Les rois de l'océan : L'Olonnais/15

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E. Dentu (1p. 309-326).
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XV

COMMENT VENT-EN-PANNE ET LE CHAT-TIGRE SE TROUVÈRENT EN PRÉSENCE ET CE QUI SE PASSA ENTRE EUX

La lutte était terminée.

Il ne restait plus un seul Espagnol dans la clairière.

Tous s’étaient enfuis, comme une troupe de loups effarés, dans les profondeurs inexplorées de la forêt.

Les engagés s’occupaient déjà activement, à creuser de larges fosses, dans lesquelles devaient être jetés pêle-mêle, les cadavres des Français et des Espagnols, tués pendant le combat.

Malheureusement le nombre des morts était considérable ; il dépassait soixante.

Selon leur habitude, les boucaniers n’avaient pas voulu faire de prisonniers. Tous les pauvres diables de soldats tombés entre leurs mains avaient été impitoyablement égorgés, malgré la présence de la duchesse et de sa fille, dont les efforts pour sauver un seul de ces malheureux furent vains.

Dès que la première animation, causée par le succès presque miraculeux de cette lutte de géants, fut un peu calmé, on se reconnut de part et d’autre.

La surprise fut grande des deux côtés.

L’Olonnais et Vent-en-Panne virent avec une joie indicible, que les frères de la Côte auxquels ils étaient venus si à propos en aide, étaient non-seulement leurs meilleurs amis, mais encore les chefs les plus célèbres de l’association.

Voici comment avait été causée cette rencontre fortuite :

Le duc de la Torre devait, d’un moment à l’autre, s’embarquer avec sa famille sur le Robuste, que M. de Colbert avait par ses dépêches à M. d’Ogeron, mis gracieusement à sa disposition pour le conduire à la Vera-Cruz, d’où il lui serait facile de se rendre au Pérou, sur un navire espagnol.

Le duc avait beaucoup entendu parler des boucaniers et de leurs chasses merveilleuses dans les savanes ; il avait témoigné le vif désir de ne pas quitter Saint-Domingue, où, probablement, il ne reviendrait jamais, sans visiter un boucan et assister à une grande chasse aux taureaux sauvages et aux sangliers.

Le gouverneur désirant être agréable à son hôte, saisit avec empressement cette occasion qu’il lui offrait : il lui promit de satisfaire sa curiosité, sous deux jours au plus tard, pour tout délai.

Cette singulière partie de plaisir avait été concertée entre le duc et M. d’Ogeron, devant Montbarts, le Beau Laurent, Ourson tête de fer, Pitrians et Michel le Basque.

Les hardis flibustiers s’étaient alors offerts tout naturellement, pour escorter l’hôte de la colonie, et lui faire les honneurs de la savane.

Précisément le Poletais, un des plus célèbres Boucaniers de l’île, chassait en ce moment dans le grand fond.

Montbarts se fit fort de conduire le duc au boucan du Poletais, où il lui assura une bonne réception.

L’offre était des plus gracieuses ; une escorte d’honneur, composée de Montbarts et de ses compagnons n’était nullement à dédaigner ; nul n’oserait s’attaquer à d’aussi redoutables champions ; le duc accepta avec joie, pour lui et pour sa famille. Les dames, encore plus curieuses que le duc, en leur qualité de femmes, avaient positivement déclaré qu’elles voulaient faire partie de cette expédition.

Mais, M. d’Ogeron était un homme prudent ; il ne voulait pas que ses hôtes fussent exposés au plus léger péril ; il savait de longue date le mépris profond que les boucaniers professaient pour les Espagnols, et leur obstination à ne croire à aucun danger venant de leur part ; il exigea qu’en cette circonstance toutes les précautions de prudence fussent rigoureusement prises ; ne fut-ce, ajouta-t-il, que dans le but de rassurer les dames, et leur enlever toute inquiétude pendant leur excursion.

Les frères de la Côte protestèrent vainement de la sûreté complète de la Savane ; le gouverneur tint bon ; la suite prouva combien il avait eu raison. Enfin à bout d’arguments, les flibustiers cédèrent aux instances de M. d’Ogeron ; et tout en riant de ses craintes, qu’ils traitaient de chimériques, ils consentirent en haussant dédaigneusement les épaules, à se faire accompagner par une quinzaine de leurs engagés les plus résolus, armés de fusils et de baïonnettes.

Lorsque les chasseurs, ou plutôt les promeneurs ; car le duc de la Torre, M. d’Ogeron et leurs serviteurs, ne devaient être que spectateurs de la chasse, quittèrent la ville, un peu avant le lever du soleil, ils formaient une troupe de trente-cinq hommes, tous bien armés, et dont une partie était à cheval.

Les frères de la Côte et leurs engagés avaient préféré marcher ; prétendant qu’ils passeraient plus facilement à pied, à travers les hautes herbes et les épais taillis des savanes, mais en réalité, pour, en cas d’événements imprévus, être plus libres de leurs mouvements.

Les premières heures de la promenade furent très-agréables ; les dames habituées aux points de vue étriqués, froids et uniformes qui se succèdent sans cesse, les uns après les autres, en Europe, étaient émerveillées des aspects imposants, majestueux et saisissants, que prenait à chaque pas la campagne abrupte qu’elles traversaient, et dont les accidents grandioses, jamais les mêmes, se déroulaient incessamment sous leurs yeux, comme dans un immenses kaléidoscope.

Vers dix heures du matin, on avait fait halte, à l’ombre d’immenses fromagers, non loin d’un épais taillis de liquidembars, pour déjeuner, faire reposer les chevaux, et laisser passer la plus grande chaleur du jour.

D’après les calculs de Montbarts, le boucan du Poletais n’était plus éloigné que de deux lieues à peine ; il suffisait d’y arriver vers deux heures de l’après-dîner, il était donc inutile de se presser.

À une heure environ, on était remonté à cheval, les voyageurs riaient et causaient entre eux ; leur sécurité était complète. Que pouvaient-ils craindre ?

À peine la petite troupe s’était-elle remise en marche depuis dix minutes ; tout à coup, au moment où elle traversait une clairière assez vaste, sans que rien fit soupçonner le danger terrible dont elle était menacée, à un signal donné sous le couvert, elle avait été, à l’improviste, attaquée de tous les côtés à la fois, avec une vigueur peu commune, par un nombre considérables d’Espagnols, semblant surgir de terre ; et qui se ruèrent sur les Français, en poussant de grands cris.

Selon toutes probabilités, ces Espagnols étaient depuis longtemps embusqués près de là, et guettaient les voyageurs au passage.

Bien que les. Espagnols semblassent beaucoup plus nombreux qu’ils ne l’étaient en réalité, à cause de la position qu’ils occupaient, au milieu des taillis et des fourrés ; ce qui leur donnait le double avantage d’être presque à l’abri des balles, et de dissimuler leur nombre, après un instant de désordre inévitable, les flibustiers reprirent tout leur sang-froid et leur assurance ordinaire ; loin de se décourager et de témoigner le moindre effroi, ils résolurent aussitôt de se défendre vaillamment ; convaincus qu’au bruit bien connu des détonations des Gelins, ceux des leurs, disséminés dans la savane, accourraient à leur aide.

Après une courte discussion, le commandement fut, d’un commun accord, donné à Montbarts.

Le célèbre flibustier se mit froidement et le sourire aux lèvres, à organiser la défense, sous le feu même de l’ennemi.

Le duc de la Torre voulut alors intervenir : il proposa de se faire connaître des assaillants ; convaincu que lorsque ceux-ci sauraient son nom, ils cesseraient leur attaque et se retireraient.

— Non ; lui répondit nettement M. d’Ogeron ; nous ne devons pas vous exposer à ce danger ; ces hommes sont peut-être des brigands ; d’ailleurs vous êtes sous la sauve-garde de notre honneur ; nous saurons vous défendre.

— Quels que soient ces gens, ajouta Montbarts, ce ne sont pas des rôdeurs de savane, comme nous sommes habitués à en rencontrer journellement. Ils connaissent parfaitement votre présence parmi nous. Leur résolution peu ordinaire ; la façon dont ils ont dressé cette embuscade, le prouvent. Il y a dans cette affaire quelque chose de sombre et de mystérieux que je ne m’explique pas. Qui sait, M. le duc, continua-t-il avec un sourire sardonique, peut-être est-ce à vous surtout que ces drôles en veulent ; et devez-vous redouter, plus encore que nous-mêmes, de tomber entre leurs mains ?

— Je ne sais que vous répondre ? dit le duc en hochant la tête d’un air pensif ? peut-être avez-vous raison ; et cette attaque, si bien combinée, cache-t-elle un ténébreux complot, qu’il importe de déjouer ? faites donc à votre guise, messieurs, et comptez sur moi, comme je compte sur vous.

— Voilà qui est parler ; ces coquins ne nous tiennent pas encore ; dit Montbarts en riant. Vive Dieu ! il leur en cuira d’avoir osé s’attaquer à nous ! mais comme il est inutile que vous vous compromettiez dans une querelle, qui, en apparence du moins, vous est étrangère, mes compagnons et moi, nous vous supplions de rester neutre pendant la bataille.

— Cela ne saurait être, monsieur ! s’écria vivement le duc. Ces hommes sont des brigands hors la loi, ils ne sont pas plus mes compatriotes que les vôtres ; je manquerais à mon devoir, en ne combattant pas à vos côtés ; je vous prie donc, tout en vous remerciant sincèrement, de ne pas insister sur ce sujet, ma résolution est prise, elle est irrévocable.

— Soit, M. le duc, nul mieux que vous ne connaît les questions d’honneur.

Et se tournant vers ses compagnons, Montbarts ajouta :

— Frères ! ces hommes ne sont que deux cent cinquante au plus, il nous faut donc abattre chacun six ennemis ; ce n’est rien pour nous !

— Pardieu ! Vive Montbarts ! crièrent les flibustiers.

— Maintenant, reprit Montbarts, agissons et vivement, nous n’avons perdu que trop de temps déjà ; et d’abord par de fausse pitié ; égorgez les chevaux, leurs cadavres nous serviront de retranchement ; cet abri-là en vaut bien un autre !

La situation était critique, presque désespérée ; tous les frères de la Côte le savaient. Ils étaient tous trop véritablement braves, pour ne pas envisager leur position telle qu’elle était réellement ; l’ordre cruel de leur chef fut exécuté sans hésitation ; les malheureux chevaux, égorgés par les engagés, furent amoncelés et formèrent bientôt, avec leurs cadavres pantelants, un abri derrière lequel les flibustiers s’agenouillèrent, et ouvrirent un feu d’autant plus terrible contre leurs ennemis, que, grâce à leur adresse extraordinaire, chaque coup abattait un homme.

Cette fusillade causa, en quelques minutes, des pertes si sérieuses aux assaillants qu’elle calma leur ardeur première ; et les contraignit à se réfugier derrière les arbres ; de façon à diriger leurs attaques avec plus de prudence, et éviter ainsi d’être décimés par ces indomptables ennemis ; qui, malgré leur petit nombre, semblaient les narguer, et sans s’exposer eux-mêmes, les tenaient si fièrement en échec.

On sait le reste.

Cependant Vent-en-Panne, après avoir dégagé son matelot, ainsi que nous l’avons dit plus haut, s’était hardiment enfoncé sous le couvert ; et sans s’occuper s’il était suivi ou non par ses amis, avait continué à poursuivre les Espagnols.

Ses engagés l’avaient aperçu, et comme ils l’aimaient beaucoup, ils n’avaient pas voulu l’abandonner.

Tributor, tout en courant, avait même rallié quelques frères de la Côte ; ceux-ci n’avaient pas hésité à se joindre à un chef aussi célèbre que Vent-en-Panne ; de sorte que le flibustier se trouvait en réalité accompagné d’une douzaine de boucaniers, mais il n’y songeait guère.

Dans le groupe, au milieu duquel les deux dames étaient entraînées, tout en combattant, Vent-en-Panne avait cru tout à coup entrevoir deux sombres physionomies, dont l’expression froidement cruelle, ne lui était pas inconnue.

Une lueur traversa son souvenir ; un doute entra dans son esprit.

Sans se rendre compte de l’émotion qu’il éprouvait, sans même essayer de se l’expliquer, il voulut à tout prix s’assurer s’il s’était trompé ou non ; si à une époque troublée de sa vie, époque dont le souvenir enfoui au plus profond de son cœur y restait encore comme une de ses plus cruelles blessures, ces deux hommes qu’il avait tout lieu de croire morts, avaient échappé par un miracle du démon, à la condamnation qu’il avait prononcée contre eux, et revenaient aujourd’hui, implacables et plus terribles que jamais, pour se venger des maux horribles que, sans doute, ils avaient soufferts.

À cette seule pensée, le flibustier avait senti se réveiller en lui son ancienne haine, puissante et vivace comme au premier jour.

— Ce n’est pas, ce ne peut pas être eux, grommelait-il entre ses dents serrées, tout en continuant activement sa poursuite : je m’abuse, je me laisse égarer par une ressemblance trompeuse ; ces misérables sont morts, bien morts, tout me le prouve. Pourtant si je me trompais ? si malgré mes préventions, ils avaient échappé ? s’ils n’avaient gardé un si long silence, que pour mieux ourdir leur trame, et mieux me surprendre ? tout est possible, même qu’ils aient pénétré mon secret, bien que seul j’en sois possesseur ! quoi qu’il en soit, je veux approfondir cette affaire ; aujourd’hui surtout, après les confidences que j’ai reçues, j’ai des raisons sérieuses pour exiger que la lumière se fasse ; je ne puis conserver ce doute dans mon cœur ; cette épée de Damoclès suspendue sur ma tête et sans cesse menaçante, non pas contre mon bonheur, le bonheur n’est plus fait pour moi, mais contre celui de l’homme que j’ai si providentiellement retrouvé ; il doit être heureux, quoi qu’il arrive ; je l’ai juré et jamais je n’ai manqué à une seule de mes promesses.

Tout en se disant ceci, et bien d’autres choses encore, le vieux flibustier redoublait d’efforts, pour atteindre ceux qu’il apercevait au loin glisser sous le couvert comme des fantômes.

Soudain, sans que Vent-en-Panne en comprît les motifs, les fugitifs firent halte, s’embusquèrent derrière les arbres, et préparèrent leurs armes, comme s’ils s’attendaient à avoir bientôt à se défendre ; cette manœuvre étonna d’autant plus Vent-en-Panne, que ce n’était pas contre lui et ses compagnons, que les Espagnols prenaient ces précautions ; ils ignoraient qu’ils fussent poursuivis de si près.

Vent-en-Panne s’arrêta, rallia son monde ; au lieu de courir, comme ils avaient fait jusqu’à ce moment, les flibustiers continuèrent leur marche en prenant toutes sortes de précautions pour ne pas être découverts.

De l’endroit où se trouvaient les flibustiers, les Espagnols étaient parfaitement visibles, ainsi que nous l’avons dit. Vent-en-Panne en compta vingt-sept ; tous paraissaient des hommes résolus ; ils étaient armés de fusils ; parmi eux, il distinguait sans pouvoir cependant les reconnaître positivement, les deux hommes à la poursuite desquels il s’était si fort acharné, et qu’il suivait depuis plus d’une heure.

Tout à coup plusieurs décharges éclatèrent et quatre ou cinq Espagnols roulèrent sur le sol.

— Bon ! fit Vent-en-Panne avec un sourire railleur, le diable s’en mêle ; ces imbéciles ont été donner tout droit dans le boucan du Poletais ; ils seront bientôt entre nos mains.

Cependant la fusillade s’était vigoureusement engagée ; elle continuait toujours, entre les Espagnols et leurs invisibles ennemis.

Vent-en-Panne et les siens se rapprochaient rapidement ; ils ne furent bientôt plus qu’à une portée de fusil des fugitifs.

— Il est temps de venir en aide au Poletais, mes gars, dit Vent-en-Panne ; mais avant tout, écoutez bien ceci : vous voyez ces deux hommes, n’est-ce pas ? c’est pour eux seuls, que j’ai fait cette longue course ; c’est donc à eux surtout qu’il faut vous attacher ; je ne veux pas m’être essoufflé à courir en vain pendant si longtemps à leur poursuite ; il me les faut, je les veux, morts ou vifs peu m’importe, pourvu que vous me les donniez ; c’est bien entendu et bien compris, n’est-ce pas ?

— Oui, oui, répondirent les flibustiers d’une voix contenue.

— Eh bien, mes gars, maintenant feu, et tirons en plein corps !

L’effet de cette décharge fut terrible pour les Espagnols ; les malheureux combattaient avec toute l’énergie du désespoir, pour échapper aux balles du Poletais ; attaqués à l’improviste par derrière, ils se sentirent perdus ; sans essayer plus longtemps une résistance inutile, ils jetèrent leurs armes et tombèrent à genoux en implorant piteusement la pitié de leurs ennemis.

Deux d’entre eux seulement ne prirent pas ce parti.

Ces deux hommes étaient ceux dont Vent-en-Panne voulait à toute force s’emparer.

Après avoir déchargé leurs fusils contre les flibustiers, ils échangèrent quelques rapides paroles à voix basse ; et se séparant brusquement, ils s’élancèrent à corps perdu dans les broussailles, en ayant soin de prendre chacun une direction différente.

Vent-en-Panne, sans plus s’occuper du Poletais, qui dès ce moment n’avait plus besoin de son secours, partagea sa troupe en deux parties et se lança sur les traces des deux hommes.

Cette fois, ce ne fut plus une poursuite, mais une véritable chasse à l’homme ; chasse implacable, sans trêve ni merci, dans laquelle les fugitifs devaient, à moins d’un miracle, tomber, morts ou vivants, entre les mains des chasseurs.

L’homme auquel Vent-en-Panne s’était attaché, parce qu’il se trouvait plus près de lui, détalait avec une vélocité véritablement extraordinaire ; tout en profitant de tous les accidents de terrain, des rochers ou des buissons qu’il rencontrait sur son passage, pour charger son fusil et faire feu, presque au juger, avec une adresse remarquable, sur les flibustiers acharnés à la poursuite.

Quelqu’il fût, il y avait quelque chose de grand et de noble dans cette fuite hautaine de cet individu, qui ne s’abandonnait pas, lorsque tout lui manquait ; continuait à combattre seul, et à protester à chaque pas, par ses coups de feu, sans songer à se rendre.

Le fugitif avait blessé déjà trois ou quatre flibustiers plus ou moins grièvement ; il se rapprochait rapidement des rives de l’Artibonite ; s’il réussissait à franchir cette rivière, son salut devenait presque certain ; en admettant que ses forces ne le trahissent pas, il lui serait alors facile de s’engager dans les mornes, et de s’y cacher au fond de retraites inconnues, où il serait à l’abri de toutes poursuites.

Vent-en-Panne, malheureusement pour le fugitif, avait deviné son projet ; aussi jusque-là, il avait conservé son feu ; laissant ses compagnons tirer sur le fugitif, et attendant avec cette patience, que seule peut donner la haine, que l’occasion lui fût offerte, de mettre fin à cette lutte folle, d’un homme contre quinze.

Au moment où l’Espagnol atteignait le bord de l’eau, il se retourna une dernière fois, épaula son fusil, et fit feu sur le boucanier le plus rapproché de lui.

Au même instant le fusil de Vent-en-Panne se leva, une détonation retentit et l’Espagnol roula sur le sable ; en moins de cinq minutes, les flibustiers furent sur lui ; ils le garrottèrent sans résistance de sa part : il était évanoui.

Vent-en-Panne s’était rapproché à petits pas de cet homme, dans lequel il avait cru reconnaître un ennemi.

Quand il fut près de lui, il s’arrêta, posa à terre la crosse de son Gelin, et appuyant les deux mains sur l’extrémité du canon, il fixa ses regards avec une expression singulière, sur cet homme étendu pâle et muet à ses pieds.

Le visage du flibustier prit une teinte livide ; ses sourcils se froncèrent à se joindre et il murmura d’une voix étranglée, en hochant tristement la tête :

— Je ne m’étais pas trompé, c’est lui ! bien que vingt-six ans se soient écoulés, depuis le jour fatal, où pour la dernière fois nous nous sommes rencontrés, il m’est impossible de ne pas le reconnaître : c’est bien lui !

Quelques minutes s’écoulèrent pendant lesquelles le flibustier, dont sans doute les souvenirs s’éveillaient en foule, sembla complétement oublier le lieu où il se trouvait et les hommes dont il était entouré.

Enfin il releva péniblement la tête, passa sa main sur son front comme pour en chasser des pensées douloureuses, et s’adressant à ses compagnons.

— Frères, dit-il, laissez-moi seul avec cet homme ; rendez-vous au boucan du Poletais, je vous y rejoindrai bientôt.

— Mais ?… voulut répondre Tributor.

Vent-en-Panne fixa sur lui un regard plein d’éclairs.

— J’ai dit que je voulais être seul ! reprit-il avec un accent terrible.

Les flibustiers courbèrent la tête et s’éloignèrent sans insister.

Seul, Tributor, sachant l’amitié de son maître pour lui, n’hésita pas à reprendre :

— Si nous rencontrons l’autre, que faudra-t-il en faire ?

Vent-en-Panne tressaillit ; mais se remettant aussitôt :

— Tu as raison, dit-il, si vous réussissiez à le prendre, amenez-le ici, j’y serai pendant une heure : va, ne m’ennuie pas davantage.

Cette fois Tributor ne se fit pas répéter l’invitation.

Vent-en-Panne suivit ses compagnons du regard, jusqu’à ce qu’ils eussent disparu sous le couvert ; puis il se pencha sur le corps de l’étranger, et pendant quelques secondes il examina attentivement sa blessure ; le vieux flibustier n’avait pas voulu tuer son ennemi, il avait seulement essayé de l’arrêter dans sa course, ce à quoi du reste il avait parfaitement réussi ; aussi la blessure n’était-elle pas autrement dangereuse. La balle avait tracé un long sillon le long des côtes ; sans pénétrer dans le corps ; la force du coup avait seule causé l’évanouissement.

Vent-en-Panne lava la plaie ; rapprocha les chairs ; selon la coutume Caraïbe, il délaya de la terre dans de l’eau ; fit une espèce de pâte compacte, la posa sur la blessure en l’y assujettissant solidement ; puis il jeta quelques gouttes d’eau sur le visage du blessé.

Ces quelques gouttes d’eau, suffirent pour le faire revenir à lui.

Une légère rougeur empourpra son visage, il poussa un profond soupir et ouvrit les yeux.

Dans le premier moment, son regard erra autour de lui sans expression ; mais bientôt l’ordre se remit dans ses idées ; la mémoire revint nette ; son regard plein d’éclairs se riva avec une expression de haine implacable sur le visage de Vent-en-Panne ; celui-ci avait repris sa première position, et l’observait avec un mélange de pitié et de colère.

— Pourquoi ne m’as-tu pas tué ? dit le blessé en essayant de se mettre sur son séant, ce qu’il ne put réussir à faire, à cause des liens dont il était garrotté.

— Pourquoi es-tu venu ici ? répondit Vent-en-Panne.

— Si nous continuons longtemps de cette façon, nous aurons peine à nous entendre, reprit le blessé avec ironie.

— Nous sommes-nous jamais entendus ? fit amèrement Vent-en-Panne ; l’homme dont tu es accompagné et que mes engagés poursuivent est ton frère, n’est-ce pas ?

— C’est mon frère, oui.

— Ainsi tous deux vous vivez ? tous deux vous avez trompé ma vengeance ; après tant d’années, vous essayez de recommencer une lutte, dont cependant vous avez été les premières victimes ?

— Qu’importe cela ? le passé n’existe plus, si cruel qu’il ait été ; qui peut dire que cette fois nous ne réussirons pas à t’abattre à ton tour ?

— Tu seras donc toujours le même, Gaston ? reprit Vent-en-Panne avec un rire sardonique ; tu parles de luttes, de victoire, et tu oublies que tu es là à mes pieds, blessé et en mon pouvoir, que rien ne me serait plus facile, si je le voulais, et peut-être le voudrai-je, que de me débarrasser de toi ; qui peut m’empêcher, ajouta-t-il en rechargeant tranquillement son fusil, de te loger une balle dans la tête ?

— Toi-même ; si tu avais voulu me tuer, ce serait fait déjà, tu n’es pas homme à te reprendre à deux fois, pour te venger d’un ennemi ; n’essaie pas de m’effrayer, Ludovic : je te connais mieux que tu ne te connais toi-même ; malgré mes précautions, tu m’as reconnu, ou cru me reconnaître, tu as voulu t’assurer que tu ne t’étais pas trompé, et tu t’es lancé à ma poursuite. Lorsque tu as tiré sur moi, rien ne t’était plus facile que de me tuer raide ; tu ne l’as pas fait, parce que tu ne l’as pas voulu ; parce que tu supposes que j’ai un secret, et que ce secret, tu veux le connaître.

— C’est vrai, Gaston ; je vois, avec plaisir, que tu n’as rien perdu de ta finesse première ; c’est très-agréable d’avoir à lutter contre un ennemi aussi fort.

— Ne raille pas, Ludovic, si, au lieu d’être blessé et garrotté comme un veau qu’on mène à l’abattoir, j’étais debout devant toi, les armes à la main, ces paroles pourraient avoir un certain sel dans ta bouche ; mais dans la situation présente, ce n’est qu’un misérable sarcasme, indigne de toi et de moi : ne me donne pas le coup de pied de l’âne ; tu me tiens, venge-toi, mais venge-toi en gentilhomme, non en bandit.

— Pour cette fois, tu as raison, on ne doit jamais frapper un ennemi à terre ; mais toi-même l’as dit, tu as un secret ; ce secret, je veux le connaître.

— Et si je refuse de te le révéler ?

— Oh ! alors !… dit Vent-en-Panne, en serrant avec force le canon de son fusil…

— Allons, ne retombons pas dans les menaces et les personnalités ; tu admets, n’est-ce pas, que tu ne m’inspires aucune crainte ; que je suis parfaitement résigné au sort quel qu’il soit que tu me réserves ? Eh bien, ceci posé, je veux te prouver que je suis de meilleure composition que toi. Ce secret, tu vas le savoir ; connais-tu le duc de la Torre ?

— Je le connais de nom, c’est un parfait gentilhomme, m’a-t-on dit ; un Espagnol, élevé à la cour de France, où même il a épousé une Française, par les soins de la Reine-Mère et du Cardinal de Mazarin.

— C’est cela même ; tu n’as pas vu ce gentilhomme ?

— Jamais, je te le répète.

— Eh bien, moi, je connais le duc de la Torre ; je l’ai vu plusieurs fois ; j’ai été, d’une façon indirecte, en rapport avec lui ; j’ai entrevu sa femme et sa fille.

— On les dit charmantes, mais je ne les ai jamais vues.

Un éclair passa dans le regard du blessé, ou plutôt du Chat-Tigre, pour l’appeler par son nom de guerre, mais il se contint et reprit froidement :

— Eh bien, Ludovic, tu es maître de mon secret. C’est au duc de la Torre, à la duchesse et à sa fille, que j’en veux.

— Ainsi tu n’es pas venu pour moi à Saint-Domingue ?

— Si je te disais cela, je mentirais ; l’occasion me semblait belle, pour me venger de toi, tout en me vengeant du duc de la Torre.

— Tu le hais donc aussi, ce gentilhomme ?

— Oui, dit-il d’une voix sourde, plus peut-être que je ne te hais toi-même ; pour que tu en sois bien convaincu, j’ajouterai que je consentirais volontiers à renoncer à toute vengeance contre toi, si le duc de la Torre et sa famille m’étaient livrés.

— Oh ! oh ! que signifie cela ?

— Que t’importe ; ce n’est pas ton affaire ? tu n’as le droit de me demander aucun éclaircissement à ce sujet.

— C’est vrai, aussi n’insisterai-je pas ; d’ailleurs, je n’ai rien à voir avec le duc de la Torre, ni avec ceux qui lui appartiennent.

— C’est le hasard seul, qui t’a conduit aujourd’hui à l’endroit où je me tenais en embuscade ; sans ton arrivée, j’aurais réussi à m’emparer de cette famille, ou du moins de la duchesse et de sa fille ; ce fait seul doit te prouver que tu n’entrais qu’en seconde ligne dans ces projets que j’ai conçus, et que je fais bon marché de ma haine contre toi.

— En effet, tu ne pouvais prévoir que j’arriverais si à propos, puisque moi-même, un instant auparavant, j’ignorais la situation dans laquelle se trouvaient mes amis.

Il y eut un court silence.

Les deux hommes s’observaient à la dérobée.

Vent-en-Panne reprit la parole.

— Finissons-en, dit-il.

— Je ne demande pas mieux, répondit le Chat-Tigre.

— Si bandit que tu sois devenu, il doit te rester encore au cœur quelques bons sentiments ? je te l’avoue franchement, il me répugnerait de te tuer comme un chien, sur le bord de cette rivière.

— Merci de la comparaison, fit le blessé avec amertume.

— Cependant, continua Vent-en-Panne, je n’hésiterais pas à le faire : puis-je compter sur ta parole d’honneur.

— Oui, si je te la donne ; ne suis-je pas gentilhomme ?

— Hum ! tu l’es si peu à présent ; enfin cette parole, je l’exige.

— Il s’agit de savoir à quelles conditions ?

— Eh quoi, dans la situation où tu es, tu oses encore marchander ta vie ?

— Pourquoi pas ? que peux-tu me faire ? me tuer ? eh bien, après ? Tout d’abord je t’avertis que quoi qu’il arrive, quoi que tu décides de moi, tant qu’il me restera un souffle de vie, je ne renoncerai à aucune de mes haines ; elles sont, pour ainsi dire, le souffle de mes narines : c’est dans l’espoir de les assouvir que j’ai accepté la vie misérable que tu m’as faite ; maintenant parle ; quelles sont tes conditions ?

— Ces conditions sont bien simples ; je te l’ai dit et je te le répète ; je m’intéresse très médiocrement au duc de la Torre et à sa famille ; il est Espagnol, pour moi, cela suffit ; seulement, cet homme est en ce moment l’hôte des Frères de la Côte. Comme tel, tant qu’il lui plaira de demeurer dans l’île, il doit être respecté et à l’abri de toute insulte ; je t’avertis loyalement, Gaston, que ce soir même, ou demain au plus tard, le duc sera mis par moi, en garde contre toi et ton frère. Me promets-tu de ne rien tenter contre lui, tant qu’il sera à Saint-Domingue que, du reste, il doit quitter d’un moment à l’autre.

— Oui, je te le promets, je t’en donne ma parole de gentilhomme.

— C’est bien ; en supposant que je te laisse libre, t’engages-tu à quitter dans les vingt-quatre heures la partie française de Saint-Domingue, et à ne jamais y remettre les pieds ?

— Je m’y engage, non-seulement pour moi, mais encore pour mon frère ; je compte qu’il est compris dans notre traité, n’est-ce pas ? au cas, bien entendu, où il serait pris par tes gens ?

— Soit, j’y consens ; tu vas être libre.

— Eh quoi ? dit en ricanant le Chat-Tigre, tu ne stipules rien pour toi-même ?

— Qu’ai-je à stipuler ? à présent que je t’ai démasqué, mon pauvre Gaston, tu n’es plus à redouter pour moi ; libre ou prisonnier, ta vie sera toujours entre mes mains ; puis il y a autre chose encore ; moi aussi, je suis possesseur d’un secret qui te touche ; d’un secret que seul je possède ; celui-là même qui me l’a révélé, en ignore toute la portée ; un secret enfin dont dépend ton bonheur, si le bonheur peut encore être fait pour toi. Suis ta voie, comme je suis la mienne, Gaston, mais écoute un conseil, le dernier ; je possède contre toi, des armes d’autant plus terribles, qu’elles sont toutes morales ; que d’un mot, je puis briser ce stoïcisme de convention dont tu fais parade, et te réduire au plus affreux désespoir ; ainsi crois-moi, fais bien attention à tout ce que tu feras ; surtout évite de te rencontrer de nouveau face à face avec moi, ou de t’attaquer à une seule des personnes auxquelles je m’intéresse. Tu es trop fin, pour ne pas comprendre que tout ce que je te laisse entrevoir est vrai, je n’insiste donc pas ; d’ailleurs j’ai ta parole.

Vent-en-Panne s’agenouilla alors auprès du blessé, le délivra de ses liens, et l’aida à se mettre sur son séant et à s’appuyer le dos contre un tronc d’arbre.

En ce moment, un bruit assez fort se fit entendre sous le couvert.

Vent-en-Panne se retourna, il aperçut Tributor et ses compagnons ; ils s’avançaient à grands pas, conduisant Chanteperdrix au milieu d’eux, et lui bourrant les reins à grands coups de crosse pour accélérer sa marche.

— Voilà l’oiseau, dit Tributor ; le gredin nous a fait courir ; mais c’est égal, il est pris ; vous pouvez en faire ce que vous voudrez.

— Merci, dit Vent-en-Panne ; j’ai obtenu de son compagnon tous les renseignements dont j’avais besoin ; ces deux hommes sont libres ; rendez-leur leurs armes, et partons.

En entendant ces paroles, Chanteperdrix jeta un regard effaré autour de lui ; le fait est qu’il ne comprenait rien à ce qui se passait.

Il regarda son frère ; celui-ci souriait.

— J’ai, votre parole, messieurs ; reprit Vent-en-Panne, d’ici à vingt-quatre heures, vous devez avoir quitté l’île.

— Dans vingt-quatre heures nous serons partis ; répondit le Chat-Tigre.

— Alors adieu, mais prenez garde !

Il se détourna et s’adressant à ses compagnons :

— Nous n’avons plus rien à faire ici, mes enfants, dit-il ; en route.

Une heure plus tard, Vent-en-Panne atteignait le boucan du Poletais, où celui-ci le recevait à bras ouverts.