles ne se sont jamais ouvertes. Après avoir examiné la conformation de quelques-unes d’entre elles, j’expérimentai sur deux seulement dans l’espoir que les plantes grandiraient, mais je regrette aujourd’hui de n’en avoir pas sacrifié un plus grand nombre.

J’ai coupé une feuille en opérant la section près de la côte centrale, et j’ai examiné les glandes avec un fort grossissement. Je l’ai plongée ensuite dans quelques gouttes d’une infusion de viande crue. Au bout de trois heures vingt minutes, je n’observai aucun changement ; mais quand je l’examinai ensuite, au bout de vingt-trois heures vingt minutes, je m’aperçus que les cellules extérieures des glandes contenaient, au lieu d’un liquide limpide, des masses sphériques d’une substance granuleuse, ce qui prouve qu’elles avaient emprunté quelques matières à l’infusion. Il est aussi très-probable, d’après leur analogie avec celles de la Dionée, que ces glandes sécrètent un liquide qui dissout ou digère les matières animales contenues dans le corps des animaux que capture la feuille. Si nous pouvons nous fier à la même analogie, les parties concaves et intérieures des deux lobes se referment probablement lentement, dès que les glandes ont absorbé une légère quantité de matières animales déjà solubles. L’eau que contiennent les lobes doit alors disparaître sous la pression, et la sécrétion doit rester assez forte pour pouvoir agir. Il m’a été impossible de déterminer si l’infusion avait agi sur les processus quadrifides situés à la partie extérieure des lobes, car la couche de protoplasma s’était déjà quelque peu contractée avant l’immersion. La couche de protoplasma contenue dans les pointes situées sur les bords repliés s’était aussi contractée dans la plupart d’entre elles, et contenait des granules sphériques de matières hyalines.

J’essayai ensuite une solution d’urée. Je choisis cette substance parce qu’elle est absorbée par les processus quadrifides, et plus particulièrement par les glandes de l’Utricularia, plante qui, comme nous le verrons bientôt, se nourrit de matières animales en décomposition. L’urée étant un des derniers produits des changements chimiques qui s’accomplissent dans le corps vivant, il est naturel qu’elle représente les premiers degrés de la décomposition du cadavre. Je fus aussi conduit à choisir l’urée à cause d’un petit fait curieux que rapporte le professeur Cohn, c’est-à-dire qu’au moment où des crustacés assez gros sont capturés entre les lobes qui se referment, ils sont pressés avec tant de force en cherchant à s’échapper, qu’ils évacuent souvent leurs masses d’excréments en forme de saucisse, que l’on retrouve dans la plupart des feuilles. Or, sans aucun doute, ces masses contiennent de l’urée. Elles doivent reposer, soit sur la large surface extérieure des lobes où sont situés les processus quadrifides, soit à l’intérieur de la concavité qui s’est refermée. Dans ce dernier cas, l’eau, chargée d’excréments et de matières en décomposition, doit, si, comme je le crois, les lobes concaves se contractent au bout d’un certain temps comme ceux de la Dionée, s’écouler lentement à l’extérieur, et par conséquent baigner les processus quadrifides. En outre, l’eau ainsi chargée doit, dans tous les cas et à tous les moments, s’écouler au dehors, surtout quand des bulles d’air se forment à l’intérieur de la concavité.

Je coupai une feuille en deux et je l’examinai avec soin. Les cellules extérieures des glandes ne contenaient que du liquide limpide. Quelques-uns des processus quadrifides renfermaient quelques granules sphériques, mais plusieurs étaient transparents et vides, et je notai leur position. Je plongeai alors cette feuille dans une petite quantité d’une solution contenant une partie d’urée pour 146 parties d’eau. Au bout de trois heures quarante minutes, il ne s’était produit aucun changement ni dans les glandes, ni dans les processus quadrifides ; je ne saurais même pas dire qu’il se soit opéré un changement certain dans les glandes au bout de vingt-quatre heures ; ainsi donc, autant qu’on peut en juger par un seul essai, l’urée n’agit pas sur les glandes de la même façon qu’une infusion de viande crue. L’effet produit sur les processus quadrifides est tout différent ; en effet, le protoplasma qu’ils contiennent, au lieu de présenter une texture uniforme, était alors légèrement contracté et j’ai pu, dans bien des endroits, observer des points et des amas jaunâtres, épais, irréguliers, ressemblant exactement à ceux qui se produisent dans les processus quadrifides de l’Utriculaire, quand on les traite avec cette même solution. En outre, plusieurs processus quadrifides, qui étaient vides auparavant, contenaient actuellement des globules de matière jaunâtre très-petits ou de taille moyenne, plus ou moins agrégés, comme il arrive aussi dans les mêmes circonstances chez l’Utriculaire. Quelques pointes des bords repliés des lobes étaient semblablement affectées ; en effet, le protoplasma qu’elles contiennent était un peu contracté, et j’ai pu observer au milieu des points jaunâtres ; celles qui auparavant étaient vides contenaient actuellement des petites sphères et des masses irrégulières de matières hyalines plus ou moins agrégées. Ainsi donc, les pointes des bords et les processus quadrifides avaient, dans un laps de temps de vingt-quatre heures, absorbé des matières provenant de la solution ; j’aurai, d’ailleurs, à revenir sur ce point. Les processus quadrifides d’une autre feuille assez vieille à laquelle je n’avais rien donné, mais que j’avais conservée dans l’eau sale, contenaient des globules translucides agrégés. Ces processus quadrifides ne subirent aucun changement quand j’expérimentai sur eux avec une solution contenant une partie de carbonate d’ammoniaque pour 218 parties d’eau ; ce résultat négatif concorde avec les observations que j’ai faites dans des circonstances semblables sur l’Utriculaire.

Aldrovandia vesiculosa, variété australis. — Le professeur Oliver m’a envoyé des feuilles desséchées de cette plante provenant de Queensland, en Australie, qui se trouvaient dans l’herbier de Kew. Jusqu’à ce que les fleurs aient été examinées par un botaniste, on ne saurait dire si l’on doit considérer cette plante comme une espèce distincte ou une variété. Les projections qui se trouvent à l’extrémité supérieure du pétiole, au nombre de quatre ou de six, sont, comparativement au limbe, beaucoup plus ténues que celles de la plante européenne. Elles sont recouvertes, jusque près de leur extrémité, de poils recourbés qui sont tout à fait absents chez la plante européenne, et elles portent ordinairement à l’extrémité des lobes deux ou trois poils droits au lieu d’un. La feuille bilobée paraît aussi un peu plus longue et un peu plus large, et le pédicelle qui la rattache à l’extrémité supérieure du pétiole semble un peu plus long. Les pointes situées sur les bords repliés sont aussi un peu différentes ; elles ont des bases plus étroites et sont plus pointues ; en outre, les pointes longues et courtes alternent avec plus de régularité que dans la forme européenne. Les glandes et les poils sensitifs sont semblables dans les deux formes. Je n’ai pu distinguer sur plusieurs feuilles aucun processus quadrifide, mais je suis persuadé qu’ils doivent exister, bien qu’ils soient devenus invisibles à cause de leur délicatesse, et parce qu’ils s’étaient recroquevillés ; d’ailleurs, j’ai pu les observer distinctement sur une feuille dans les circonstances que je vais rapporter.

Quelques feuilles fermées ne contenaient aucune proie ; mais, dans l’une d’elles, j’ai trouvé un assez gros scarabée que, d’après ses jambes aplaties, je suppose être une espèce aquatique, sans que toutefois elle appartienne au Colymbetes. Tous les tissus mous de ce scarabée étaient complètement dissous, et les téguments chitineux aussi propres que si on les avait fait bouillir dans de la potasse caustique ; ils avaient donc dû rester enfermés pendant un temps considérable. Les glandes étaient plus brunes, plus opaques, que celles des feuilles qui n’avaient rien capturé, et j’ai pu distinguer facilement les processus quadrifides, parce qu’ils étaient en partie remplis de matières brunes granuleuses, tandis que, comme je viens de le dire, je n’ai pas pu les distinguer sur les autres feuilles. C’est là une nouvelle preuve que les glandes, les processus quadrifides et les pointes marginales peuvent absorber des substances, bien que probablement d’une nature différente.

J’ai trouvé dans une autre feuille les restes décomposés d’un animal assez petit ; cet animal, qui n’était pas un crustacé, avait des mandibules simples, fortes, opaques, et une grande armure chitineuse non articulée. J’ai trouvé enfermé dans deux autres feuilles un amas de matières organiques noires, peut-être de nature végétale ; mais dans l’une de ces feuilles, se trouvait aussi un petit ver très-décomposé. Il est d’ailleurs très-difficile de reconnaître la nature de corps décomposés, en partie digérés, qui ont été comprimés, qui sont desséchés depuis longtemps et que l’on plonge ensuite dans l’eau. Toutes les feuilles contenaient, en outre, des algues unicellulaires ou autres, ayant encore une couleur verdâtre, qui avaient évidemment vécu à l’intérieur de la plante, comme cela se voit, selon Cohn, à l’intérieur des feuilles de cette plante en Allemagne.

Aldrovandia vesiculosa, variété verticillata. — Le docteur Ring, directeur du jardin botanique, a bien voulu m’envoyer des spécimens desséchés de cette plante provenant des environs de Calcutta. Cette forme a été, je crois, classée par Wallich, comme une espèce distincte, sous le nom de verticillata. Elle ressemble beaucoup plus à la forme australienne qu’à la forme européenne, principalement en ce que les projections situées à l’extrémité supérieure du pétiole sont très-ténues et recouvertes de poils recourbés ; elles se terminent aussi par deux petits poils droits. Les feuilles bilobées sont, je crois, plus longues et certainement plus larges que celles de la forme australienne, de telle sorte que la plus grande convexité de leurs bords saute aux yeux. Si l’on représente par 100 la longueur d’une feuille ouverte, il faudra représenter par 173 environ la largeur de la plante qui habite le Bengale, par 147 celle de la plante australienne, et par 134 celle de la plante allemande. Les pointes situées sur les bords repliés ressemblent à celles de la plante australienne. J’ai examiné quelques feuilles ; trois d’entre elles contenaient des crustacés entomostracés.

Conclusions. — Les feuilles des trois espèces ou variétés étroitement alliées entre elles dont nous venons de parler sont évidemment adaptées pour la capture d’animaux vivants. Quant aux fonctions des diverses parties, on peut à peine douter que les longs poils articulés ne soient sensibles comme ceux de la Dionée et qu’ils provoquent la fermeture des lobes quand on les touche. Si l’on considère l’analogie de cette plante avec la Dionée, il devient très-probable que les glandes sécrètent un véritable fluide digestif et absorbent ensuite les matières digérées ; nous avons d’ailleurs d’autres preuves tendant à la même conclusion ; le liquide limpide contenu dans les cellules s’agrège en masses sphériques après avoir absorbé une infusion de viande crue ; l’état opaque et granulaire des glandes de la feuille qui avait tenu un scarabée enfermé pendant longtemps, l’état de propreté des téguments de cet insecte aussi bien que des crustacés décrits par Cohn, qui ont été capturés depuis longtemps[4]. En outre, l’effet produit sur les processus quadrifides par une immersion de vingt-quatre heures dans une solution d’urée et la présence de matières granuleuses brunes dans les quadrifides de la feuille qui avait capturé un scarabée, l’analogie avec l’Utriculaire, nous autorisent à penser que ces processus absorbent les matières animales excrémentielles en décomposition. Mais, fait beaucoup plus curieux, les pointes situées sur les bords repliés semblent servir à absorber les matières animales en décomposition de la même manière que les processus quadrifides. Cela nous explique comment il se fait que les bords repliés des lobes sont garnis de pointes délicates dirigées vers l’intérieur, et que les parties extérieures larges et plates portent des processus quadrifides ; en effet, ces surfaces doivent être arrosées par l’eau qui s’écoule de la concavité de la feuille et qui est restée longtemps en contact avec des animaux en décomposition. L’écoulement de cette eau doit être amené par plusieurs causes différentes : la contraction graduelle de la concavité, la sécrétion abondante de liquide, la génération de bulles d’air. Sans doute, les observations ne sont pas suffisantes pour se prononcer sur ce point ; mais, si mon hypothèse est correcte, nous pouvons observer ici ce fait remarquable que différentes parties d’une même feuille remplissent des fonctions toutes différentes, une partie servant à la véritable digestion, et une autre à l’absorption de matières animales en décomposition. Ceci nous explique aussi comment il se fait qu’à la suite de la perte graduelle de l’une ou de l’autre de ces propriétés, une plante puisse s’adapter graduellement à une fonction à l’exclusion de l’autre. Or, nous démontrerons tout à l’heure que les deux genres, Pinguicula et Utricularia, appartenant à la même famille, se sont adaptés à ces deux fonctions si différentes.

  1. Depuis la publication de son mémoire, Stein a trouvé que l’irritabilité des feuilles de l’Aldrovandia avait été observée par Augé de Lassus, ainsi qu’il appert d’un mémoire publié dans le Bulletin de la Société botanique de France, en 1861. Delpino affirme dans son mémoire publié en 1871 (Nuovo Gionale. bot. ital., vol. III, p. 174) que « una quantità di chioccioline e di altri animalcoli acquatici » est capturée et étouffée par les feuilles. Je suppose que l’auteur entend par chioccioline des mollusques d’eau douce. Il serait intéressant de savoir si les coquilles de ces mollusques sont corrodées par l’acide contenu dans la sécrétion digestive.
  2. Je désire exprimer toute ma reconnaissance à cet éminent naturaliste qui m’a envoyé un exemplaire de son mémoire sur l’Aldrovandia avant sa publication dans son Beiträge zur Biologie der Pflanzen, drittes Heft, 1875, P. 71.
  3. Les botanistes ont longuement discuté sur la nature homologique de cette projection. Le docteur Nitschke (Bot. Zeitung, 1861, p. 146) croit que ces projections correspondent aux corps frangés ressemblant à des écailles, que l’on trouve à la base du pétiole du Drosera.
  4. M. J. Duval-Jouve a constaté (Bull. soc. bot. France, t. XXIII, p. 130 et suiv.) que les feuilles d’hiver de l’Aldrovandia sont réduites au pétiole et à ses lanières terminales, sans l’expansion qui constitue le limbe-piège ; ces feuilles incomplètes, serrées fortement les unes contre les autres, constituent à la fin de l’automne une masse sphérique et gemmiforme qui, survivant à la destruction des tiges et des autres feuilles, tombe au fond de l’eau et ne remonte à la surface qu’au printemps. Or, pour ces feuilles dépourvues de limbe-piége et tassées en bourgeon très-dense, le rôle de l’absorption d’une proie capturée et décomposée est absolument impossible ; cependant le pétiole et les lanières de ces mêmes feuilles sont munies non-seulement des glandes ou exodermies capitées auxquelles M. Darwin attribue la double fonction de sécréter un fluide digestif et ensuite d’en absorber le résultat, mais encore de ces processus (ou exodermies quadrifides) auxquelles est attribuée l’absorption des matières excrémentitielles ou corrompues. Il en est de même sur le pétiole et les lanières des feuilles complètes, régions où les fonctions de sécrétion et d’absorption ne paraissent pas avoir à s’accomplir. M. J. Duval-Jouve fait en outre remarquer que les feuilles de Callitriche ont aux faces supérieure et inférieure des exodermies capitées semblables à celles des Aldrovandia, Utricularia, Genlisia, Pinguicula, etc. ; que la face inférieure des feuilles des Nuphar luteum, Nymphœa alba, N. cœrulea, etc., est couverte des mêmes exodermies, et qu’en conséquence, si ces organes de plantes aquatiques sont des organes d’absorption, leur fonction a une toute autre étendue que celle qui leur a été attribuée.
    Ch. M.