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Les rois de l'océan : L'Olonnais/06

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E. Dentu (1p. 161-177).
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VI

OÙ L’OLONNAIS ET PITRIANS APRÈS AVOIR REFUSÉ LES PRÉSENTS D’ARTAXERCÈS, SONT COMBLÉS D’HONNEURS PAR LES PLUS CÉLÈBRES FLIBUSTIERS

Les boucaniers, flibustiers ou frères de la Côte, car ils sont connus sous ces trois dénominations différentes, offrirent au dix-septième siècle aux regards curieux et chercheurs des philosophes, le spectacle le plus extraordinaire qu’il leur fût jamais donné d’étudier.

En effet, jusque-là, l’histoire du monde n’avait jamais présenté l’exemple d’un fait aussi étrange et aussi significatif.

Des hommes appartenant à toutes les races, à tous les pays, professant toutes les religions ; n’ayant entre eux aucun lien apparent de mœurs, de langages ni d’intérêts, viennent de toutes les contrées de la vieille Europe, poussés, comme autrefois Attila, par une volonté plus forte que la leur ; se réunissent sur un rocher ignoré de l’Atlantique et là, sans arrière-pensée, sans parti pris, sans préméditation, sans projets de conquête ou d’asservissement, ils forment entre eux une association, sanctionnée par un pacte terrible, proclament la liberté de la mer ; s’affranchissent de toute obéissance étrangère, déclarent ne reconnaître d’autres maîtres qu’eux-mêmes, d’autre loi que leur volonté ; adoptent le drapeau aux trois couleurs, bleue, blanche, rouge ; et, fièrement groupés autour de cet éclatant symbole de liberté, défient le monde entier.

Bientôt, comme un vol de vautours, ils s’abattent sur les vaisseaux qui sillonnent l’Atlantique, accomplissent des exploits inouïs et qui dépassent toute croyance ; s’emparent des deux tiers de la riche et florissante île de Saint-Domingue, dont ils font leur quartier général ; fondent une magnifique colonie ; se gorgent de richesses, et en moins de deux ou trois ans, se rendent si redoutables, que les rois les plus puissants recherchent leur alliance, et traitent avec eux d’égal à égal.

Maintenant quels étaient ces hommes ? quel but se proposaient-ils ?

On les a présentés comme des hommes féroces ayant à peine figure humaine ; ne se plaisant que dans le meurtre, l’incendie, le carnage ; dominés par la cupidité et pour lesquels l’or était tout. En un mot, on en a fait une horde de brigands infâmes, enivrés par la passion de l’or ne recherchant que les orgies brutales, les jouissances matérielles et versant le sang comme de l’eau, pour satisfaire leurs instincts ignobles et carnassiers.

À notre avis tout cela est faux ; les flibustiers ont été méconnus ou, pour mieux dire, on ne les a jamais compris.

Les flibustiers étaient des hommes dans toute la large acception du mot ; avec tous les vices et toutes les vertus de l’espèce.

Leur nom est resté célèbre sur toutes les plages américaines. Ils ont laissé de nombreux successeurs, aussi énergiques et aussi entreprenants qu’ils l’ont été jadis. Ces aventuriers aujourd’hui disséminés et livrés à leurs propres ressources accomplissent, quand l’occasion s’en présente, les actions les plus héroïques et les faits d’armes les plus éclatants et les plus extraordinaires. C’est encore une gloire, sur les rivages du Nouveau-Monde, que de porter le titre de frère de la Côte. Tous, par une franc-maçonnerie mystérieuse, se reconnaissent entre eux et, quand vient l’heure d’agir, se réunissent sous les ordres d’un chef choisi par eux, et qui n’est que le primus inter pares.

Les flibustiers étaient des hommes à l’organisation puissante et virile, aux aspirations altières ; qui, ne pouvant se courber sous aucun joug, étouffaient au milieu de la civilisation barbare, despotique et féodale de la vieille Europe. Aspirant la liberté par tous les pores, trop faibles individuellement, pour la conquérir dans leurs patries respectives, ils protestèrent à leur façon, contre la sujétion avilissante que leur imposaient les gouvernements d’alors, en se déclarant libres de leur propre chef. En un mot, c’étaient des déclassés, qui seraient aujourd’hui des démocrates, après avoir été des héros et des révolutionnaires, comme leurs fils de 1789. Ils n’avaient qu’un but : vivre libres. Malheureusement, comme la plus grande partie d’entre eux agissaient plutôt par instinct que par calcul, ils confondirent trop souvent la licence avec la liberté.

Ces hommes qui pendant plus de quatre-vingts ans tinrent le vieux monde en échec, n’étaient et ne pouvaient être de vulgaires brigands. Ils étaient des précurseurs ; ils donnèrent le premier coup de hache dans le tronc immense de l’arbre féodal ; ils n’eurent d’autre tort que de rêver pour eux, par la violence, cette liberté dont, après tant de luttes nous entrevoyons l’aurore et que nos fils, nous en avons la conviction, conquerront tout entière par leur sagesse.

À l’époque où se passe cette histoire, les flibustiers étaient à l’apogée de leur puissance ; ils régnaient en maîtres, non seulement sur l’Atlantique ; mais souvent leurs vaisseaux redoutés, avaient sillonné les eaux de l’Océan pacifique, et porté la ruine, le désastre et la mort dans les comptoirs si riches et si nombreux des Espagnols.

Le roi Louis XIV, ce monarque si fier et si orgueilleux, avait deux ans auparavant officiellement reconnu l’existence de l’association des Boucaniers ; il avait sanctionné cette reconnaissance, en nommant un gouverneur chargé de toucher pour lui le dixième des prises ; ce gouverneur, M. d’Ogeron, gentilhomme Normand, vivait depuis plus de quinze ans au milieu des boucaniers qui le respectaient et l’aimaient comme un père. Il avait fixé sa résidence, le gouvernement comme disaient en riant les frères de la Côte, au Port-de-Paix, à Léogane au Port-Margot ; habitant tour à tour selon les circonstances, l’une ou l’autre de ces villes.

Le gouvernement de M. d’Ogeron était plutôt fictif et nominal que réel et effectif, bien qu’au fond il eût une existence et une puissance positives.

Le digne gentilhomme avait été dans son temps flibustier lui-même ; il connaissait par conséquent ses administrés de longue date, et savait à quelle espèce de pèlerins il avait affaire. Il réglait sa conduite sur cette connaissance approfondie qu’il possédait de leur caractère ; les laissait complètement libres d’agir à leur guise, n’intervenant jamais sans en être prié ; en un mot effaçant le plus possible la qualité officielle dont le roi l’avait revêtu, pour ne laisser paraître que l’ami de bon conseil et le défenseur opiniâtre de leurs intérêts. Seulement il avait eu grand soin de se lier intimement avec tous les chefs les plus célèbres de la flibuste ; par ceux-là il tenait les autres, et réussissait toujours à faire faire ce qu’il voulait à ses administrés, sans que ceux-ci s’en doutassent ; ou s’ils s’en doutaient, ils en riaient les premiers de tout cœur ; reconnaissant que c’était de bonne guerre, et très-satisfaits d’avoir pour gouverneur un homme plus fin qu’eux-mêmes.

La colonie comprenait, ainsi que nous l’avons déjà dit, plus à la moitié de l’île de Saint-Domingue : elle s’étendait sur tout le territoire compris entre le cap Lobos au midi jusqu’au cap de Samana vers le nord-ouest. Cet immense territoire contient nombre de belles savanes, arrosées par de grandes rivières, très-commodes pour les communications commerciales ; les côtes jusqu’au cap Tiburon étaient, ou plutôt sont frangées de ports, dans lesquels des flottes entières peuvent se mettre à l’abri ; puis deux îles de quelques lieues de tour, l’île à la Vache, à l’est de Saint-Domingue, et l’île de la Tortue à l’est, le berceau de le flibuste, complétaient cette magnifique colonie. Les villes les plus belles et les plus riches de la partie française de l’île étaient le Port-Margot, Port-de-Paix et Léogane.

La veille du jour où nous reprenons notre récit, l’escadre improvisée de M. de Lartigues, composée des vaisseaux le Robuste, le Santiago et du trois-mâts le Coq, était entrée dans la rade de Léogane et avait jeté l’ancre sur une seule ligne, juste en face de la ville, au milieu d’une vingtaine de bâtiments flibustiers de toutes sortes et de toutes grandeurs ; depuis la pirogue longue à cinquante rames, jusqu’à la frégate de cinquante canons ; il va sans dire, que tous ces bâtiments, à bien peu d’exceptions près, étaient de construction espagnole.

Il était près de midi. Deux hommes étaient attablés avec une cruche de vin entre eux, devant le cabaret alors célèbre de l’Ancre dérapée ; tout en fumant leurs pipes, ces deux hommes, qui n’étaient rien moins que nos anciennes connaissances, l’Olonnais et Pitrians, regardaient curieusement le spectacle bizarre qu’ils avaient sous les yeux.

En effet rien n’était plus singulier, plus étrange pour des étrangers arrivant d’Europe et débarqués de la veille, que l’aspect de la foule bariolée qui défilait sans interruption sous leurs yeux. Jamais Callot n’avait eu au bout de son ingénieux crayon, des types de bohèmes et d’aventuriers, aussi pittoresques et aussi fantastiques.

Les uns, revêtus de costumes d’une richesse tellement incroyable qu’elle en était presque ridicule, couverts d’or et de pierreries, les feutres empanachés, dont la forme était entourée d’une lourde fanfaronne ; les épaules chargées de colliers en diamants, allaient d’un pas fier, fumant une pipe microscopique, suivis de valets couverts de livrées éblouissantes et portant leurs longues rapières ; les autres, vêtus de haillons sordides, car on allait d’un extrême à l’autre, et pour ainsi dire drapés dans des ficelles, marchaient d’un pas non moins fier et imposant ; et parfois causaient sur le pied de la plus complète égalité avec les boucaniers si richement vêtus et qui, peut-être le lendemain, maltraités par le jeu, seraient eux aussi réduits à porter de problématiques guenilles ; puis c’étaient des cavaliers montés sur des chevaux à demi-sauvages, piétinant et caracolant avec fracas au milieu de la foule ; de ravissantes créoles languissamment couchées dans des palanquins portés sur les épaules des esclaves à demi-nus, brûlés par le soleil et semblables à des squelettes, tant leur maigreur était affreuse. Ces malheureux étaient des Espagnols pris sur les bâtiments de leur nation ou enlevés en terre ferme dans une expédition.

Puis des engagés faméliques, aux regards craintifs et sournois, suivis par trois ou quatre de ces énormes venteurs, espèce de chiens féroces dont se servaient les boucaniers pour la chasse aux taureaux sauvages ; des marchands ambulants ; enfin une multitude composée capricieusement d’individus de toutes sortes, de toutes classes et de toutes couleurs.

— C’est égal, s’écria tout à coup Pitrians avec conviction, je ne me repens pas de mon voyage ! On a bien raison de dire que la Côte est un singulier pays !

— Oui, répondit nonchalamment l’Olonnais, bien singulier pays, en effet !

— Et dans lequel nous sommes arrivés d’une façon peu ordinaire.

— C’est vrai ! Pauvre capitaine Guichard !

— Ah ! à quoi bon nous attrister ! La vie est courte, hâtons-nous d’en jouir ! Pourquoi diable avons-nous reçu l’ordre de nous rendre au gouvernement à une heure ?

— Je n’en sais rien pas plus que toi, mais qu’importe ?

— Hum ! J’ai pour principe de toujours me méfier de l’inconnu. Tu es heureux toi, le célèbre Vent-en-Panne t’a pris en amitié.

— Il est probable alors, qu’il m’achètera demain à la vente.

— Il t’achètera ?

— Dame ! Est-ce que tu ne te souviens plus que nous avons un apprentissage de cinq ans à faire, avant que d’être reçus boucaniers ?

— Moi, à la rigueur c’est possible, quoique je sois aujourd’hui premier lieutenant du vaisseau le Coq, mais toi qui en es le capitaine ?

— Mon cher Pitrians, sois bien convaincu qu’on ne refera pas la loi à cause de nous ; elle est précise ; nous la connaissions avant de nous embarquer, n’est-ce pas ?

— Malheureusement oui.

— Eh bien ! maintenant il nous faut la subir.

— C’est dur, sacredieu ! Après tout, puisqu’il le faut, il le faut. Quelques années d’esclavage sont bientôt passées.

— Tu en jugeras. Mais dis-moi, cher ami, sais-tu où notre passager a été conduit par M. d’Ogeron, en descendant à terre hier soir ? je n’ai pas pu quitter le navire de sorte…

— Que tu voudrais le savoir, hein ? Rien de plus simple, comme dit ton ami le capitaine Vent-en-Panne ; vois-tu ici, à notre droite, le fort qui commande l’entrée de la rade ?

— Pardieu !

— Très-bien. À cent cinquante pas environ des glacis du fort, tu aperçois cette charmante maison dont le toit est plat ?

— Oui, je la vois.

— Eh bien ! cher ami, c’est là que demeure provisoirement le duc de la Torre. Je l’y ai vu entrer moi-même, avec ses bagages.

— Merci, Pitrians ! s’écria vivement l’Olonnais, et je vais… ajouta-t-il en faisant un mouvement pour se lever.

— Tu vas rester là, cher ami, reprit Pitrians, en le retenant par la manche.

— Parce que ?…

— Pour deux raisons ; la première c’est que dans un quart d’heure nous devons nous rendre au gouvernement ; la seconde que M. de la Torre et sa famille sont absents de chez eux. Ils déjeunent chez M. d’Ogeron.

— Tu en es sûr ?

— Puisque je te le dis. Est-ce que je t’ai jamais trompé ?

— C’est vrai. Pardonne-moi, dit-il en se rasseyant.

Pitrians remplit les verres. Au moment où il prenait le sien pour trinquer avec son ami, une main se posa sur son bras et une voix cria gaîment à son oreille :

— Eh, Cormoran ! un gobelet de plus ici ! En double, mon gars ! nous sommes pressés !

Le valet répondant à ce nom mélodieux, que sa ressemblance frappante avec ledit animal, lui avait sans doute valu, se hâta d’obéir.

— Le capitaine Vent-en-Panne ! s’écria Pitrians avec une surprise joyeuse.

— Moi-même, tout à votre service, messieurs. Là, c’est bien ; merci, Cormoran. Versez, lieutenant. À la vôtre, messieurs !

Et il dégusta son verre de vin en véritable connaisseur.

Tout cela avait été dit, fait et terminé avec une rapidité telle, que les deux marins n’étaient pas encore revenus de la surprise qu’ils avaient éprouvée.

— Quel heureux hasard vous amène par ici, capitaine ? demanda l’Olonnais en lui tendant la main par un mouvement spontané.

— Le hasard n’est pour rien dans l’affaire, répondit Vent-en-Panne en riant et en pressant chaleureusement dans la sienne, la main que lui présentait le jeune homme. Je suis venu tout exprès.

— Ici ? fit en riant l’Olonnais.

— Parbleu ! où donc ? Je sais que vous êtes appelés au gouvernement ; pour vous y rendre, vous étiez forcés de passer devant l’Ancre dérapée ; ce renseignement m’a suffi. Vous voyez que je ne me suis pas trompé ?

— J’en conviens. Encore un verre, capitaine ! et puis si vous le voulez bien nous partirons. Voici l’heure.

— Encore un verre, soit ! Quant à partir, nous avons le temps, j’ai deux mots à vous dire.

— Quatre si cela vous plaît. Je suis à vos ordres, capitaine.

— Merci, cher ami. Et d’abord, pourquoi vous appelez-vous Pitrians, vous ? fit-il en s’adressant au matelot.

— Moi ?… fit celui-ci tout interloqué.

— Oui, vous ?

— Dame… parce que c’est mon nom.

— Vous en êtes sûr ?

— Ah ! bien ! par exemple, elle est bonne celle-là ! Nous nous sommes toujours appelés Pitrians de père en fils dans notre famille. Mon père, mon frère…

— Vous avez un frère ? interrompit le boucanier.

— Deux, en me comptant. C’est-à-dire, non, je me trompe, un seul. Au fait je ne sais plus ce que je dis. Mon frère doit être mort ; il a dix ans de plus que moi. Je l’ai à peine connu. Il est parti matelot, que j’étais encore tout petit ; depuis lors je n’en ai jamais entendu parler. Pour sûr qu’il est mort.

— Il vit. C’est un de nos frères, des meilleurs. Il est revenu de croisière il y a deux jours ; je l’ai fait prévenir, vous le verrez aujourd’hui.

— Mon frère ! mon vrai frère ! s’écria Pitrians les larmes aux yeux, jour de Dieu ! Vous ne mentez pas, capitaine ? C’est bien vrai ?

— Hein ! fit sévèrement le boucanier.

— Pardonnez-moi, capitaine ! la langue m’a fourché ! je voulais dire… Ah ! mon frère ! mon pauvre frère !

Et succombant à son émotion, le brave garçon fondit en larmes.

— Pleure, mon gars, cela te fera du bien.

— Oh ! oui ! mon pauvre frère !

— À nous deux, l’Olonnais, reprit le boucanier. Ainsi, tout ce que vous m’avez dit est vrai, n’est-ce pas ?

— À quoi faites-vous allusion, capitaine ?

— À ce que vous m’avez raconté de votre histoire.

— Hélas ! capitaine ! tout n’est que trop vrai ! Vous le voyez, je n’ai même pas de nom.

— Peut-être parce vous en avez trop ? fit Vent-en-Panne d’une voix sourde. Mais reprenant aussitôt un accent enjoué : Il ne s’agit pas de tout cela, dit-il. Nous sommes pays.

— Vous êtes des Sables d’Olonne, capitaine ! s’écria l’Olonnais avec surprise.

— À peu près ; à quelques lieues à peine ; donc nous sommes pays. Je vous ai vu à l’œuvre, je sais que vous êtes un homme. Je ne me lie pas facilement, et pourtant je me sens entraîné vers vous.

— Sur Dieu ! c’est comme moi, capitaine ; j’éprouve pour vous une sympathie dont je ne saurais me défendre.

— Gardez-vous bien d’y résister ; car, vrai, je vous aime de tout mon cœur. Que comptez-vous faire ?

— Je voudrais rester sur la côte.

— Qui vous en empêche ?

— Rien ; murmura l’Olonnais en rougissant.

— Bon, vous avez un secret ! gardez-le. Nous ne nous connaissons pas encore assez pour que j’en demande ma part. Êtes-vous résolu à rester avec nous ?

— Oui, quoi qu’il puisse m’arriver.

— Bon, vous craignez l’esclavage ? dit Vent-en-Panne, avec un sourire narquois.

— Je ne crains qu’une chose, capitaine, dit l’Olonnais d’une voix ferme.

— Laquelle ?

— De ne pas conquérir le nom qui me manque.

— Bien, mon gars ; voilà répondre ; au besoin je vous y aiderai.

— Merci, capitaine ; je retiens votre parole.

— Faites ; elle vous appartient, je vous l’ai donnée.

Les deux hommes se serrèrent la main.

— Allons, Pitrians, as-tu fini de pleurer comme un veau ? reprit le capitaine, en s’adressant au matelot. Il est temps de partir.

— Voilà qui est fait, capitaine, répondit le matelot en essuyant ses yeux ; c’est égal, les écubiers me cuisent, mais voilà une averse qui m’a joliment rafraîchi. Mon pauvre frère !

— Allons ! allons ! en route !

— Est-ce que vous nous accompagnez, capitaine ? demanda l’Olonnais.

— Pardieu ! Je ne suis venu que pour cela. Partons.

La distance n’était pas longue de l’auberge de l’Ancre dérapée au gouvernement, ainsi que l’on nommait la maison de M. d’Ogeron ; cette distance fut franchie en moins de dix minutes par les trois marins.

— Nous y voici, dit gaîment Vent-en-Panne en s’arrêtant devant la porte. Mais que se passe-t-il donc en vous ? fit-il en se retournant vers l’Olonnais ; sur ma parole, vous voilà tout interloqué ! vous êtes pâle comme si vous étiez malade.

— Je vous avoue que le cœur me bat très-fort, capitaine, ne vous moquez pas de moi, je vous prie. Je ne sais ce qu’on me veut ; cela m’inquiète plus que je ne pourrais dire.

— Bah ! fit en riant le boucanier, peut-être veut-on vous couronner de fleurs ?

— Allons ! voilà que vous plaisantez ! dit l’Olonnais avec découragement.

— Eh ! oui ! poltron. Que pouvez-vous craindre ?

— Ah ! si je le savais, je me tiendrais sur mes gardes.

— Bah ! bah ! tout finira probablement mieux que vous ne le supposez ; venez.

— Vous savez quelque chose ?

— Je ne dis ni oui ni non. Allons, courage !

— Allons ! fit le jeune homme avec un soupir étouffé.

Ils entrèrent dans la maison.

Un valet, sans leur rien demander, les précéda, ouvrit une porte, et s’effaça pour les laisser passer.

Ils pénétrèrent alors dans une salle assez vaste, où une quinzaine de personnes étaient réunies.

Toutes les mains se tendirent vers Vent-en-Panne.

Les deux marins étaient demeurés modestes et confus près de la porte.

En effet l’assemblée était imposante.

Au nombre des personnes réunies dans cette salle, se trouvaient dix des chefs les plus renommés de la flibuste, Montbards l’exterminateur, Ducasse, le Beau Laurent, Michel-le-Basque, Ourson tête de fer et d’autres encore ; puis M. d’Ogeron le gouverneur, et quatre personnages aux traits sévères, représentants de la Compagnie des Indes à Saint-Domingue ; M. de Lartigues et deux de ses officiers se tenaient un peu à l’écart dans un angle de la salle. Toutes les autres personnes étaient assises, excepté le gouverneur.

Lorsque les deux jeunes gens entrèrent dans le salon, tous les regards se fixèrent sur eux, ce qui augmenta encore leur confusion.

— Soyez les bienvenus, messieurs, dit gracieusement le gouverneur en leur avançant des sièges et les forçant à s’asseoir, ce qu’ils ne firent qu’avec une maladresse extrême, tant ils étaient décontenancés. Messieurs, continua M. d’Ogeron toujours souriant, je vous ai fait prier de passer au gouvernement parce que messieurs les directeurs de la Compagnie des Indes ont certaines questions à vous adresser, je crois même des propositions à vous faire, et qu’ils ont insisté, sans m’en faire connaître les motifs, pour que cet entretien eût lieu ici en notre présence.

— Monsieur le gouverneur, répondit l’Olonnais avec assez de fermeté, car il avait eu le temps de se remettre, nous sommes, mon camarade et moi, à vos ordres et à ceux de ces messieurs ; nous voici prêts à répondre aux questions qu’il leur plaira de nous adresser.

Il y eut un court silence.

Un des directeurs, après avoir échangé à voix basse quelques mots avec ses collègues, et consulté un papier qu’il tenait à la main, se leva et prit la parole.

— Vous vous nommez l’Olonnais, monsieur ? dit-il, et votre ami se nomme Pitrians ?

— Oui, monsieur, répondit le jeune homme.

— Vous vous êtes embarqués à Dieppe ? À quelles conditions ?

— Engagés par la Compagnie pour rester à la côte ; mais travaillant pendant le voyage, moi comme deuxième lieutenant, mon ami en qualité de maître d’équipage.

— Tout cela est exact. Vous avez rendu de grands services à bord.

— Nous avons fait notre devoir, monsieur.

— C’est juste ; mais vous avez fait aussi preuve d’un dévouement, digne de tous nos éloges.

— Nous vous remercions sincèrement, monsieur ; ces témoignages de votre satisfaction nous sont chers.

— Vous êtes d’excellents marins, honnêtes, énergiques. Que pourrons-nous faire pour vous prouver notre gratitude ?

— Rien autre que ce que vous avez fait, monsieur. Vos éloges sont, pour nous, la plus belle récompense que nous puissions obtenir de vous.

— Ces sentiments vous honorent. Ils prouvent que nous ne nous sommes pas trompés sur votre compte. Le Coq repartira dans quelques jours ; il dépend de vous, l’Olonnais, d’y rester comme capitaine et vous, Pitrians, en qualité de premier lieutenant. Voici vos nominations, signées et approuvées par M. le gouverneur ajouta le directeur en tendant les deux papiers aux jeunes gens.

L’Olonnais les repoussa doucement.

— Eh ! quoi ? vous refusez ! s’écria le directeur surpris.

— À notre grand regret, monsieur, et tout en vous adressant, du fond du cœur, nos remercîments les plus sincères pour un si grand honneur ; mais il le faut ; nous devons refuser, quoi qu’il nous en coûte, car vous pouvez nous taxer d’ingratitude, quand au contraire les mots nous manquent pour vous exprimer notre reconnaissance pour tant de bontés.

— Sans doute vous ignorez quel sort vous attend ici ?

— Nullement, monsieur ; nous savons tout.

— Que vous serez vendus demain à l’encan, comme esclaves ?

— Oui, monsieur.

— Et vous persistez malgré cela ?

— Nous persistons, monsieur.

— Ces jeunes gens sont fous !

— Non, monsieur, nous avons toute notre raison. Quand nous avons résolu de venir à la côte, nous connaissions parfaitement les conséquences du parti que nous prenions ; les conditions qui nous étaient imposées ; nous les avions toutes acceptées d’avance parce que nous avions un but. Ce but n’a pas changé.

— Quel est-il ? Le pouvez-vous révéler ?

— Certes, monsieur ; il n’a rien que de noble et d’honorable ; nous voulons, après avoir accompli notre temps d’apprentissage, devenir, nous aussi, des Frères de la Côte, et marcher de loin sur les traces des hommes réunis ici, et qui tous, ont commencé comme nous allons commencer demain.

Ces paroles furent accueillies avec une satisfaction générale par les célèbres flibustiers qui se trouvaient là ; et tous se connaissaient en hommes.

Ils pressentirent à l’instant ce que, plus tard, deviendraient les deux jeunes gens.

— Soit, messieurs, reprit le directeur aussitôt que le calme se fut rétabli, je n’insisterai pas. Devant une résolution si fermement exprimée, je suis forcé de retirer ma proposition. Mais la Compagnie des Indes ne saurait demeurer votre débitrice.

— Oh ! monsieur ! fit l’Olonnais.

— Ici, monsieur, je remplis un devoir d’honneur ; à votre tour vous devez vous incliner comme je l’ai fait, moi, devant votre volonté.

— Soit, monsieur, je vous obéis.

— C’est bien, monsieur, je prends acte de votre parole. Le traité que vous avez passé avec la Compagnie est nul, ou pour mieux dire il n’a jamais existé. Je le déchire devant vous. Donc, vous êtes libres, messieurs ; nul n’a le droit d’attenter de quelque façon que ce soit à cette liberté qui vous est rendue. De plus je suis chargé de vous remettre à vous, capitaine l’Olonnais, une somme de quinze mille francs, et à vous, lieutenant, celle de dix mille pour les services que vous avez rendus à la Compagnie. Messieurs, voici votre argent ; veuillez signer ce reçu.

— Oh ! monsieur ! s’écria l’Olonnais avec un accent ému, comment vous exprimer notre reconnaissance pour tant de générosité !

— Il ne s’agit ici ni de générosité ni de reconnaissance, messieurs, répondit le directeur avec un charmant sourire ; je vous répéterai vos propres paroles : Je fais mon devoir. Votre main, messieurs ; vous êtes braves et honnêtes, vous prospérerez.

Pitrians sanglotait. On sait que c’est de cette façon que le brave garçon exprimait sa joie.

— À mon tour maintenant, dit en se levant, un des flibustiers.

Toutes les personnes présentes s’inclinèrent respectueusement. Cet homme était le plus célèbre chef de la flibuste : Montbarts l’exterminateur.

— Frères, dit-il de sa voix mâle et sympathique, messieurs les directeurs de la Compagnie viennent de faire un grand acte de justice ; nous les en remercions. Ils ont fait leur devoir ; à nous de faire le nôtre. Les lois de notre association disent : que tout engagé qui a accompli fidèlement son temps d’épreuve doit faire partie de notre société. Ce temps peut-être abrégé, réduit même à quelques heures seulement, si l’engagé a rendu d’éminents services ou fait une action d’éclat. Est-ce vrai ?

— C’est vrai, répondirent d’une seule voix les frères de la Côte.

— Ces deux hommes, reprit Montbarts, se sont engagés à Dieppe. Depuis près de trois mois ils sont donc esclaves. S’ils avaient été vendus demain, ils n’auraient fait que changer de maîtres ; depuis un quart-d’heure ils sont libres ; ont-ils accompli leur temps d’épreuve ?

— Oui, reprirent les flibustiers.

— Vous connaissez leur conduite ; les trouvez-vous dignes de faire partie de notre association ?

— Oui ! oui ! s’écrièrent-ils avec enthousiasme.

— C’est bien votre opinion ?

— Oui, répondit Ourson Tête-de-Fer, ces hommes sont dignes d’être nos frères.

— C’est bien, continua Montbarts ; l’Olonnais, Pitrians vous êtes frères de la Côte. En conséquence, vous jouissez de tous les droits attachés à ce titre. Les frères ici présents vous remettront aujourd’hui même par mes mains, à chacun, un fusil de Gelin, trois livres de poudre, six de plomb, un habillement complet, deux paires de chaussures et trois venteurs. Frères, embrassez-nous !

Les deux jeunes gens à demi-fous de joie tombèrent dans les bras de Montbarts et furent ensuite embrassés par les autres boucaniers.

— Eh ! petiot ! s’écria un boucanier, d’une taille gigantesque et à la mine rébarbative, qui depuis un instant regardait Pitrians d’un air attendri qui le faisait ressembler à un tigre qui pleure, eh ! petiot ! est-ce que tu ne me reconnais pas ? Je suis ton frère !

L’ex-matelot se précipita dans les bras du boucanier, en fondant en larmes selon son habitude quand il éprouvait une grande joie.

En somme le jeune Pitrians avait versé une si incalculable quantité de larmes ce jour-là que les boucaniers, séance tenante, le surnommèrent le Crocodile, nom qui lui resta, et sous lequel il fut connu à partir de ce moment.

Le nouveau frère de la Côte subit en pleurant de joie ce nouveau baptême, dont il prit d’autant plus gaîment son parti, qu’il lui était impossible de faire autrement.