Les rois de l'océan : L'Olonnais/07

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E. Dentu (1p. 177-193).
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VII

CE QUE LES FRÈRES DE LA CÔTE NOMMAIENT L’AMATELOTAGE ; EN QUOI IL CONSISTAIT

Lorsque les nouveaux frères de la Côte sortirent du gouvernement ou plutôt de la maison de M. d’Ogeron en compagnie de Vent-en-Panne et du rébarbatif frère du jeune Pitrians, auquel, pour éviter la confusion, nous ne donnerons plus que son nom de guerre, ils étaient méconnaissables même pour leurs amis ; ils semblaient transfigurés.

Ils étaient libres, comme jamais jusqu’à ce jour, ils ne l’avaient été et de plus membres d’une association redoutable, dont les bases fraternelles leur assuraient autant d’amis, de soutiens et au besoin de défenseurs, qu’elle comptait d’affiliés. Eux, pauvres matelots sans feu ni lieu la veille, ils marchaient de pair et étaient les égaux des hommes, non-seulement les plus riches mais encore les plus nobles ; nul maintenant n’aurait osé leur faire une injure, sans leur donner la satisfaction à laquelle ils avaient droit en leur qualité de boucaniers et de frères de la Côte ; en un mot ils ne reconnaissaient plus de supérieurs, mais seulement des chefs temporaires, choisis par eux pour exécuter un coup de main, ou tenter une de ces audacieuses expéditions, dont les flibustiers s’étaient donné le monopole.

Un revirement aussi subit et aussi complet dans leur position, suffisait certes pour faire tourner les têtes les mieux organisées. Pourtant, il n’en fut pas ainsi pour ces deux jeunes gens. La première ivresse passée, ils envisagèrent froidement les événements qui leur avaient valu cette magnifique récompense ; ils trouvèrent que l’on n’avait fait, au résumé, que leur rendre la justice qui leur était due pour leur conduite à bord du Coq et, du premier coup, ils se sentirent à leur place.

C’est-à-dire que chez eux l’orgueil et l’égoïsme commençaient à faire leur office.

Vent-en-Panne habitait une charmante maisonnette construite à l’extrémité d’une pointe avançant assez profondément dans la mer et d’où l’on avait sous les yeux un panorama immense et des plus accidentés. Dans un hâvre en miniature située devant la maison, quatre ou cinq pirogues assez grandes et en très-bon état appartenant au boucanier, étaient tirées sur le sable.

L’intérieur de la maison répondait à ce qu’annonçait l’extérieur ; les meubles commodes sans être luxueux étaient rangés avec ce soin méticuleux qui distingue les marins ; tout était dans un ordre admirable, soigné et tenu propre avec une exagération, qui aurait fait le bonheur d’une ménagère hollandaise.

Une table, avec quatre couverts, était dressée dans une salle à manger boisée, dont les larges fenêtres s’ouvraient sur la mer.

— À table, frères, dit gaiement Vent-en-Panne, le dîner nous attend.

— Et il est grandement temps de manger, dit silencieusement Pitrians, en posant son fusil dans un coin de la salle.

Des engagés apportèrent les plats, et le repas commença.

Vent-en-Panne avait cinq engagés, mais contrairement à l’usage adopté par un grand nombre de frères de la Côte, il les traitait avec une extrême douceur. Aussi en était-il adoré. Ils se seraient mis au feu pour lui.

Ces engagés avaient bonne mine, ils étaient bien vêtus ; on reconnaissait au premier coup d’œil, qu’ils se trouvaient heureux, et attendaient avec assez de patience le jour de leur libération.

Ces cinq hommes étaient Tributor, ce géant débonnaire, que déjà nous avons entrevu à bord du Santiago gardant le comte Horace ; Olivier Œxmelin, élève en chirurgie, embarqué par surprise pour la côte et vendu comme engagé ; c’est lui qui plus tard a écrit cette histoire des boucaniers si palpitante d’intérêt, et dans laquelle il nous fait si bien connaître ces hommes extraordinaires, que tous il a vus et avec lesquels il a vécu près de vingt ans ; Barbe-Noire, un Dieppois à la mine efféminée, nerveux et coquet comme une jeune fille, quoique taillé en Hercule ; parlant avec une voix douce et un accent prétentieux, mais en somme un brave cœur et doué d’un courage de lion ; puis venait Six-Deniers, petit homme sec, nerveux, à la mine chafouine, à la physionomie railleuse et grimaçante ; rusé comme un procureur, voleur comme une pie et dont le courage laissait un peu trop à désirer ; cependant il possédait le talent de se tirer des situations les plus difficiles sans y perdre une seule de ses plumes. Ce groupe remarquable était complété par Mouffetard, grand escogriffe né à Paris ainsi que l’indiquait son nom de famille ; il ne s’en était jamais connu ; il avait poussé comme une plante parasite sur le pavé parisien, sans souci de l’avenir ; son existence jusqu’à l’heure où les racoleurs de la Compagnie des Indes l’avaient embauché, n’avait été qu’un long problème ; en somme, cet homme était une de ces étranges personnalités dont Paris a de tout temps fourmillé et qui n’ont d’autre Dieu que le hasard. Au physique, long comme une perche, maigre comme un échalas, fendu comme un compas, mais leste, vif et adroit comme un singe, dont il avait la malice et la méchanceté. Son visage blême, émacié par la misère, était pointu comme le museau d’un furet ; ses yeux gris, enfoncés sous l’orbite pétillaient d’astuce, son regard ne se fixait jamais ; sa physionomie, qu’il savait changer à sa guise au moyen des grimaces les plus invraisemblables, avait, quand elle était au repos, une indicible expression d’impudence, d’insouciance et de bonhomie narquoise et rusée ; ses bras et ses jambes d’une longueur démesurée, sans cesse en mouvement et terminés, caprice bizarre de la nature, par des pieds et des mains d’une forme exquise et d’une petitesse microscopique, lui donnaient l’apparence d’un énorme faucheux qui se tiendrait sur ses pattes de derrière.

Tels étaient les engagés du capitaine Vent-en-Panne. Il les avait achetés au hasard, mais les eût-il choisis exprès, il n’aurait pas mieux réussi à se compléter la collection la plus bizarre de bohémiens qui se puisse imaginer. Du reste, bientôt sans doute nous les verrons à l’œuvre et nous serons plus à même de les juger.

Lorsque l’appétit des convives de Vent-en-Panne fut calmé et que le repas tira à sa fin, le boucanier fit apporter les liqueurs, les pipes et le tabac, verser le café, puis il ordonna à ses engagés de se retirer.

Les quatre frères de la Côte demeurèrent seuls.

— Maintenant, causons, dit Vent-en-Panne en bourrant sa pipe.

— Causons, répondirent les autres en l’imitant.

Les boucaniers disparurent bientôt presque complétement au milieu d’un épais nuage de fumée.

— Eh ! bien ! dit Vent-en-Panne, il me semble que tout s’est assez bien passé, hein ! compagnons ?

— Avouez que vous le saviez à l’avance ? dit l’Olonnais.

— Corbleu ! serais-je venu vous rejoindre sans cela, fit Vent-en-Panne en riant.

— Vous vous êtes conduit avec moi comme un père.

— Eh ! eh ! qui sait ? je pourrais peut-être l’être ! Quel âge as-tu, mon gars ?

— Je l’ignore ! Ne vous ai-je pas dit que j’étais un misérable enfant trouvé, ramassé par pitié sur la grève des Sables d’Olonne ; répondit le jeune homme avec amertume.

— Pourquoi cet accent singulier, garçon ! Cordieu ! je ne vois pourtant là, rien qui te doive chagriner. Tu es enfant trouvé, soit ; partant tu n’as pas de famille ; l’un compense l’autre ; fit Vent-en-Panne de cet air moitié figue moitié raisin qui leur était particulier ; d’ailleurs ne t’inquiète pas, on est toujours le fils de quelqu’un. Peut-être un jour retrouveras-tu toute ta famille et seras-tu malheureux de l’avoir retrouvée.

— Oh ! pouvez-vous dire cela ?

— Pourquoi non, si cela est vrai ? Pour que l’on t’ait abandonné, il a fallu que ta naissance gênât ton père ou ta mère, soit même tous les deux ; alors mieux vaut pour toi ne pas les connaître. Les Espagnols, qui parfois ont du bon, je dois en convenir quoi qu’il m’en coûte, disent que tout enfant sans famille reconnue est de droit gentilhomme et ils ont raison. C’est métier de gentilhomme que semer des bâtards ; les pauvres gens ont autre chose à faire. Toutes les grandes dames sont des coquines ; voilà mon avis ; quant aux autres, elles ne valent pas mieux.

— Mais à ce compte il n’y aurait pas de femmes honnêtes ? dit l’Olonnais en riant malgré lui de cette singulière profession de foi.

— Peuh ! fit Vent-en-Panne en lâchant une énorme bouffée de fumée, il doit y en avoir, on me l’a dit ; mais quant à moi je n’en ai jamais vu une seule, ou que le ciel m’extermine !

— Vous êtes trop exclusif, capitaine, je vous l’affirme.

— Tu le veux ? Soit, j’y consens ; je suis de bonne composition moi ; il y en a une.

— Bon ! ceci est déjà quelque chose. Laquelle, voyons ? La connaissez-vous ?

— Dieu m’en garde ! mais je la devine. C’est sans contredit celle que tu aimes.

Un éclat de rire général accueillit cette réponse. L’Olonnais rit plus fort que les autres, pour cacher sa rougeur.

— Vois-tu, garçon, reprit Vent-en-Panne avec bonhomie, tu es jeune ; eh bien ! crois-moi, méfie-toi de l’amour. C’est une maladie terrible que je ne saurais mieux comparer qu’à la rage. Tout homme convaincu d’être amoureux devrait être tué raide. Ce serait lui rendre un immense service, en l’empêchant de devenir idiot et de commettre une foule de sottises, plus graves et plus compromettantes les unes que les autres.

— Il me semble, capitaine, que vous tenez les femmes en assez médiocre estime, fit le jeune homme en riant.

— Moi ! s’écria le boucanier ; dis donc que je les déteste ! Ces sottes femelles ne sont sur terre que pour notre malheur.

— Il serait cependant difficile de s’en passer absolument.

— Bah ! on trouverait un autre moyen et tout le monde y gagnerait, crois-le bien. Mais assez sur ce sujet. J’ai quelque chose à te dire de sérieux. Ces femelles m’agacent tellement, seulement quand j’y pense, qu’elles me font oublier même mes affaires.

— Bon ! repartit légèrement le jeune homme, c’est un parti pris de votre part de dénigrer les femmes ! je suis sûr qu’avant un an vous serez marié vous-même.

— Moi ! Corbieu ! j’aimerais mieux cent fois être pendu par ces brutes de Gavachos ! s’écria-t-il avec énergie. Mais revenons à ce que je voulais te dire, ajouta-t-il plus doucement.

— Je vous écoute, capitaine.

Pitrians et son frère causaient entre eux avec une grande animation sans prêter aucune attention à ce que Vent-en-Panne et l’Olonnais se disaient.

Le boucanier reprit après un instant de profonde méditation.

— Nous sommes du même pays ou à peu près ; je suis de Luçon. Tu connais Luçon, hein ?

— Pardieu ! c’est la ville la plus crottée et la plus ennuyeuse que j’aie jamais vue !

— C’est cela même, dit en riant le boucanier. Je ne sais pourquoi, mais je veux que le diable m’emporte si je ne me suis pas pris pour toi d’une vive amitié.

— Vous me rendez heureux en me parlant ainsi, capitaine ; la même chose m’est arrivée à moi-même quand je vous vis pour la première fois.

— Vrai ? s’écria joyeusement le boucanier.

— Sur l’honneur, capitaine.

— Merci. Mais à propos, fais-moi le plaisir de me parler comme je te parle et me dire tu et frère, et non capitaine, car je pourrais t’en rendre autant et mieux encore. Je suis une espèce d’ours, moi ; je vis toujours seul, eh bien ! je ne sais ni pourquoi ni comment il me vient une envie extrême de t’avoir pour matelot. Veux-tu être mon matelot, dis, l’Olonnais ?

— Vous me faites… mais se reprenant aussitôt sur un geste de Vent-en-Panne, tu me fais le plaisir le plus grand, veux-je dire ; tu me causes la joie la plus vive que jamais j’aie ressentie ; c’est mettre le comble à toutes tes bontés que de me faire une telle proposition !

— Alors tu acceptes ?

— Certes ! plutôt mille fois qu’une !

— C’est donc entendu ! Embrasse-moi, matelot !

— Oh ! de grand cœur !

Les deux hommes tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

— Mais ce brave Pitrians, le crocodile, fit en riant l’Olonnais, c’est mon plus ancien ami.

— Qu’importe cela ! il le sera toujours ; seulement nous, nous serons matelots.

— Ne t’inquiète pas de moi, l’Olonnais, lui dit alors son ancien compagnon qui justifiait son nouveau surnom en pleurant comme un veau ; mon frère et moi nous venons de nous amateloter. Je lui devais la préférence, pas vrai ? Mais c’est égal, toi et moi nous serons toujours de bons et véritables amis.

— Oui, dit Pitrians senior d’une voix lugubre, c’en est fait, Vent-en-Panne, le petiot est mon matelot.

— Tu as eu raison de le prendre, frère ; je l’ai vu à l’œuvre, c’est un homme, tu peux être tranquille.

— Tu me fais grand plaisir en me disant cela, Vent-en-Panne. Comme depuis que je cause avec lui le petiot semble changé en fontaine, j’avais peur qu’il ne fût qu’une poule mouillée.

Le frère de la Côte débita cette plaisanterie terminée par un ébrouement qui voulait être un rire, d’un ton à faire frissonner l’homme le plus brave.

— Maintenant à nous deux, l’Olonnais, reprit Vent-en-Panne, d’un air de bonne humeur.

— À tes ordres, matelot.

— Je dois t’instruire de tes devoirs, car probablement tu ne te doutes pas le moins du monde de ce que nous entendons pas être matelots.

— Je suppose que c’est être amis, s’aimer comme des frères. Pour moi, ce sera très-facile : je t’avoue que je t’aime comme si je te connaissais depuis vingt ans.

— Merci, moi de même. Mais tu n’y es pas quoiqu’il y ait un peu de ce que tu dis. Tu vas voir ; c’est très-simple.

— Parle, frère ; je suis tout oreilles.

— Écoute donc et profite. Le matelotage est une des plus sérieuses institutions de la flibuste. Il a été créé par les premiers frères de la Côte dans le but de nous réunir en un faisceau compact et fraternel. Lorsqu’une expédition est formée, le premier soin des flibustiers est de s’amateloter deux par deux afin de s’aider et de se secourir au besoin. S’il n’en était pas ainsi, nos instincts de bêtes fauves prendraient le dessus, notre avarice et notre intérêt personnel nous domineraient et nous serions seulement un ramassis de brigands sans foi ni loi, essayant continuellement de nous voler et de nous assassiner et par conséquent, incapables d’accomplir de grandes choses ; il fallait porter remède à ce mal mortel, qui aurait amené la destruction de notre association ; grâce au matelotage il fut coupé dans sa racine.

— Voici qui me paraît très-intéressant.

— Plus encore que tu ne le crois. Être matelots c’est n’être qu’un seul homme en deux corps, une seule âme, une même pensée ; confondre ses amitiés et ses haines ; en un mot mettre tout en commun, ne conserver aucun secret l’un pour l’autre, partager fraternellement gloire, fortune, misères, douleurs, sans envie et sans reproches.

Un flibustier ne peut, sous peine d’infamie, abandonner son matelot en péril ; il doit combattre pour lui, le soigner s’il est blessé, le porter sur ses épaules pendant les marches ; mourir avec lui si la circonstance l’exige, plutôt que de le laisser tomber aux mains de l’ennemi ; et tout cela sans discussion comme sans hésitation. Ce que veut faire l’un, l’autre doit le vouloir, et faire réussir si cela lui est possible les projets de son matelot, quand même ces projets contrarieraient ceux que lui-même aurait conçus. En un mot chacun de ces deux hommes est tenu de faire abnégation complète de tout sentiment personnel au profit de l’autre. Quant aux querelles, elles sont formellement interdites et ne peuvent être vidées qu’à la fin du matelotage ; tant qu’il dure il est défendu de se témoigner même la plus légère aigreur en paroles. Tu m’as bien compris, n’est-ce pas, matelot ?

— Oui, matelot. Tout ce que tu m’as dit est maintenant gravé non pas dans ma mémoire mais dans mon cœur.

— Et tu acceptes ces conditions ?

— Toutes, sans hésitation.

— Maintenant il ne nous reste plus qu’à fixer le temps de notre matelotage. Quelle en sera la durée ? je te laisse libre d’en marquer toi-même l’époque.

— Tu m’y autorises franchement ?

— Certes, et même je t’en prie.

— Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, reprit l’Olonnais en lui tendant la main, je désire que notre matelotage ne finisse qu’à la mort de l’un de nous. À toi maintenant à me répondre. Vent-en-Panne lui serra la main.

— J’accepte, matelot, dit-il avec émotion. Je t’avais bien jugé ; tu es un brave cœur.

— Et le rude boucanier se détourna pour essayer une larme qui, sans qu’il comprît pourquoi, mouillait sa paupière.

Après avoir vidé son verre et rallumé sa pipe pour se donner une contenance, il reprit :

— Il va sans dire que tu accrocheras ton hamac ici. Quant à de l’argent je ne t’en parle pas, fit-il, en riant, tu es cousu d’or. Je te montrerai l’endroit où je serre mes piastres et mes onces espagnoles ; quand tu auras dépensé ce que tu as, tu puiseras dans le tas à ta guise.

— Merci, fit simplement l’Olonnais.

— Tu n’as pas d’engagés. Il t’en faut au moins deux. Demain commence la vente des passagers du vaisseau de la Compagnie.

Le Coq ?

— Oui, et comme tu connais ces braves gens, tu feras plus facilement ton choix. Tu en achèteras deux.

— Excuse-moi, matelot, je connais ces braves gens, c’est vrai ; d’autant plus que ce matin encore j’étais moi aussi dans la même situation qu’eux.

— Eh bien ?

— Eh bien ! je t’avoue qu’il me répugnerait de faire un choix parmi eux ; j’aurais l’air d’insulter à leur malheur.

— Ce sentiment est honorable, je l’approuve ; mais moi qui ne suis pas dans les mêmes conditions que toi, je ferai l’achat pour mon compte. Cependant comme je veux respecter ta juste susceptibilité, je te céderai deux de mes engagés. Cela te convient-il ?

— Parfaitement.

Vent-en-Panne frappa sur un gong.

Tributor parut.

— Dis à Barbenoire et à Mouffetard de se rendre ici en double.

Les deux engagés entrèrent presque immédiatement.

— Écoutez-moi, garçons, leur dit le boucanier : à partir d’aujourd’hui l’Olonnais et moi nous sommes matelots ; il n’a pas d’engagés, je vous cède à lui ; j’espère que votre conduite ne lui laissera rien à désirer ; d’ailleurs, comme je ne vous perdrai pas de vue, je vous surveillerai. Ainsi, voilà qui est entendu, vous n’êtes plus mes engagés mais ceux de l’Olonnais ; veillez au grain, garçons. Et maintenant allez au diable, je n’ai plus rien à vous dire.

Les deux engagés se retirèrent moitié tristes, moitié gais ; mais comme ils savaient qu’ils ne quitteraient pas leur premier maître, cela les consolait un peu.

— Ce sont de braves gens, dit Vent-en-Panne, seulement ils ont besoin d’être surveillés ; Mouffetard surtout. En les tenant un peu sévèrement, tu en feras ce que tu voudras.

En ce moment Tributor rentra dans la salle ; un valet vêtu d’une riche livrée le suivait.

— Cet homme demande le capitaine l’Olonnais, dit l’engagé.

— C’est moi, répondit le jeune homme.

Le valet le salua respectueusement et lui remit une large lettre au cachet armorié en lui disant :

— De la part de sa seigneurie le duc de la Torre.

L’Olonnais tressaillit et prit la lettre d’une main tremblante.

— Mon maître m’a ordonné d’attendre la réponse de monsieur le capitaine, reprit le valet ; il suffira que cette réponse soit verbale.

— Tributor, aie soin que ce brave garçon ne manque de rien, dit Vent-en-Panne.

Le valet salua et sortit en compagnie de l’engagé.

— À présent voyons la mission du noble duc, fit gaiement le boucanier.

L’Olonnais décacheta la lettre et la lut à haute voix après l’avoir parcourue des yeux.

— Écoutez, frères, dit-il.

Voici ce que contenait la lettre :

« Monsieur le Capitaine,

« Depuis que j’ai quitté le navire le Coq, je n’ai pas eu l’avantage de vous voir. Dans quelques jours, très-probablement, M. d’Ogeron me fournira les moyens de me rendre au Mexique où je suis attendu. Je serais désespéré de quitter Léogane, sans doute pour toujours, avant que d’avoir pu vous exprimer toute la reconnaissance que ma famille et moi nous avons conservé dans notre cœur pour les éminents services que vous et votre lieutenant, M. Pitrians, nous avez rendus, et les soins dont vous nous avez entourés pendant la traversée de Dieppe à Léogane. Vous nous comblerez de joie, monsieur le capitaine, si vous consentez vous et M. Pitrians à accepter l’invitation que j’ai l’honneur de vous faire de venir sans cérémonie, comme vous faisiez sur le Coq, dîner chez moi. Nous serons presque en famille. Il vous suffira de dire oui au serviteur qui vous remettra cette lettre pour nous rendre tous heureux.

« Croyez, monsieur le capitaine, à la vive sympathie et à la profonde reconnaissance
« de votre ami et sincèrement dévoué,
« Don Blas Sallazar y Fonseca, comte de Médina del campo, duc de la Torre.
« Léogane, 9 septembre 1674.

« P. S. — Nous vous attendons ainsi que M. Pitrians, votre ami, à six heures précises au plus tard. Nous serions très-heureux de vous voir auparavant. »


— Mais il est charmant, cet hidalgo ! dit Vent-en-Panne en riant.

— Et il possède une kyrielle de noms, ajouta le lugubre Pitrians, qui, mis à la suite les uns des autres, font un très-bon effet et préviennent en sa faveur.

— Que faut-il répondre ? demanda l’Olonnais.

— Pardieu ! que tu iras ! cela ne fait pas de doute.

Le jeune homme jeta un coup d’œil sur ses vêtements.

— Coquet ! fit le boucanier toujours riant ; rassure-toi, rien ne te manquera.

L’Olonnais sourit en lui tendant la main.

Tributor fut appelé ainsi que le valet du duc.

— Mon ami, dit l’Olonnais au serviteur, M. Pitrians et moi, nous aurons l’honneur de nous rendre à l’invitation que nous adresse monsieur le duc de la Torre.

Le valet salua et sortit.

La conversation recommença, mais cette fois elle devint générale.

On causait, on riait, on fumait du meilleur cœur, lorsque la porte s’ouvrit et Montbarts entra.

Deux engagés chargés de paquets et deux autres conduisant chacun trois jeunes chiens en laisse l’accompagnaient.

Les engagés demeurèrent sur le seuil de la porte.

Quant à Montbarts, après avoir salué les quatre hommes d’un : « Bonjour, frères, » il prit sans cérémonie place auprès d’eux, se versa une rasade qu’il but d’un trait, prit une pipe, la bourra et, après l’avoir allumée et s’être enveloppé d’un nuage de fumée, il se décida enfin à expliquer les motifs de sa présence.

Nous noterons en passant ce fait caractéristique de l’étrange association des Frères de la Côte :

Aucune maison ne fermait ; tout flibustier, que le maître y fût ou n’y fût pas, avait le droit d’entrer, de se faire servir par les engagés ce que bon lui semblait et même d’y demeurer tout le temps qu’il lui plaisait, sans que jamais le propriétaire le trouvât mauvais, ou fit même la plus légère observation à son hôte sur la durée de son séjour.

C’était l’hospitalité antique dans toute son extension ; sans phrases et sans ostentations ; la seule vraie, la seule bonne.

Du reste, jamais un frère de la Côte n’abusait de l’hospitalité, non pas qu’on lui donnait, mais bien qu’il s’offrait ainsi à soi-même ; il était au contraire d’une discrétion et d’une délicatesse extrêmes. Sans doute il songeait que ce qu’il faisait chez un autre, n’importe lequel des associés le faisait ou du moins le pourrait faire au même moment chez lui : de là cette retenue.

— Frères, dit Montbarts entre deux bouffées de fumée, vous voyez en moi, non pas un ambassadeur, le mot est trop ambitieux, mais un délégué du Conseil des Douze.

— Bah ! s’écrièrent les autres.

— Ma foi oui, reprit-il. Ainsi veuillez je vous prie me traiter avec tout le respect et le sérieux que la circonstance exige. À votre santé ! ajouta-t-il.

— À la tienne, répondirent les boucaniers.

— Veux-tu de la musique ? demanda Vent-en Panne avec un grand sérieux.

— Merci, c’est inutile. Vrai ! c’est à mourir de rire ! les membres du Conseil ont pris la chose au tragique ; ils ne tarissent pas sur le compte de nos nouveaux frères l’Olonnais et le Crocodile.

— Vrai !

— Positivement, c’est à faire dresser d’admiration les cheveux sur la tête. J’aurais voulu te voir là, Pitrians, et toi aussi Vent-en-Panne.

— Bast ! on est mieux ici.

— Je le crois sans peine. D’ailleurs tu es philosophe, toi, Vent-en-Panne. C’est connu.

— L’aurea mediocritas, je ne connais pas cela.

— Farceur ! tu roules sur des millions. Tu me fais l’effet de Sénèque écrivant son traité du Mépris des Richesses sur une table d’or. Tu as raison après tout.

— Comment s’est terminé la réunion du Conseil ?

— Quant à cela, je l’ignore. Dès qu’on m’a eu donné la mission que j’accomplis si bien en ce moment, je me suis sauvé à toutes jambes.

— Je te reconnais bien là, poltron, dit Pitrians.

— Poltron tant que tu voudras ; je ne me sentais pas le courage d’écouter plus longtemps les divagations de notre ami Bras-de-Fer. Ce brave garçon a l’éloquence lugubre. Pour ces choses-là je suis poltron par prudence, afin de ne pas commettre l’incongruité de m’endormir au nez de l’orateur. Au diable ! les discours de Bras-de-Fer ! S’il parlait auvergnat encore, mais il essaye malheureusement de faire ses discours en français et alors on n’y comprend plus rien du tout ; c’est épouvantable !

Un rire homérique accueillit cette saillie.

— Riez ! riez, mauvais cœurs ! je voudrais bien vous y voir ! reprit Montbarts sur le même ton. À présent que je me sens un peu remis des fortes émotions que j’ai éprouvées, laissez-moi m’acquitter de ma mission. Frères, ajouta-t-il en désignant les engagés, ces drôles vous apportent les habits, les fusils, la poudre, le plomb et la chaussure auxquels vous avez droit en votre qualité de Frères de la Côte et que le conseil est convenu de vous donner, plus les venteurs que voilà ; ils sont excellents pour le taureau et l’Espagnol, je les connais. Et maintenant c’est fini. Ouf ! j’ai la langue qui me pèle. À boire ! Vent-en-Panne.

Les Frères de la Côte recommencèrent à boire. Sur un signe de Montbarts les engagés déposèrent leurs paquets, ceux qui conduisaient les venteurs les enfermèrent au chenil et tous se retirèrent.

L’Olonnais était tout joyeux.

— Eh ! matelot ! lui dit en ricanant Vent-en-Panne, tu te plaignais de manquer d’habits pour te rendre à l’invitation du duc de la Torre, voilà ton affaire. Ainsi vêtu, le diable m’emporte ! tu reluiras dans les salons comme un crabe sur le sable. Ce sera magnifique !

— Tu plaisantes, matelot, tu as tort. J’étais inquiet il y a un instant parce que ces vêtements n’arrivaient point. Ce sont eux en effet que je mettrai pour me rendre chez le duc. Je ne suis pas un muguet, moi, ni un coureur de ruelles ; je serais ridicule avec vos flamboyants habits à paillettes qui n’ont pas été faits pour moi et prêteraient à rire à mes dépens. Je suis un franc marin ; toute ma vie s’est passée sur mer ; j’ai été bercé par la tempête, ma peau s’est gercée et tannée aux caresses incessantes de l’eau salée, mon teint s’est bruni au souffle violent du vent du nord, la terre n’est pour moi qu’un accident ; j’ignore ses usages et ne veux pas les connaître. De plus j’ai l’honneur d’être Frère de la Côte. Quel plus bel uniforme pour se rendre chez un Espagnol que celui de boucanier ! et contraindre ce Castillan hautain, ce vice-roi du Pérou, cet homme, presque un souverain, qui commande à des millions d’hommes, à s’incliner avec respect devant l’un des membres de cette association puissante dont le nom seul glace de terreur tous ses compatriotes et cause de si terribles insomnies à son maître le roi d’Espagne et des Indes ! Je te remercie, matelot, de l’offre que tu m’avais faite, mais je ne puis l’accepter. Voilà le seul vêtement qui me convienne, ajouta-t-il en le dépliant, et le seul que je porterai ce soir et toujours.

— Bravo ! s’écrièrent les boucaniers avec enthousiasme.

— Je ne sais, le diable m’emporte ! où ce démon-là va chercher tout ce qu’il dit, fit Vent-en-Panne avec un sourire joyeux. Cordieu ! matelot ! tu m’as réellement gagné le cœur. Plus je te connais, plus je t’aime.

— Alors nous nous comprenons bien, matelot, répartit vivement le jeune homme, car il m’arrive à moi aussi absolument la même chose.

— Frère, dit Montbarts de cette voix harmonieuse et sympathique qui donnait tant de charme à ses moindres paroles, si je n’avais compris déjà que vous êtes le matelot de Vent-en-Panne, j’aurais sollicité de vous l’honneur d’être le vôtre. Et il ajouta avec un accent profond en lui tendant la main : Si nous ne sommes pas matelots nous serons amis, n’est-ce pas ?

— Je n’ai encore rien fait pour mériter tant d’honneur, répondit le jeune homme en pressant chaleureusement la main de Montbarts ; mais bientôt je vous prouverai, je l’espère, frère, que je suis digne de cette amitié que vous daignez m’offrir et que j’accepte avec joie.

— Décidément, Vent-en-Panne, reprit Montbarts en souriant, tu as eu la main heureuse, ton matelot est charmant. Pour ma part j’en raffole. Je pardonne à Bras-de-fer ses interminables discours.

Quelques instants plus tard les flibustiers se séparèrent.

Vent-en-Panne et l’Olonnais demeurèrent seuls.