Les procédés employés dans les petites écoles antérieurement au xixe siècle pour enseigner la lecture et l’écriture

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Bulletin historique et philologique du Comité des travaux historiques et scientifiques
(p. 155-182).


I
LES PROCÉDÉS EMPLOYÉS
DANS LES PETITES ÉCOLES,
ANTÉRIEUREMENT AU XIXe SIÈCLE,
POUR ENSEIGNER LA LECTURE ET L’ÉCRITURE.


COMMUNICATION DE M. A. LECHEVALIER,
INSTITUTEUR PUBLIC À CUVERVILLE-EN-CAUX (SEINE-INFÉRIEURE).

Avec la langue maternelle, la lecture et l’écriture forment la base des premières leçons que reçoit, le jeune enfant dès son entrée à l’école primaire. Rien de plus rationnel puisque nous voulons éveiller en son esprit, des idées nouvelles et lui donner les moyens de les exprimer correctement. Tel n’était pas le but des maîtres des écoles de jadis. L’enseignement de la religion était le premier de leurs soins, les connaissances pratiques venaient ensuite, Aussi ne faut-il pas s’étonner de voir chez eux la lecture détournée de son rôle naturel, celui d’émanciper les intelligences, et l’écriture considérée comme un simple délassement utile au milieu d’exercices plus importants.

Cette conception, jointe à l’indifférence de l’ancienne société pour l’instruction populaire, explique le peu de progrès que firent, avant le XIXe siècle, les méthodes usitées dans les petites écoles. Encore ce terme de méthode est-il impropre, puisque la routine régnait partout, sauf peut-être dans les écoles de quelques communautés enseignantes, notamment chez les frères Saint-Antoine, de Paris, sur lesquels un érudit, M. Gazier, prépare un travail très documenté. Le sujet que nous allons traiter s’offrirait donc comme peu intéressant, si nous n’avions à signaler de curieuses tentatives faites aux aux XVIIe et XVIIIe siècles pour rendre plus attrayante l’étude de la lecture et de l’écriture. C’est à leurs auteurs que, nous devons, sans nous en douter, la plupart des procédés que l’on a ressuscités de nos jours à grand bruit. Malheureusement, ces tentatives demeurèrent ignorées des magisters de village : la revue que nous esquisserons sera donc beaucoup plus archéologique que pédagogique.

Pour en réunir les matériaux, la bibliothèque du Musée pédagogique nous offrait ses trésors : nous y avons puisé largement. Nous avons trouvé à la bibliothèque du Havre un certain nombre d’anciens traités d’éducation, dont un exemplaire du livre de l’Ecole paroissiale provenant de l’abbaye de Fécamp. À ces sources venaient se joindre la collection de la Revue pédagogique, plusieurs fascicules de Mémoires et documents publiés par le Musée pédagogique, et le Dictionnaire Buisson que nous avons dû parcourir page à page, afin d’y glaner ce qui se rapportait à notre sujet. Si ce travail n’offre rien d’inédit, au sens étroit du mot, on y trouvera des détails jusqu’alors épars et peu connus dont la réunion, pensons-nous, ne sera pas sans intérêt pour les historiens de l’enseignement primaire.

LA LECTURE.

La lecture du français par le latin. — Telle était, en France, la force des traditions monastiques du moyen âge que, jusqu’au XIXe siècle, le premier livre de lecture fut presque toujours écrit en latin, c’est-à-dire dans une langue inintelligible pour les élèves et souvent aussi pour le maître. L’autorité religieuse, directrice supérieure des «petites écoles», laissait faire parce que cette méthode lui fournissait de bonne heure les petits clercs — les clergeots en Normandie — dont elle avait besoin pour le service du culte, et lui réservait pour plus tard des choristes de bonne volonté.

Au point de vue pédagogique, aucune raison ne justifiait cet usage. On objectait, il est vrai, que toutes les lettres se prononcent en latin et qu’on n’y rencontre pas les difficultés offertes par les diphtongues du français ; mais la lecture du français devant être le véritable but final de cet exercice, on ne faisait qu’ajourner, sans les résoudre, les difficultés que le latin ne présente pas. D’ailleurs il suffisait de choisir dans le français des mots formés d’éléments simples, pour y trouver l’avantage matériel offert par le latin, et rendre en même temps la lecture attrayante. L’enfant, en effet, ne pouvait prendre aucun goût à un exercice auquel il n’entendait rien ; les mots lui apparaissaient comme autant de signes cabalistiques, et quand, après plusieurs années, sous les coups répétés du martinet ; il ânonnait péniblement sa langue maternelle, les phrases n’éveillaient que des idées confuses dans son esprit habitué à la paresse.

Frappés de ces inconvénients, les jansénistes de Port-Royal, Fénelon, l’abbé de La Salle, l’abbé Fleury lui-même, quoique timidement, d’auteur de l’École chrétienne, les frères de Saint-Antoine s’élevèrent successivement contre cette fausse méthode, sans négliger pour cela l’étude du latin : « Le livre dans lequel on apprendra à lire le latin est le psautier, dit la Conduite ; mais on ne mettra dans cette leçon que ceux qui sauront parfaitement lire dans le français. »

En rompant avec les errements passés, l’auteur de l’École chrétienne exposa ses raisons. Par l’ancienne méthode, dit-il les pauvres sont privés du français parce que « les parents retirent leurs enfants aussitôt qu’ils peuvent en tirer quelques services, de sorte que ces enfants sont privés pour toute leur vie de l’avantage qu’ils retireraient pour leur salut, de la lecture des livres de piété… Cet entêtement de commencer par le latin est une des sources de l’ignorance des artisans et de la plupart des gens de la campagne… On est convaincu par expérience que, quand les enfants savent lire le français, ils peuvent aisément lire le latin ; mais quand ils ne savent lire que le latin, ils ne peuvent pas lire le français »[1].

Même remarque-dans le Règlement des écoles de Briquebec (Manche) établi en 1760 :

Art. 20. L’expérience ayant appris que la lecture du français conduit et dispose naturellement à la lecture du latin, et qu’il n’en est pas de même pour le latin à l’égard du français, on commencera et on continuera toujours les enfants par le français et on ne leur apprendra point à lire en latin[2].

Les frères de Saint-Antoine proscrivirent absolument le latin et jusque dans les prières. Le dimanche, à l’école, les offices étaient psalmodiés à deux chœurs en français « afin que tous pussent également en profiter ».

Malgré ces progrès, la routine était lente à disparaître et conservait des partisans parmi les pédagogues les mieux intentionnés. Rollin conseille d’enseigner tout de suite le français aux élèves destinés à quitter de bonne heure les bancs de l’école ; les autres commenceront par le latin, « parce que, dans cette langue, tout se prononce uniformément et que le son répond toujours à l’expression des caractères qui se présentent à la vue…… Mais, ajoute-t-il, comme la lecture du latin ne présente à l’enfant que des mots vuides de sens, et que l’ennui doit naturellement accompagner un exercice où il ne comprend rien, on ne saurait trop tôt l’amener au français, afin que le sens l’aide à lire et l’habitue à penser ». Le chanoine Cherrier partageait ce même avis[3].

Dans les petites écoles de campagne, l’usage des syllabaires en latin restait à peu près général. Une enquête ouverte en 1790 par l’abbé Grégoire lui fournit des réponses dans le genre de la suivante :

Les maîtres d’école, dans les endroits où il y en a, apprennent à lire en français et en latin ; mais, en général, ils ont tous la manie de commencer par cette langue, de sorte que l’éducation se réduit presque, dans nos campagnes, à rendre les élèves capables de pouvoir, les jours de fêtes et dimanches, aider leurs pasteurs à chanter les louanges de Dieu dans une langue qu’ils n’entendent pas[4].

Au XIXe siècle, les syllabaires français se multiplient, le latin est relégué dans le psautier. Enfin le psautier lui-même abandonne la place, et la langue nationale est désormais la seule usitée dans les petites écoles.

Artifices proposes pour l’enseignement des éléments. — De tout temps, les amis de l’enfance se sont ingéniés à rendre moins aride l’étude de la lecture et particulièrement celle des lettres de l’alphabet. Les Romains connurent les lettres mobiles que l’élève assemblait pour former des mots : Au Ve siècle, saint Jérôme en conseillait l’usage à Lœta pour l’instruction de sa fille Paula :

Il faudra lui faire faire des lettres de buis ou d’ivoire qu’on appellera devant elle par leurs noms. Qu’elle s’en joue afin que ce divertissement lui serve d’instruction. Elle ne doit pas seulement savoir le nom de ces lettres Page:Bulletin historique et philologique, 1904.djvu/161 Page:Bulletin historique et philologique, 1904.djvu/162 de biens de l’abbaye Saint-Rémy de cette ville[5]. On fit mieux, puisqu’on imprima en caractères cursifs divers livres de lecture, notamment la Civilité, sous prétexte d’initier les enfants à déchiffrer les écritures les plus irrégulières.

Abécédaires. — Dans la plupart des petites écoles, les commençants recevaient d’abord un abécédaire ou syllabaire, dit aussi « croix de Dieu », à cause de la vignette qui en ornait la première page. En tête venait l’alphabet que l’on récitait de gauche à droite, puis de droite à gauche. Quand l’élève connaissait parfaitement ses lettres, et jamais plus tôt, on passait au ba be bi bo bu traditionnel, qu’on lisait également à rebours pour en mieux connaître les éléments. Et comme cet exercice fort peu intéressant durait plusieurs mois, certains élèves, exemple Gargantua, récitaient leur « charte » imperturbablement dans tous les sens. De là encore ce proverbe que Molière met dans la bouche de l’un de ses personnages : « C’est un homme qui sait la médecine à fond comme je sais ma croix de par Dieu »[6].

Outre l’alphabet en caractères romains, le premier syllabaire contenait les lettres italiques et gothiques, puis les articulations composées rangées dans l’ordre alphabétique : bla, ble, bli…… Venaient ensuite le Pater, l’Ave, le Credo et quelques autres prières en latin. Les syllabes en étaient toujours séparées les unes des autres pour simplifier l’épellation.

Quand l’enfant commençait à épeler, on lui donnait un second livre où se trouvaient les psaumes de la pénitence, les litanies, etc., et les nombres de 1 à 1000. Le troisième livre, imprimé en lettres « médiocres », contenait divers offices. Le dernier était un livre français, toujours un livre d’édification. La lecture des manuscrits couronnait ce programme ; le maître avait pour cela des parchemins de difficultés variables et graduées ; (L’Ecole paroissiale).

Les abécédaires protestants étaient en français. Dans le catalogue des livres censurés par la Sorbonne en 1544 figure l’ABC pour les enfans « contenant ce qui s’ensuyt : L’oraison dominicale…, monstrant la manière de soy confesser, pour laquelle spécialement a esté condamné ». Cet opuscule fut réimprimé en 1620 à CharenPage:Bulletin historique et philologique, 1904.djvu/164 Page:Bulletin historique et philologique, 1904.djvu/165 Page:Bulletin historique et philologique, 1904.djvu/166 Page:Bulletin historique et philologique, 1904.djvu/167 au XIXe siècle ; le mode simultané fit son apparition au XVIIIe siècle dans les écoles fondées par l’abbé de La Salle et dans celles de quelques grandes villes.

L’heure de la leçon venue, à un signal donné, un enfant s’approchait du maître assis dans son estrade ; il tenait de la main gauche le syllabaire ouvert à la page de la veille, de la main droite « une petite touche d’un bout de plume » pour suivre lettre à lettre. Il épelait sa leçon, puis retournait s’asseoir et était remplacé par le suivant. Un des premiers élèves de la classe, dit « officier de lecture », venait alors près de lui, pour lui faire répéter à voix basse la même leçon et l’aider à déchiffrer la leçon suivante. Où les difficultés s’accumulaient, c’est quand on se heurtait aux sons composés pour lesquels les syllabaires habituels ne présentaient aucune préparation. Dans l’ancienne méthode, dit le chanoine Cherrier, « on jetait les enfants indistinctement dans la lecture de toutes sortes de syllabes et de mots, immédiatement après le petit ba be bi bo bu. » On s’attaquait donc directement au texte et on en épelait quelques mots ou quelques lignes par jour. Ainsi, l’étude de la lecture se résumait en quelques pages retournées en tous sens ; c’était comme une application inconsciente du paradoxe de Jacotot : tout est dans tout.

Épellation. — On ne pratiquait alors que l’ancienne appellation (bé, cé, dé…) en assemblant par syllabes et par mots, sur un rythme et une intonation invariables. On prononçait tous les e comme en latin ; exemple : erre o ro, esse é se, rose. L’emploi de l’y n’était pas adopté par tous les pédagogues ; le chanoine Cherrier, qui prétendait simplifier l’orthographe en supprimant les consonnes doubles, persistait à remplacer l’y par deux i. Le v ne fut distingué de l’u, et le j de l’i, qu’au XVIIIe siècle ; bien que certains auteurs attribuent cette utile innovation à Pierre Ramus, lecteur du roi, dans sa Grammaire latine imprimée en 1557, il convient, suivant l’abbé Girard, membre de l’Académie, qui écrivait vers 1750, d’en rapporter tout le mérite aux maîtres des petites écoles ; « si la disette des caractères avait fait supporter pendant quelque temps cette confusion (de l’u et du v, de l’i et du j), pensaient-ils, il n’était plus raisonnable ni possible de s’y livrer depuis que l’établissement des deux nouveaux caractères, accourus au secours de la prononciation, avait été si généreusement et si authentiquement approuvé »[7]. Page:Bulletin historique et philologique, 1904.djvu/169 Page:Bulletin historique et philologique, 1904.djvu/170 Page:Bulletin historique et philologique, 1904.djvu/171 Page:Bulletin historique et philologique, 1904.djvu/172 Page:Bulletin historique et philologique, 1904.djvu/173 Page:Bulletin historique et philologique, 1904.djvu/174 Page:Bulletin historique et philologique, 1904.djvu/175 Page:Bulletin historique et philologique, 1904.djvu/176 Page:Bulletin historique et philologique, 1904.djvu/177 Page:Bulletin historique et philologique, 1904.djvu/178 Page:Bulletin historique et philologique, 1904.djvu/179 Page:Bulletin historique et philologique, 1904.djvu/180 Page:Bulletin historique et philologique, 1904.djvu/181 Page:Bulletin historique et philologique, 1904.djvu/182 Page:Bulletin historique et philologique, 1904.djvu/183 liers d’autrefois écrivaient certainement mieux que ceux d’aujourd’hui ; les maîtres aussi étaient plus habiles : pour s’en convaincre, il suffit de parcourir quelque peu les archives du XVIIIe siècle et de la Révolution, on y trouvera de véritables chefs-d’œuvre de calligraphie. Mais aussi combien d’enfants atteignaient l’âge de douze ans sans avoir manié une plume parce qu’ils étaient demeurés rebelles à la lecture du latin et du français ! Quant aux meilleurs écrivains, devenus adolescents, ils perdaient bien vite, dans les travaux de la campagne ou de l’industrie, l’habileté qu’ils avaient acquise sur les bancs de l’école ; les mêmes archives nous présenteront en masse leurs signatures hésitantes, bizarrement paraphées. Mais enfin, ils avaient gagné quelques habitudes de propreté, de bon ordre et de goût, et, comme ajoute naïvement l’École chrétienne, il s’étaient désennuyés pendant les heures si longues de leur scolarité !

  1. L’École chrétienne, p. 303-305.
  2. Dictionnaire de pédagogie, t. II, p. 2113.
  3. Méthodes nouvelles pour apprendre à lire, par S. Ch. Ch. R. C. d. N. et d. P., 1755, p. 94-95.
  4. Gazier, Lettres à Grégoire sur les patois de France ; 1879.
  5. Quantin, L’instruction primaire dans l’Yonne, p. 87.
  6. Monsieur de Pourceaugnac, acte Ier, scène vii.
  7. Cherrier, Méthodes nouvelles, p. 15 et 17.