Les rois de l'océan : L'Olonnais/05

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E. Dentu (1p. 145-161).
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V

COMMENT LA JUSTICE ÉTAIT RENDUE À BORD DES VAISSEAUX DE GUERRE DE S. M. LE ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE EN L’AN DE GRÂCE 1674

L’embarras de Vent-en-Panne fut extrême, lorsque l’Olonnais lui eut rapporté le crime qui avait été commis à bord du Coq.

— Au diable les cotillons ! s’écria-t-il à plusieurs reprises en frappant du pied avec colère ; il suffit d’une femme pour rendre fous les hommes les plus forts !

— Mais, capitaine, je vous jure que ces dames ne sont pour rien dans ce qui vient d’arriver, répondit l’Olonnais.

— Ces dames ! ces dames ! reprit Vent-en-Panne ; elles sont donc plusieurs ? Je ne m’étonne que d’une chose, cordieu ! c’est qu’avec un pareil chargement, vous ne vous soyez pas tous égorgés depuis longtemps !

— Oh ! capitaine ! Madame de la Torre et sa fille ! dit l’Olonnais d’un ton de reproche.

— Vous me la baillez belle avec madame de la Torre et sa fille ! reprit le fougueux flibustier, qui semblait avoir un parti pris à ce sujet ; qu’est-ce que cela me fait à moi ! Plus elles sont belles et sages en apparence, plus elles sont dangereuses ! Oh ! les femelles ! Voyez-vous, l’Olonnais mon garçon, moi Vent-en-Panne, le terrible flibustier, comme on me nomme, eh bien ! sur mon honneur, je préfère attaquer seul une cinquantaine d’Espagnols que d’avoir affaire à une femme !

— Allons donc ! vous plaisantez, capitaine !

— Non pas, corbleu ! Souvenez-vous de ceci : la femme tient à la fois de la torpille et du serpent, elle endort et fascine. Vous saurez cela un jour, ajouta-t-il d’un air tragique.

— Dieu m’en garde ! capitaine.

— À votre aise, fit Vent-en-Panne en haussant les épaules avec pitié. Pour moi une femme ne vaut pas cela ! et il fit claquer l’ongle de son pouce avec le médium.

— Quoi qu’il en soit, capitaine, reprit l’Olonnais renonçant à lui faire entendre raison, cet homme a assassiné le capitaine Guichard, lâchement et traîtreusement.

— Voilà bien ce qui me chiffonne ; pauvre capitaine Guichard ! Voyons ! je ne sais que faire, moi. Je suis d’avis de confier cette question si grave a M. de Lartigues. Il commande un vaisseau du roi, cela le regarde. Qu’en pensez-vous ?

— Je partage entièrement votre opinion, capitaine ; c’est à M. de Lartigues qu’il faut laisser juger cette affaire.

— En effet ; rien n’est plus simple, mon garçon. Remettez-moi votre rapport. C’est bien. Maintenant attendez-moi ici ; je serai bientôt de retour. Oh ! les maudites femelles.

Et Vent-en-Panne, laissant le jeune homme sans plus de cérémonies, profita d’une des nombreuses embarcations occupées en ce moment à effectuer le transport des prisonniers espagnols, pour retourner à bord du Robuste.

L’Olonnais se trouvant assez dépaysé à bord de ce grand vaisseau où il ne connaissait personne, commença à se promener de long en large sur le pont selon l’habitude des marins, en attendant le retour de Vent-en-Panne.

Il se promenait ainsi tout en réfléchissant, depuis quelques instants, quand il s’entendit appeler par le comte Horace.

— Que me voulez-vous, monsieur ? lui demanda-t-il en se rapprochant.

— Veuillez m’excuser de troubler ainsi vos méditations, monsieur, répondit le comte d’une voix légèrement railleuse, j’ai plusieurs fois interrogé les matelots qui me gardent ; ils ont refusé de me répondre.

— C’est que probablement leur consigne le leur défend.

— Non ; dit un des boucaniers, espèce de colosse haut de près de six pieds et taillé à l’avenant, il nous ennuie.

— Drôle ! fit le comte.

— Pas d’épithètes injurieuses, mon chérubin ? reprit le boucanier en ricanant, ou foi de Tributor qui est mon nom, je tape, et j’ai la main lourde.

L’Olonnais fit un signe au géant et s’adressant de nouveau au comte :

— Que désirez-vous ? lui dit-il.

— Un simple renseignement. Est-ce trop attendre de votre politesse ?

— Peut-être ! Quel est ce renseignement ?

— J’ai cru reconnaître le vaisseau en travers à une encâblure de nous, mais comme je puis me tromper je désire savoir son nom ?

— Ce bâtiment est le vaisseau de quatrième rang, le Robuste.

— J’en étais sûr, murmura le comte avec un tressaillement nerveux. Et le nom de son commandant, le savez-vous ?

— Oui, je l’ai entendu par hasard, il y a un instant.

— Quel est-il ? fit l’officier avec une certaine vivacité.

— M. le comte de Lartigues.

— Ah ! s’écria-t-il avec un ricanement joyeux, il paraît que le démon ne m’abandonne pas encore !

— Que voulez-vous dire ?

— Rien ; sinon que M. de Lartigues est mon proche parent ; comprenez-vous ? reprit-il avec ironie.

— Nullement.

— Eh bien ! M. de Lartigues, mon proche parent, et il appuya avec intention sur ces trois derniers mots, est de trop bonne maison pour me demander compte à moi, gentilhomme, de la mort d’un manant.

Et il éclata d’un rire nerveux et ironique.

L’Olonnais se détourna avec dégoût et s’éloigna en haussant les épaules.

— Nous verrons bientôt comment tout cela finira ! s’écria le comte d’un ton de menace.

— En effet, reprit l’Olonnais ; le capitaine Vent-en-Panne revient à bord.

Voici ce qui s’était passé sur le vaisseau du Roi.

— Déjà de retour à mon bord, mon cher capitaine ! dit amicalement M. de Lartigues à Vent-en-Panne lorsque celui-ci parut de nouveau sur le pont du Robuste.

— Oui, commandant, déjà ; répondit-il d’une voix brève.

— Oh ! oh ! que se passe-t-il donc ? Vous êtes tout ému !

— On le serait à moins, commandant. Il ne s’agit de rien moins qu’un assassinat.

— Un assassinat !

— Oui, commandant ; le premier lieutenant du bâtiment de la Compagnie a tué son capitaine d’un coup de hache.

— C’est affreux ! s’écria le commandant en faisant signe à Vent en-Panne de le suivre.

Lorsqu’ils furent dans la chambre d’arrière, M. de Lartigues reprit, après avoir invité le capitaine à s’asseoir :

— Maintenant que nous sommes seuls, expliquez-moi comment cela s’est passé.

— Je n’étais pas présent, commandant ; le crime, à ce qu’il paraît, a été commis tandis que je me trouvais à votre bord.

— Un rapport a été fait ?

— Oui, commandant, par l’écrivain du navire ; mais ce rapport je ne l’ai pas lu ; je vous l’ai apporté ; pensant que cette affaire devait vous regarder seul, en votre qualité d’officier commandant un vaisseau du roi.

— Vous avez eu raison, capitaine. Tout crime, commis à bord d’un bâtiment de commerce, doit être jugé par une cour martiale formée à bord du navire de guerre qui se trouve sur les lieux, au moment du crime, et présidée par son commandant. Les ordonnances sont positives.

— Je l’ai ainsi pensé, commandant ; voici pourquoi je suis venu en toute hâte ; s’il se fût agi d’une affaire entre flibustiers, rien n’aurait été plus simple ; je l’aurais arrangée à la boucanière.

— Oui, fit M. de Lartigues en souriant, je connais vos moyens, ils sont expéditifs.

— Eh ! eh ! commandant, ce sont parfois les meilleurs.

— Je ne dis pas non, capitaine. Vous avez le rapport ?

— Le voici, commandant.

Il le retira de son pourpoint et le présenta à M. de Lartigues.

Celui-ci déplia le papier et lut les signatures.

— Comment ! s’écria-t-il avec surprise, M. le duc de la Torre se trouve en ce moment à bord du bâtiment de la Compagnie ?

— Oui, commandant, ainsi que madame la duchesse et sa fille.

— Voilà qui est singulier ! Un grand d’Espagne sur un navire français !

— Je n’en sais pas plus long, commandant. Je n’ai pas encore eu l’honneur de voir M. le duc de la Torre. Je me souviens seulement que le pauvre capitaine Guichard m’a dit avoir embarqué à Dieppe le duc et sa famille par ordre de M. de Colbert.

— Peu importe, au reste, ponctua M. de Lartigues.

Il commença à lire le rapport ; mais tout à coup le papier lui échappa des mains, son visage se couvrit d’une pâleur livide, et il se renversa sur son siège comme s’il perdait connaissance.

— Qu’avez-vous donc, commandant ? Vous sentez-vous mal ? s’écria Vent-en-Panne en se levant vivement et s’approchant de lui avec intérêt.

— Ce n’est rien, mon cher capitaine, dit le commandant en faisant un effort suprême pour dompter la douleur qu’il éprouvait ; ce n’est rien, un éblouissement subit, je suis sujet à certains éblouissements ; mais, ajouta-t-il avec un sourire triste, cela ne dure pas et tenez, maintenant, je suis complétement remis.

— Cordieu ! commandant, vous m’avez grandement effrayé. J’ai craint un instant de vous voir trépasser entre mes bras.

— Je vous remercie cordialement du vif intérêt que vous me témoignez, mon cher capitaine ; en effet, la douleur que j’ai éprouvée a été cruelle, mais maintenant je me sens bien. Revenons donc à notre affaire.

M. de Lartigues, quoiqu’il fût encore d’une pâleur cadavéreuse, qu’un tremblement nerveux agitât ses membres, essaya de sourire, tendit la main, au boucanier qui le pressa avec chaleur ; puis il reprit le rapport et continua à le lire d’un bout à l’autre, sans donner la plus légère marque d’émotion ou d’intérêt autre, qu’une profonde horreur pour le crime commis et dont la relation était sous ses yeux.

— Mon cher capitaine, dit-il enfin en repliant le papier et le posant sur la table, un crime aussi odieux ne saurait demeurer impuni. Justice doit être faite ; je m’en charge.

— Que m’ordonnez-vous, commandant ?

— Voici ce qu’il convient de faire, mon cher capitaine. Je vais immédiatement assembler à mon bord une cour martiale dont vous ferez partie.

— Moi ! commandant ?

— Certes. Le crime n’a-t-il pas été commis sur l’un des deux navires dont vous êtes le chef ?

— C’est juste, commandant.

— Retournez tout de suite à votre bord : faites conduire ici les témoins qui ont signé le rapport, leur présence est indispensable. Quant aux deux dames, il est inutile de les faire assister à l’affligeant spectacle d’un conseil de guerre, ce serait de la cruauté. Il vaut mieux qu’elles ignorent ce qui va se passer ; ne le pensez-vous pas ainsi, mon cher capitaine ?

— Je partage absolument votre opinion, commandant.

— Très-bien. N’oubliez pas, en même temps que l’assassin, de faire transporter à mon bord le corps de l’infortuné capitaine Guichard.

— C’est très-simple, commandant. Avant une demi-heure je serai de retour.

— Allez, capitaine ! Tout sera prêt ici.

Vent-en-Panne se leva, salua le commandant, et quitta aussitôt le Robuste.

Tout fut exécuté de point en point, ainsi que cela avait été arrêté entre M. de Lartigues et le capitaine Vent-en-Panne.

Lorsque le célèbre boucanier reparut sur le pont du Robuste, l’aspect du navire avait complétement changé.

L’équipage en armes était réuni sur le pont ; les officiers supérieurs en grand costume, comme pour un combat, se tenaient à l’arrière auprès du commandant de Lartigues.

Les autres officiers de l’état-major, étaient groupés auprès de l’habitacle.

Les témoins se tenaient un peu à l’écart.

Le comte Horace, debout, calme, railleur, quoique un peu pâle, était gardé au pied du grand mât, par une douzaine de soldats de marine, commandés par un officier.

Le corps du capitaine Guichard, posé sur une civière, fut placé à quelques pas seulement de l’assassin, et exposé aux regards de tous.

M. de Lartigues s’avança au-devant du boucanier ; tous deux se saluèrent silencieusement, puis le commandant fit un geste de la main.

Les tambours roulèrent.

— Venez, messieurs, dit le commandant ; lorsque le silence se fut rétabli.

Vent-en-Panne et M. de Lartigues se dirigèrent alors vers la salle du conseil, suivis à quelques pas par l’état-major du vaisseau.

Le conseil de guerre fut immédiatement convoqué.

Il se composait du commandant du Robuste, de Vent-en-Panne, du second commandant du vaisseau, d’un lieutenant, d’un garde-marine, du maître valet ou maître d’équipage, d’un sous-officier marinier, d’un soldat et d’un matelot. Le capitaine des soldats de marine faisait les fonctions de rapporteur, et l’écrivain du bord celles de greffier. En tout onze personnes.

Une longue table avait été préparée pour les membres du conseil ; à droite il y en avait une plus petite pour le capitaine rapporteur et à gauche une seconde pour le greffier : toutes trois étaient recouvertes d’un tapis de drap vert ; plusieurs écritoires, des plumes et du papier avaient été placés çà et là.

Une balustrade à hauteur d’appui séparait la pièce en deux parties égales ; près de cette balustrade se tenaient immobiles deux sentinelles armées de mousquets.

Les membres du conseil pénétrèrent dans la salle, montèrent sur l’estrade, élevée d’un pied à peu près, sur laquelle reposaient les tables, et sur un signe du commandant, ils prirent place par ordre de grade à sa droite et à sa gauche.

— Messieurs, dit le commandant de Lartigues, lorsque chacun se fut assis, vous êtes appelés à remplir un grand devoir ; vous devez faire justice d’un crime odieux ; j’ai la conviction que vous serez à la hauteur de la pénible mission dont vous êtes chargés ; que vous ne vous laisserez influencer par aucune considération et que vous agirez en gens de cœur, avec l’impartialité que l’honneur exige impérieusement de vous.

Les membres du conseil s’inclinèrent respectueusement.

— Introduisez les témoins ! continua M. de Lartigues ; ouvrez les portes ! afin que l’équipage assiste à ce qui va se passer dans cette enceinte.

Le capitaine rapporteur se leva.

— Pardon, commandant, dit-il ; avant que cet ordre soit exécuté je désirerais dire quelques mots à huis-clos.

— Ce que vous demandez est contraire à la loi, capitaine, répondit le commandant ; les séances du conseil, dès qu’il est constitué, doivent être publiques.

— Cependant j’espérais, commandant, à cause de la gravité des…

— C’est impossible, capitaine, reprit M. de Lartigues. Lieutenant, ajouta-t-il en s’adressant à un officier qui se tenait respectueusement, l’épée à la main, à l’entrée de la salle, obéissez à l’ordre que je vous ai donné.

L’officier salua militairement.

Le duc de la Torre, l’Olonnais, Pitrians et les trois autres matelots qui les accompagnaient pénétrèrent dans la salle, franchirent la balustrade, et, après avoir salué le conseil, s’assirent sur des sièges et des bancs préparés pour eux.

La partie de la pièce réservée au public fut presque aussitôt envahie par les marins, soldats et officiers de l’équipage du Robuste qui purent y trouver place.

Sur un signe du commandant, un calme profond succéda, comme par enchantement, au tumulte causé par l’entrée d’une partie de l’équipage dans la salle.

— Capitaine, dit alors M. de Lartigues, nous vous écoutons.

L’officier rapporteur se leva. Il était pâle et triste. Il connaissait trop bien son commandant pour hésiter à lui obéir, mais il ne le faisait qu’à regret. Autant un instant auparavant il avait désiré parler, autant maintenant il aurait voulu se taire ; mais toute défaite étant impossible il fallait qu’il se résignât.

— Messieurs, dit-il d’une voix qui tremblait, sous l’oppression d’une émotion intérieure, qu’il essayait vainement de dominer, je demande au conseil à lui faire une révélation de la plus haute importance.

Il y eut un vif mouvement d’attention parmi les membres du conseil.

— Vous savez tous, messieurs, continua le rapporteur, pour quel motif nous avons été convoqués. Nous avons une terrible mission à remplir : celle de punir le lâche assassinat commis sur la personne du capitaine Guichard, commandant le vaisseau de la Compagnie des Indes, le Coq, par l’officier placé immédiatement sous ses ordres. Mais cet officier, aucun de vous ne le connaît, ne sait qui il est ; vous ignorez jusqu’à son nom. Il est de mon devoir, avant que le coupable comparaisse devant la cour martiale, de vous apprendre quel est cet homme.

— Capitaine ! s’écria le commandant.

— Pardon, commandant, je n’ai pas terminé, dit froidement le capitaine.

M. de Lartigues baissa la tête sans répondre.

— Messieurs, reprit le rapporteur, cet homme appartient à la plus ancienne et en même temps à la plus haute noblesse de France. Officier dans la marine royale, nous l’avons honteusement chassé de nos rangs, à cause de ses vices honteux, et de sa conduite indigne d’un gentilhomme et d’un honnête homme ; abandonné de tous, repoussé par le mépris général, ne sachant que faire, que devenir, il obtint par pitié l’emploi de premier lieutenant à bord du Coq ; cet homme se nomme le comte Horace de Villenomble. Savez-vous le motif puissant, qui m’a engagé à vous faire cette révélation, qui n’est pas encore complète ? c’est que cet homme est le proche parent de notre aimé et loyal commandant. Ce serait une cruauté à nous, d’exiger que M. de Lartigues, cet homme que nous révérons tous comme un père, pour son caractère si justement apprécié et sa bonté sans bornes, présidât le conseil de guerre qui doit juger un de ses parents ; un homme pour lequel il a fait d’immenses sacrifices ; en un mot, qu’il a élevé dans sa maison. Il est de notre devoir, messieurs, de nous opposer de toutes nos forces, à ce qu’une si horrible tâche soit imposée à notre brave et respecté commandant.

— Nous appuyons ! nous appuyons ! s’écrièrent d’une seule voix les membres du conseil.

Vent-en-Panne comprit alors, pourquoi M. de Lartigues avait failli s’évanouir en commençant la lecture du rapport ; il s’en voulut d’avoir causé cette cruelle douleur à un si brave officier, quoique involontairement, puisqu’il ignorait sa proche parenté avec l’assassin.

Lorsque la rumeur causée par cet incident étrange fut calmée et le silence complétement rétabli, le commandant se leva.

M. de Lartigues était pâle mais ferme ; toute trace de faiblesse avait disparu de son mâle visage ; ses traits avaient pris une rigidité marmoréenne.

— Messieurs, dit-il, tandis qu’un triste sourire se jouait sur ses lèvres décolorées, je vous remercie. Monsieur le capitaine rapporteur a fait son devoir, en vous révélant ces faits que vous ignoriez ; je saurai faire le mien, en n’acceptant pas le bienveillant faux-fuyant dont vous voulez me donner le bénéfice, en me proposant de renoncer à présider cette cour martiale. Il m’est impossible de quitter cette place. Nommé par le roi au commandement de ce navire, je dois subir les conséquences de cette charge si honorable. Ce serait manquer à tous mes devoirs, et vous ne voudriez pas m’y contraindre, que de me retirer et décliner la responsabilité dont je suis investi, dans une circonstance aussi grave que celle qui se présente aujourd’hui. Lorsque je suis appelé à remplir les fonctions de grand justicier, et à faire respecter la loi indignement violée par un misérable indigne de toute pitié, plus le coupable me tient de près, plus je dois être sévère ; plus il m’est défendu d’abandonner mon poste. Quoi qu’il arrive, messieurs, je ne faillirai pas à mon devoir. Je vous dois cet exemple à vous qui, pour la plupart, commanderez un jour ; vous vous souviendrez alors qu’un homme d’honneur, si cher que cela coûte à son cœur, ne transige jamais avec son devoir.

Et se tournant vers le lieutenant qui attendait ses ordres :

— Faites comparaître l’accusé devant le conseil, dit-il.

Un murmure d’admiration, presque aussitôt étouffé, parcourut les rangs de la foule, comme un courant électrique.

On entendit le pas cadencé d’une troupe de soldats ; les matelots s’écartèrent à droite et à gauche, ouvrant ainsi un large passage au prisonnier qui, entoure de son escorte, franchit la balustrade, et s’arrêta en face du président du conseil.

Les soldats firent halte à deux pas derrière l’officier et demeurèrent immobiles.

La contenance du comte Horace était significative. IL portait la tête haute, avait le regard dédaigneux et la physionomie railleuse.

Pendant deux ou trois minutes, un siècle ! un silence funèbre pesa sur l’assemblée.

— Lisez le rapport, dit froidement le commandant.

L’écrivain du vaisseau se leva et lut le rapport d’une voix lente et monotone.

Lorsqu’il eut enfin terminé il salua, et reprit sa place.

Le comte Horace souriait.

— Monsieur le duc de la Torre, dit le commandant, les faits portés sur ce rapport sont-ils exacts ?

— Je le jure sur l’honneur ! tous sans exception, monsieur, répondit le duc en saluant la cour.

— Et vous, messieurs ? reprit le commandant en s’adressant aux autres témoins.

— Nous le jurons sur l’honneur ! répondirent-ils d’une seule voix.

— C’est bien. Veuillez reprendre vos places.

M. de Villenomble souriait toujours, en promenant un regard tranquille sur l’assemblée.

Il y eut un court silence, puis le commandant reprit, mais cette fois en s’adressant au prisonnier :

— Vous avez entendu l’accusation portée contre vous, monsieur ; qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

— J’ai à dire, mon cher oncle, répondit le comte en haussant dédaigneusement les épaules, que je trouve cette comédie odieusement ridicule.

— Monsieur, reprit sévèrement le commandant, vous n’avez pas de parent ici ; vous comparaissez devant une cour martiale régulièrement convoquée pour y rendre compte d’un crime atroce. Pour la dernière fois, répondez !

Le comte Horace pâlit affreusement, il chancela comme s’il allait tomber ; il eut un éblouissement, il se sentit perdu. Mais appelant tout son orgueil à son secours, il fit un effort suprême, se redressa, passa fiévreusement sa main sur son front moite de sueur, et, frisant sa moustache avec une inexprimable arrogance et un dédain railleur :

— Est-ce bien le frère de ma mère, l’homme qui m’a presque servi de père qui m’interroge ainsi, avec cette dureté ? dit-il en haussant les épaules. Je ne saurais le croire. Je me suis trompé, sans doute ? j’ai mal entendu ?

— Vous avez très-bien entendu, monsieur ; donc, répondez ! reprit le commandant d’une voix sourde.

— Et que répondrez-vous ? vous qui me parlez, s’écria le comte avec véhémence, lorsque ma mère votre sœur, vous demandera à vous : Caïn, qu’as-tu fait de mon fils ?…

Tous les témoins de cette scène terrible étaient anxieux, haletants. Seul le comte Horace, l’œil étincelant, les narines dilatées, se tenait fier et provoquant en face du tribunal. Il croyait avoir vaincu…

Le commandant se leva.

— Assez ! s’écria-t-il avec un accent formidable. Ici, je vous le répète, vous n’avez que des juges. Je suis votre oncle, dites-vous ? Erreur, monsieur. Si le même sang coule dans nos veines, sachez que lorsque j’en ai de mauvais, je me le fais tirer ! Vous ne m’êtes plus rien, je ne vous connais pas ! Répondez aux questions que je vous adresse en qualité de président du conseil. Pourquoi avez-vous tué cet homme ?

— Il m’avait provoqué, répondit le comte Horace, dominé par cet accent si ferme.

— Mensonge ! Vous vous étiez introduit avec effraction dans la cabine du duc de la Torre, le capitaine est venu à son secours.

— Il a levé son poignard sur moi.

— Vous mentez encore ! Surpris dans l’accomplissement de votre crime, sans provocation vous lui avez fendu la tête d’un coup de hache.

— Eh bien ! soit. Après tout, qu’importe ? j’ai tué cet homme, n’était-ce pas un manant ? que signifie cette mort ? Rien. Ne suis-je pas gentilhomme ? Allons donc ! Ceci est du dernier plaisant. Depuis quand un gentilhomme n’a-t-il plus le droit de corriger ces espèces ? D’ailleurs, avant tout, j’en appelle à M. de Colbert, c’est à lui seul, qu’il appartient de juger cette stupide affaire.

— Vous vous trompez, monsieur. Nous sommes ici sur les côtes de l’île de Cuba, je suis haut justicier et seul juge suprême, à bord de ce vaisseau dont S. M., que Dieu conserve ! m’a confié le commandement. Vous connaissez la loi, monsieur ?

— Peut-être l’ai-je connue, mais je l’ai oubliée, répondit-il avec indifférence.

— Vous allez l’entendre lire. Et se tournant vers le rapporteur : Lisez la loi afin que l’accusé n’en ignore.

Le capitaine ouvrit un énorme in-folio placé près de lui, puis il se leva après l’avoir feuilleté un instant.

Le capitaine lut d’une voix ferme et parfaitement accentuée les paragraphes suivants :

— Art. 37. Ordonnance de 1634 : « Si quelqu’un tire le cousteau dans le navire, encore qu’il ne blesse point, il sera percé avec le cousteau à travers de la main contre le mât. »

— Que m’importent ces fadaises ? dit dédaigneusement le comte.

— Attendez, monsieur, reprit paisiblement le capitaine. Voici ce qui vous regarde :

Et il continua :

— Art. 40. Même ordonnance royale de 163  : « S’il advenait que quelqu’un tuast son compagnon ou le blessast en sorte qu’il en mourust, on attachera le mort avec le vivant dos à dos et seront jettez à la mer ; et s’il est à terre, sera exécuté à mort. »

Le capitaine rapporteur ferma le livre et se rassit au milieu d’un silence de plomb.

— Vous avez entendu, dit le commandant, qu’avez-vous à ajouter pour votre défense ?

— Rien, répondit le comte avec un éclat de rire nerveux. Je vous remercie, mon oncle ; que mon sang retombe sur votre tête !

— Je ne fais pas la loi, je l’applique, répondit froidement le commandant. Et se tournant vers les membres du conseil : Quel châtiment infligez-vous au coupable ? leur demanda-t-il.

— La mort ! répondirent-ils tous sans hésiter.

— Allez ! infortuné, dit alors M. de Lartigues au comte Horace ; dans une heure le prévôt aura exécuté la loi. Lieutenant, emmenez le condamné ; descendez-le dans la fosse aux lions, où M. l’aumônier ira lui porter les consolations religieuses. Vous n’avez plus rien à faire dans ce monde, ajouta-t-il en s’adressant au misérable ; réconciliez-vous avec le ciel, si vous le pouvez.

Une heure plus tard, tout l’équipage du Robuste était sur le pont en tenue de combat. À bord du Santiago et du Coq, les matelots étaient debout sur les vergues, pour assister à l’exécution.

Le barberot, aidé du chirurgien, avait fait envelopper d’un lambeau de toile le cadavre du capitaine Guichard dépouillé de ses vêtements, et transporter sur le château d’avant.

Un roulement de tambours se fit entendre : le comte Horace parut. Sa contenance n’avait pas changé, elle était toujours fière et provocante. Il avait les mains liées derrière le dos avec une corde qu’un caporal tenait par son extrémité ; une forte escorte entourait le condamné.

Arrivé au pied du grand mât, le sinistre cortège fit halte. Les tambours roulèrent une seconde fois, puis le prévôt lut au comte l’arrêt prononcé contre lui, et signé de tout le conseil.

Le comte Horace ne dit pas un mot ; il haussa dédaigneusement les épaules, monta sur le château d’avant et se laissa étendre par les équipemans, c’est-à-dire les chefs de hune, sur le cadavre glacé de sa victime.

Malgré toute sa féroce énergie le comte tressaillit à cet horrible contact ; l’effroyable sensation qu’il éprouva lui arracha un cri de douleur et de répulsion.

Le cadavre vivant fut lié dos à dos à l’autre ; un cartahu passé à l’extrémité tribord de la vergue de misaine les enleva tous les deux hors du navire, où ils demeurèrent suspendus et tournoyants, pendant quatre ou cinq minutes.

Les tambours battirent un ban, un pavillon jaune fut hissé au grand mât et un coup de canon à poudre, tiré sous le vent, pour annoncer à tous, que justice était faite. Quand tous les hommes des trois équipages eurent bien vu ce qui se passait, et compris toute l’horreur de ce supplice épouvantable, M. de Lartigues fit un geste ; le prévôt coupa la corde.

Les navires orientèrent leurs voiles, mirent le cap en route, et bientôt ils se trouvèrent à plusieurs milles de ces deux cadavres, dont un était plein de vie, et qu’on apercevait à peine dans le sillage, ballottés et roulés capricieusement sur le dos des lames.

M. de Lartigues se retira dans sa cabine, où il resta seul et enfermé jusqu’au lendemain.