Les rois de l'océan : L'Olonnais/14

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E. Dentu (1p. 291-309).
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XIV

COMMENT VENT-EN-PANNE ET L’OLONNAIS EURENT UNE EXPLICATION ET CE QUI S’EN SUIVIT

Plusieurs heures s’étaient lentement écoulées depuis que l’Olonnais avait terminé son récit ; la nuit tirait à sa fin, l’aube commençait à faire pâlir la lueur rougeâtre de la lampe qui éclairait la chambre du malade ; pas une parole n’avait été échangée entre les deux matelots.

L’Olonnais étendu sur son lit, la tête tournée du côté du mur, demeurait immobile comme s’il eût été endormi.

Peut-être l’était-il en effet. Le long récit que son ami l’avait contraint à lui faire, en ravivant toutes les douleurs depuis si longtemps enfouies au fond de son cœur, l’avait plongé dans une prostration extrême qui semblait avoir, sinon anéanti, du moins paralysé temporairement ses forces.

Vent-en-Panne, appuyé sur le rebord de la fenêtre ouverte, laissait errer sans but ses regards sur l’immense panorama qui se déroulait devant lui ; et dont les accidents divers, agrandis et déformés par les rayons blafards de la lune, prenaient les apparences les plus fantastiques et les plus étranges ; le bruit monotone et continu des flots brisant sur les galets, semblait par sa mélancolique mélodie, accompagner les tristes et sombres pensées, bouillonnant dans l’esprit bourrelé du vieux frère de la Côte.

Cinq heures furent piquées à bord d’un navire mouillé en rade, et presque aussitôt répétées sur tous les autres.

Vent-en-Panne tressaillit, il passa nerveusement sa main sur son front moite d’une sueur glacée, se retira de la fenêtre, la ferma ; et se tournant vers son ami :

— Dors-tu, matelot ? lui demanda-t-il après l’avoir silencieusement examiné pendant quelques minutes.

— Non, matelot ; répondit aussitôt le jeune homme, en se retournant, je suis éveillé.

— Depuis longtemps ?

— Mes yeux ne se sont pas fermés une seconde, de toute cette nuit.

— C’est comme moi, murmura Vent-en-Panne.

— Pourquoi ne t’es-tu pas couché ? demanda le jeune homme, qui avait entendu.

— Je ne me suis pas senti envie de dormir ; et puis pourquoi ne te l’avouerai-je pas ? tout ce que m’as dit m’a très-impressionné, et m’a donné fort à réfléchir.

— Ah ! fit le jeune homme d’une voix distraite, que démentait l’éclat de son regard.

— Oui ; comment te sens-tu ?

— Bien.

— Cette longue insomnie ne t’a pas fatigué ?

— Loin de là, matelot ; il me semble au contraire que je suis complétement guéri ; l’air rafraîchissant de cette fenêtre ouverte a calmé ma fièvre ; ma tête est froide, mes idées nettes et claires ; je sens mes forces renaître, ma respiration soulève régulièrement ma poitrine sans me causer la moindre douleur ; j’ai faim, ajouta-t-il en souriant, tu vois que je suis guéri.

— En effet, dit Vent-en-Panne d’un ton de bonne humeur ; tant mieux, matelot, cette nouvelle me ragaillardit ; ainsi tu vas te lever ?

— Pardieu ! après nous déjeunerons ; et puis, si cela ne te contrarie pas trop, nous irons de compagnie faire une longue promenade dans la Savane ; j’ai hâte de respirer l’air embaumé des grands bois ; cela complètera ma guérison.

— À la bonne heure ! qu’il soit donc fait comme tu le désires ; quelques heures d’exercice te rendront toutes tes forces ; ce soir tu seras redevenu un homme ; je t’avoue, matelot, que j’avais hâte de te revoir debout.

— Est-ce que tu as quelque projet ?

— Peut-être, matelot ; mais il ne s’agit pas de cela, quant à présent ; le soleil ne se lèvera pas avant une demi-heure ; rien ne nous presse, veux-tu que nous causions un peu avant que tu te lèves ?

— Comme il te plaira, matelot ; il s’agit donc d’une affaire sérieuse ?

— C’est selon comment tu la comprendras ; dans tous les cas c’est une affaire entre toi et moi seuls, tu m’entends ?

— Parfaitement, matelot ; file ton loch, je t’écoute.

— Bon ! tu sauras donc sans plus de préambules, que ce que tu m’as dit m’a donné beaucoup à réfléchir ; cela m’a trotté dans la tête pendant toute la nuit.

— Bah !

— Mon Dieu, oui.

— C’est singulier !

— Au contraire, c’est bien simple ; il ne pouvait en être autrement.

— Pourquoi donc ?

— Pour mille raisons.

— Oh ! oh ! fit le jeune homme en se redressant, donne m’en donc une ?

— Tu y tiens ?

— Je t’avoue que cela me fera plaisir.

— Je t’en donnerai cent, si tu veux ?

— Non, une seule me suffira.

— Eh bien, écoute, curieux ; d’abord tu es mon matelot, et tout ce qui te touche m’intéresse.

— C’est vrai, matelot, merci ; ensuite ?

— Ensuite ?

— Oui ; ce n’est pas une raison cela ; ou du moins, elle n’est pas suffisante.

— Hum ! tu es difficile à satisfaire, sais-tu ?

— Je suis comme cela ; reprit l’Olonnais en riant.

— Alors en voilà, non pas une, mais deux autres.

— J’écoute.

— Tu sais que nous sommes pays ?

— C’est vrai, tu es de Luçon, je crois ?

— Des environs ; un petit village, près de Tallemont.

— Je vois cela d’ici, va toujours.

— Or, en qualité de pays et de matelots, nous devons doublement nous intéresser l’un à l’autre.

— Oui, je comprends cela, mais…

— De plus…

— Quoi ?

— À force de penser et de me creuser la tête, je suis parvenu à réveiller mes souvenirs.

— Ah ! fit l’Olonnais, en fixant un regard anxieux sur Vent-en-Panne, et de quoi t’es-tu souvenu, matelot ?

— De ceci : que précisément à l’époque dont tu parles, je me trouvais moi aussi aux Sables d’Olonne.

— Ou aux environs ? demanda le jeune homme en riant.

— Ma foi oui, à peu près ; je faisais alors le grand cabotage, j’étais embarqué comme lieutenant à bord d’un côtier ; trois jours auparavant, nous nous étions réfugiés aux Sables, à cause de la tempête.

— Voilà qui est singulier, murmura l’Olonnais, en regardant Vent-en-Panne en face.

Celui-ci, nous devons le constater, ne parlait pas avec son laisser aller ordinaire ; il cherchait ses mots, semblait tâtonner, comme un homme peu sûr de ce qu’il dit ; parfois même il hésitait, enfin il paraissait bien plus forger une histoire que raconter un fait dont il avait été témoin.

— N’est-ce pas ? reprit-il, et pourtant la chose est ainsi ; cette affaire d’enfant causa beaucoup de bruit dans le pays à cette époque ; on en parla longtemps ; d’autant plus que le docteur Guénaud, était le médecin de la Reine-mère, Anne d’Autriche et de M. le cardinal Mazarin ; les bonnes gens du pays soutenaient qu’un homme, si haut placé que le docteur, ne se serait pas ainsi mêlé d’une affaire comme celle-là, si de grands personnages ne s’y étaient pas trouvés compromis ; les langues marchèrent un train du diable ; chacun essayait de percer le mystère.

— Et on découvrit ?

— Rien du tout.

— Comment rien ?

— Absolument rien ; tu arrives de France, par conséquent tu sais quelle puissance d’investigation possèdent les provinciaux, quand il s’agit de découvrir un secret, pouvant perdre l’honneur où la réputation d’un ami où d’un voisin ! Eh bien ! tous leurs efforts furent inutiles, les combinaisons les plus machiavéliques, et Dieu sait ce que l’on inventa ! demeurèrent sans résultats. Il fut constaté que dans un réseau de trente lieues à la ronde, pas une seule femme n’avait accouché cette nuit-là. Le docteur était venu directement de Paris aux Sables, sans s’arrêter nulle part. Et puis, ce qui confondit tous les calculs, c’est que tu étais né depuis à peine une heure, quand tu fus confié, par le docteur, aux pauvres gens qui se chargèrent de toi.

— Tout cela est vrai ; murmura l’Olonnais devenu pensif.

— C’était un écheveau véritablement embrouillé par le diable, reprit Vent-en-Panne ; il y avait de quoi donner, de désespoir, sa langue aux chiens ; ce que malheureusement se gardèrent bien de faire les curieuses commères des Sables.

Le jeune homme demeura un instant la tête basse ; il réfléchissait profondément.

Vent-en-Panne l’observait, ou plutôt l’épiait à la dérobée.

— Et toi, matelot, demanda l’Olonnais en relevant la tête, et fixant son clair regard sur le flibustier, tu n’as rien appris de plus ?

— Peut-être ai-je découvert quelque chose, fit-il en hochant la tête.

— Ah !

— Oui, mais ce que j’ai su, ne pourra te servir à rien.

— Qui sait ? dis toujours ?

— Tu le veux ?

— Je t’en prie ; tu comprends combien cette affaire m’intéresse ?

— C’est juste ; tu sauras donc que cette nuit-là, le vent soufflait en foudre ; le navire que je montais était vieux ; l’ancrage où il se trouvait était mauvais, de sorte que l’inquiétude me tenait éveillé ; vers minuit ou une heure du matin, j’étais penché sur l’avant, en train d’examiner le câble pour m’assurer qu’il tenait toujours et que nous ne chassions pas, lorsque, tout à coup, j’aperçus un grand lougre noir, aux voiles rouges, portant un fanal à l’avant ; malgré le vent et la mer, il entrait dans la baie, et courait aussi légèrement sur le dos des lames, que s’il eût navigué sur un lac, sans un souffle de brise. Il y avait quelque chose d’effrayant dans les allures de ce sombre bâtiment, à bord duquel on n’apercevait personne ; où l’on ne voyait d’autre lumière, que celle de l’habitacle et du fanal allumé à son avant, glissant comme un fantôme, à travers les navires mouillés sur la rade, et dont la plupart étaient presque en perdition.

— Quel était donc ce navire ?

— Personne ne l’a jamais su ; il alla non pas mouiller, mais se ranger audacieusement bord à quai ; puis il fit des signaux, auxquels on répondit d’une maison de la ville.

— Eh bien, cette maison ?

— Attends ; cette maison passait pour être hantée, personne n’aurait osé l’habiter. Elle était déserte ; d’ailleurs vers quatre heures du matin, le lougre inconnu largua son amarre, remit sous voiles, et au même instant cette maison s’alluma comme un phare. Au matin, ce n’était plus qu’une ruine fumante ; un monceau de cendres chaudes encore, mais que l’on fouilla vainement ; toutes les traces de ce qui s’était accompli pendant la nuit avaient été consumées.

— Et le navire ?

— Il était parti, comme il était venu ; personne ne le connaissait, personne ne le revit jamais ; il avait disparu sans laisser de traces.

Le jeune homme pencha tristement la tête sur la poitrine, et s’abîma dans ses pensées.

Il y eut un long silence entre les deux hommes.

Vent-en-Panne bourra mélancoliquement la pipe neuve, destinée à remplacer celle cassée quelques heures auparavant, et l’alluma.

Enfin l’Olonnais releva la tête.

— C’est tout ? demanda-t-il.

— Tout ! répondit le flibustier entre deux bouffées de fumée et en hochant la tête.

— Et jamais tu n’as cherché à savoir ?

— Jamais ! à quoi bon me mêler d’une affaire qui ne me regardait pas ? n’avais-je pas assez des miennes ?

— C’est juste.

Il y eut un nouveau silence.

— Matelot… reprit l’Olonnais au bout d’un instant.

— Que me veux-tu ?

— T’adresser une question.

— Parle.

— Tu me répondras ?

— Sur l’honneur.

— Pourquoi m’as-tu raconté cette histoire ?

— Parce qu’elle est vraie.

— Tous ces détails sont exacts ?

— De la plus rigoureuse exactitude.

— Tu en as été témoin ?

— Ces faits ce sont passés devant moi.

— Merci, matelot : dit-il en lui tendant la main ; mais ce n’était pas la peine de chercher ainsi dans tes souvenirs, et peut-être de raviver d’anciennes blessures ; je ne suis pas un enfant qui se livre à de faux mirages, mais un homme accoutumé à souffrir.

— Que veux-tu dire, matelot ? je ne te comprends pas ?

— Alors je m’expliquerai, reprit-il avec tristesse ; je t’ai remercié, parce que en me parlant ainsi que tu l’as fait, ton intention était bonne ; tu as voulu me prouver la folie de mon amour ; me donner d’une manière détournée le conseil d’y renoncer, en me faisant voir clairement que le mystère dont ma naissance est enveloppée ne se dissipera jamais ; que toujours je serai un misérable, sans nom, sans famille, sans patrie ; que du fond de l’ignominie où je suis plongé sans espoir d’en sortir, à moins d’un miracle impossible, je suis un insensé d’oser lever les yeux sur la fille d’un homme que sa noblesse et sa fortune ont presque assis sur les marches d’un trône.

— Matelot ! s’écria Vent-en-Panne.

— Tout cela, et plus encore, je me le suis dit, matelot, continua le jeune homme avec un sourire navrant ; jamais, sache-le bien, je ne me suis fait la plus légère illusion sur le sort réservé à cet amour ; j’aime cette jeune fille, comme un avare aime son trésor, pour l’adorer et la contempler à distance ; pour m’enivrer des sourires quelle sème sur son passage, des parfums qui s’exhalent de sa personne, du son harmonieux de sa voix qui me cause des éblouissements. Oui, tout cela est vrai ; cet amour, c’est ma vie, c’est ma force ; mais je l’aime sans espoir, parce que je sais qu’elle ne sera jamais à moi ; que, quoi que je fasse, une barrière infranchissable s’élève entre nous et nous séparera toujours ; que, du sommet où elle plane radieuse, elle ne peut m’apercevoir, moi infime, perdu aux derniers rangs de ceux qui l’admirent ; je sais tout cela et je l’aime ! je l’aime ! que te dirai-je de plus ?

Vent-en-Panne se leva, fit deux ou trois tours dans la chambre avec agitation, essayant de maîtriser l’émotion poignante qui lui serrait la gorge ; enfin lorsqu’il se crut assez calme pour répondre froidement, il se rapprocha du jeune homme, lui prit la main, et la serrant dans la sienne, avec une tendresse réellement paternelle :

— Tu t’es trompé sur le sens que je donnais à mes paroles, matelot, lui dit-il d’un ton de doux reproche ; nous autres frères de la Côte, désespérés de la civilisation du vieux monde, nos pensées ne peuvent ni ne doivent plus être celles que nous avions en Europe. Nous sommes venus ici pour retremper nos cœurs flétris par la souffrance et la douleur des temps passés ; le désespoir ne nous est plus permis ; il ne saurait exister pour nous ; le seul bien qui nous reste, souviens-toi de cela, c’est l’espoir ! Toute plaie peut se guérir, toute douleur s’oublier ; seules la trahison et la lâcheté ne s’oublient pas. Tu n’as point de famille ? tous ici, nous sommes comme toi ; que signifie un nom quand on a un noble cœur ? tu aimes et tu te plains ? enfant ingrat, le plus grand bonheur qui pouvait t’arriver était d’éprouver cet amour, pur, désintéressé, vivace, pour un être immaculé, que tu crois ne jamais pouvoir atteindre ; cet amour, c’est ta foi, ton égide ; c’est lui qui t’empêchera de te laisser dominer par tes passions et de t’avilir ; c’est lui seul qui te fera accomplir de grandes choses, et illustrer ce surnom dont tu te feras une auréole grandiose, qui attirera sur toi l’attention et l’admiration de tous ! tu es un enfant perdu ? soit. Eh bien que signifie cela ? qui te prouve que malgré les ténèbres dont ta naissance est enveloppée, ces ténèbres ne se dissiperont pas un jour ? et alors, ajouta-t-il avec un indicible sentiment de mélancolie, peut-être regretteras-tu d’avoir retrouvé cette famille, vers laquelle tu espères aujourd’hui, et rejetteras-tu loin de toi avec mépris ce nom que tu ambitionnes pour reprendre le modeste, mais si honorable surnom que tu portes aujourd’hui, et que tu auras fait glorieux ?

Le jeune homme secoua tristement la tête à plusieurs reprises.

— Non, matelot, dit-il avec découragement, je ne crois pas à ces éblouissants mirages ! C’est en vain que tu essaies de ressusciter un cadavre ; mon parti est pris ; ma vie entière se résume en ces trois mots : « souffrir sans espérer ; » pourquoi essayer de faire luire devant mes yeux ces radieuses folies ? j’aime ma douleur, je ne veux pas être consolé ; parce que ma vie n’aurait plus de but.

— Et quel est ce but ? voyons, entêté que tu es ! s’écria Vent-en-Paune avec une impatience fiévreuse.

— Me dévouer pour celle que j’aime, à chaque heure, à chaque seconde, sans que jamais elle se doute qu’il y a près d’elle, perdue dans la poussière, une créature humaine, ne vivant que pour elle, sans ambitionner d’autre récompense que de la savoir heureuse, même avec un autre amour ! s’écria-t-il avec élan. Comprends-tu maintenant, matelot, la portée de mon dévouement et jusqu’à quel point je fais abnégation de moi-même !

Vent-en-Panne regarda un instant le jeune homme avec une stupéfaction profonde.

— C’est bien, dit-il enfin d’une voix sourde, si cette femme que tu aimes ainsi, et que je ne connais pas encore, est réellement telle que tu me l’as dépeinte, s’il n’existe entre vous d’autres différences que celles du nom et de la fortune, je te le jure, tu l’épouseras !

L’Olonnais à ces mots fit un bond de panthère, la poitrine haletante, les traits enflammés, il s’élança vers Vent-en-Panne, sombre, immobile au milieu de la pièce.

— Prends garde, matelot ! s’écria-t-il ; prends garde à ce que tu viens de dire ! j’étais résigné, je courbais humblement la tête, je ne demandais rien, et maintenant…

— Maintenant, je te le répète, s’il n’existe pas d’autres empêchements que ceux que je t’ai signalés, tu l’épouseras !

— Oh ! s’écria le jeune homme en cachant sa tête dans ses mains.

Et succombant à son émotion, il tomba à la renverse sur son lit.

Mais cette syncope fut courte, le jeune homme reprit presque aussitôt ses sens.

— Sois fort dans la joie, comme tu l’as été dans la douleur, lui dit doucement Vent-en-Panne ; l’homme énergique ne se laisse jamais surprendre ; espère, te dis-je, et souviens-toi, ajouta-t-il avec une émotion étrange chez un pareil homme, que tu as un ami, presque un père.

— Oh ! oui, oui ! un père ! s’écria le jeune homme en fondant en larmes.

Un doux et mélancolique sourire errait sur les lèvres pâlies du frère de la Côte ; sans répondre, il ouvrit les bras à l’Olonnais qui se précipita sur sa loyale poitrine, et cacha en sanglotant sa tête dans son sein.

Les deux hommes demeurèrent longtemps embrassés, confondant leurs larmes et leurs caresses, puis Vent-en-Panne repoussa doucement son jeune compagnon et le replaça sur son lit, sans que celui-ci essayât la moindre résistance.

— Maintenant que nous nous entendons, car nous nous entendons, n’est-ce pas ? dit le flibustier.

— Oui, oh ! oui, mon ami, mon père ! répondit le jeune homme avec âme.

— Maintenant, continua le flibustier, toute explication devient inutile entre nous ; il n’est plus nécessaire de revenir sur ce sujet, compte sur moi dans l’occasion, comme de mon côté, je compterai toujours sur toi.

— Je te le promets.

— Je reçois ta parole, matelot ; des hommes comme nous savent ce qu’ils valent réciproquement et s’entendent à demi-mot ; laisse-moi faire, tu t’en trouveras bien.

— Je t’obéirai en tout.

— J’y compte ; le soleil se lève : dans dix minutes, il fera grand jour ; te sens-tu assez fort pour quitter ce lit, sur lequel, à mon avis, tu es resté étendu trop longtemps ?

— Je souffrais, j’étais lâche ; à présent j’espère : quoi ? Je n’ose le dire encore ; mais cet espoir me rend heureux ; je me sens fort. Plus de honteuses faiblesses, me voici redevenu un homme, quoi qu’il advienne, compte sur moi, matelot.

— Bien, matelot ; voilà comme j’aime à te voir ; habille-toi ; à propos, je n’ai pas besoin, n’est-ce pas, de t’avertir que tout e que nous avons dit cette nuit, doit mourir entre nous.

— Soit tranquille, je l’ai déjà oublié ; répondit l’Olonnais avec un fin sourire.

— À la bonne heure, reprit Vent-en-Panne sur le même ton ; il y a plaisir avec les gens qui comprennent à demi-mot. Hâte-toi, après déjeuner nous sortirons.

Les engagés furent très-surpris, quand ils virent l’Olonnais déjeuner de bon appétit, en véritable convalescent, et boire rasade sur rasade sans en paraître incommodé !

Vent-en-Panne souriait.

— Que faisons-nous ? demanda le jeune homme en se renversant sur son siège, lorsque la dernière bouchée fut mangée, le dernier verre vidé rubis sur l’ongle.

— Donc tu te sens fort et disposé à la promenade ? dit le flibustier.

— Extraordinairement ! répondit en riant le jeune homme.

— Eh bien, si tu veux, nous chasserons toute la journée ; la chasse est un exercice salutaire.

— Va pour la chasse !

Vent-en-Panne ordonna à Tributor, à Six-Deniers et à Mouffetard de prendre leurs armes pour les accompagner ; puis les deux flibustiers s’équipèrent, et dix minutes plus tard, suivis des trois engagés et de deux venteurs, il quittèrent la maison.

À l’époque où se passe notre histoire, le Port de Paix ne faisait que de naître à la vie sociale ; c’était plutôt un camp retranché, qu’une ville régulière ; les derniers contreforts des forêts vierges, venaient mourir à portée de fusil de ses remparts.

Aussitôt qu’on avait franchi les ponts-levis et mis le pied dans la campagne, on se trouvait en plein désert ; toute trace de civilisation disparaissait brusquement pour faire place à la barbarie ; la flore luxuriante de ces magnifiques climats se développait sans entraves, avec son exhubérance grandiose et échevelée ; quelques sentiers étroits, où quatre ou cinq personnes pouvaient à peine marcher de front, couraient sous bois, en formant les plus capricieux méandres, se croisant et s’enchevêtrant, à chaque détours, avec les sentes des animaux sauvages.

Ces chemins, les seuls existant alors, conduisaient, soit à de larges clairières, soit à quelques rares plantations ébauchées, plutôt que sérieusement établies, par certains habitants, qui se risquaient à tenter de faibles essais de culture ; soit aux boucans des chasseurs de taureaux sauvages et de sangliers ; soit enfin, aux autres points de la Côte occupés par les flibustiers, tels que Léogane, Port-Margot, etc, mais ces chemins était peu fréquentés, les flibustiers, préférant de beaucoup la voie de mer.

De plus, il n’était pas prudent de se risquer seul dans ces chemins enfouis au fond des bois ; les Espagnols les parcouraient sans cesse, dans tous les sens, guettant les malheureux qui se hasardaient sans précaution sous le couvert. Parfois même, ils venaient enlever les habitants paisibles jusques sous les canons de la ville ; puis ils fuyaient avec leur proie ; il était presque impossible de rejoindre les ravisseurs dans ce dédale inextricable, où les pas de l’homme ne laissaient qu’une trace aussitôt effacée.

La plus grande partie de la journée s’était écoulée ; les deux flibustiers avaient fait une excellente chasse ; comme ils s’étaient un peu plus avancés, qu’ils n’en avaient eu d’abord l’intention, déjà ils se préparaient à retourner sur leurs pas et à regagner la ville, lorsque tout à coup, au moment où ils allaient se lever, car ils s’étaient assis, depuis une demi-heure, au pied d’un arbre, pour se reposer du violent exercice auquel depuis plusieurs heures ils s’étaient livrés ; lorsque tout-à-coup, disons-nous, ils entendirent plusieurs détonations mêlées à des cris d’angoisse, des appels au secours, des menaces et des malédictions proférées en Espagnol.

— Qu’est cela ? s’écria l’Olonnais en saisissant son fusil, et bondissant sur ses pieds.

— Quelques pauvres diables, que les gavachos ont surpris et qu’ils égorgent ; répondit philosophiquement Vent-en-Panne, en examinant l’amorce de son fusil.

— J’entends des cris de femme ! reprit l’Olonnais.

— Ces drôlesses se fourrent partout ! fit le flibustier de son air tranquille ; cordieu ! celle-là a une belle voix ; elle crie comme un aigle ! Bah ! que nous importe ? à quoi bon nous mêler de ce qui ne nous regarde pas ?

— Comment, ce qui ne nous regarde pas !

— Dame, nous ne connaissons pas ces gens-là, il me semble ?

— Qu’en sais-tu ? puisque nous ne les avons pas vus ? ce sont peut-être de nos amis ?

— Peuh ! cela n’est pas probable.

— Je t’assure, matelot que je suis certain d’avoir reconnu la voix qui appelle si désespérément au secours !

— Alors c’est autre chose ; tu es donc d’avis ?

— De leur porter secours sans perdre un instant.

— Comme tu voudras ; mais souviens-toi qu’on se repent toujours de s’être mêlé des affaires des autres.

— On ne se repent jamais d’avoir fait son devoir.

— Ce que tu dis là est très-beau ; allons ! Dieu veuille que je me trompe !

— Merci, matelot ; dit l’Olonnais en lui serrant la main.

Vent-en-Panne hocha la tête, et s’adressant à ses engagés :

— Attention, dit-il, nous avons changé de gibier ; couplez les chiens ; vous ne les larguerez qu’au bon moment ; en route et silence.

Les cinq Français se dirigèrent alors avec les plus grandes précautions vers l’endroit où les cris et les coups de feu continuaient à se faire entendre.

Après avoir marché pendant sept ou huit minutes, Vent-en-Panne s’arrêta ; ses compagnons l’imitèrent.

Un rideau de feuillage séparait seul les flibustiers des combattants, car la lutte continuait toujours.

Quels qu’ils fussent, les gens assaillis par les Espagnols résistaient avec acharnement.

— Ne bougez pas jusqu’à mon retour ; dit le flibustier, en confiant son fusil à Tributor.

Puis se courbant presque en deux, Vent-en-Panne se glissa comme un serpent au milieu des broussailles, où il disparut presque aussitôt.

L’absence du flibustier fut courte ; elle dura à peine trois ou quatre minutes.

— Eh bien ? lui demanda l’Olonnais aussitôt qu’il l’aperçut.

— L’affaire est chaude, dit Vent-en-Panne, en secouant la tête.

— Que se passe-t-il, au nom du ciel ?

— Je n’ai vu que les Espagnols ; il y a au moins deux cinquantaines, auxquelles se sont adjoints une vingtaine de bandits Espagnols, de ceux qui prétendent nous disputer la Savane, et boucaner sur nos brisées ; les nôtres sont entourés de toutes parts ; je n’ai pu les reconnaître à cause de la fumée, mais ce sont de rudes gars ; ils se défendent comme des démons ! ils doivent être de nos amis ; que faisons-nous ? il est encore temps de reculer.

— Reculer ? non, non ! en avant au contraire !… Sauvons nos amis !

— Nous pouvons y rester, nous sommes bien peu contre tant d’ennemis ?

— Les frères de la Côte ne comptent pas leurs ennemis, ils les tuent ! En avant ! nous n’avons que trop tardé déjà !

— C’est comme cela ? eh bien, en avant ! puisque tu le veux, matelot ! nous allons nous égayer, comme on dit en Bretagne, puis nous ferons feu tous ensemble et nous chargerons l’ennemi aux cris de flibuste ! flibuste ! chacun doit faire sa trouée ; est-ce compris ?

— Oui, répondirent-ils d’une seule voix.

— Eh bien, larguez les chiens ! à la grâce de Dieu et en avant !

Il fit un geste ; les engagés s’écartèrent aussitôt à droite et à gauche, et bientôt ils eurent disparu sous bois, emmenant les deux venteurs avec eux.

Ces venteurs étaient d’énormes molosses, d’une férocité extraordinaire ; descendant de ceux amenés dans le nouveau monde par les Espagnols, pour chasser les Indiens.

Par un juste retour des choses d’ici-bas, les boucaniers s’étaient emparés d’un grand nombre de ces chiens, dont ils se servaient pour la chasse aux taureaux sauvages et aux sangliers, et que, de plus, ils avaient dressés à attaquer les Espagnols ; les flibustiers avaient acquis ainsi de rudes auxiliaires, dans leurs continuelles escarmouches avec leurs ennemis dans les savanes, car ces chiens étaient excessivement redoutables.

Lorsque les engagés eurent disparu au milieu des fourrés, Vent-en-Panne se tourna vers son matelot.

— Y sommes-nous ?

— Oui !

— Viens !

Ils firent quelques pas en avant.

Alors à travers le feuillage, ils aperçurent à portée de pistolet au plus de l’endroit où ils se tenaient embusqués, une troupe d’Espagnols, forte de cent cinquante hommes au moins ; dont une trentaine avaient des fusils, tandis que les autres étaient armés de longues lances.

Ces Espagnols cernaient de tous côtés un petit groupe d’individus, dont à travers la fumée il était impossible de distinguer les traits, mais qui évidemment étaient des Frères de la Côte.

Ils avaient tué leurs chevaux derrière lesquels il s’étaient abrités, de là ils faisaient un feu continuel et surtout bien dirigé contre les Espagnols ; ceux-ci, sans la honte qu’ils éprouvaient d’être ainsi tenus en échec par une poignée d’hommes, se seraient déjà depuis longtemps retirés, car ils avaient éprouvé des pertes sérieuses.

— Écarte-toi un peu, dit Vent-en-Panne à voix basse, et ouvre l’œil.

L’Olonnais obéit.

— Eh ! Michel le Basque ! le Poletais ! Pitrians ! l’Olonnais ! cria alors le flibustier d’une voix tonnante, par ici ! par ici ! nous les tenons !

— Nous voici ! nous voici ! répondirent aussitôt l’Olonnais et les engagés de différents côtés

— Feu sur les Gavachos ! feu ! ils sont pris !

Cinq coups de feu éclatèrent ; cinq hommes tombèrent.

— En avant ! Flibuste ! Flibuste ! tue ! tue ! aux Gavachos !

Cinq autres coups de feu tonnèrent, faisant cinq autres victimes, et les flibustiers se ruèrent la crosse haute sur les Espagnols.

Cependant les Frères de la Côte, qui depuis si longtemps combattaient avec un si grand courage, avaient compris qu’un secours leur arrivait ; sans attendre davantage, ils bondirent par-dessus leurs chevaux morts et se jetèrent dans la mêlée.

Alors commença une de ces luttes homériques, un de ces combats à outrance, comme les Espagnols et les Boucaniers s’en livraient, chaque fois que le hasard les mettait en présence.

Surpris à l’improviste, mal armés, croyant avoir affaire à des forces supérieures, les Espagnols déjà ébranlés par l’énergique résistance de leurs premiers adversaires, perdirent complétement courage et prirent la fuite, dans toutes les directions, en jetant leurs armes et poussant des cris d’épouvante.

Un grand nombre de soldats des deux cinquantaines, n’essayèrent même pas de se dérober à leur sort ; ils s’agenouillèrent, et tendirent les bras, en implorant mais vainement, la pitié de leurs féroces ennemis.

Au plus fort de la lutte, l’Olonnais aperçut un groupe d’une dizaine d’hommes, reculant sans cesser de combattre, mais en essayant d’atteindre le couvert de la forêt, dont en effet, ils ne se trouvaient plus qu’à une faible distance.

Au milieu d’eux, ces hommes s’efforçaient d’entraîner deux femmes, qui se débattaient et imploraient du secours avec désespoir.

Ces deux femmes, l’Olonnais les avait reconnues ; c’étaient la duchesse de la Torre et sa fille.

Oubliant tout, pour ne plus songer qu’à ces infortunées dont l’une lui était si chère, le jeune homme bondit vers l’endroit où elles se trouvaient, et poussant un cri de rage terrible, il se rua au milieu des Espagnols, sans calculer leur nombre, se servant du fusil, comme d’une massue, et abattant un homme à chaque coup.

Cependant la partie n’était pas égale ; l’Olonnais affaibli par la maladie, n’avait pas sa vigueur habituelle ; malgré ses efforts désespérés peut-être aurait-il succombé sous le nombre, si Vent-en-Panne, qui de loin veillait sur son matelot, ne se fût aperçu du péril dans lequel il se trouvait.

Il se hâta d’accourir suivi de deux ou trois de ses compagnons.

Les Espagnols, désespérant alors de conserver leurs captives, les abandonnèrent et se jetèrent en toute hâte sous le couvert.

Les deux dames étaient sauvées !

L’Olonnais se pencha sur elles pour les aider à se relever.

La terreur leur avait fait perdre connaissance.