Les rues de Paris/Bossuet

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Bray et Rétaux (tome 1p. 107-129).


BOSSUET



I


Dois-je l’avouer ? Oui, je dois le dire, le confesser hautement pour l’instruction et l’exemple de la jeunesse, je n’étais plus un adolescent, depuis longtemps déjà sorti des bancs du collége, pourtant je nourrissais contre l’illustre évêque de Meaux les plus étranges préventions, d’autant moins excusables que j’en jugeais par ouï dire ; dans ma folle témérité, j’osais nier son génie sans avoir rien lu que quelques bribes de ses ouvrages, et encore avec des idées préconçues, avec le parti pris de n’y pas trouver ce qu’y voyaient, ce qu’y admiraient tous les autres. On croit ainsi, à un certain âge, faire preuve d’indépendance en ayant l’air de ne pas penser comme tout le monde.

Quand je lisais, dans les manuels de rhétorique et ailleurs, les éloges prodigués à l’aigle de Meaux, volontiers je haussais les épaules, car à cet aigle je trouvais, moi, une médiocre envergure et tout au plus j’accordais qu’il fût un passereau.

J’avais appris en vain par cœur les Oraisons funèbres, mauvais moyen à la vérité de faire goûter les chefs-d’œuvre par l’écolier auquel le travail souvent pénible de la mémoire dérobe le sens de beautés que faute d’expérience, il avait déjà bien de la peine à saisir. Les comprît-il parfaitement, à force de les relire et de les ressasser pour retenir le mot à mot, il ne tarde pas à se blaser tout à fait sur les passages les plus sublimes et quelquefois irrémédiablement, pour la vie. Du moins, en ce qui me concerne, ai-je éprouvé qu’il a fallu de longues années avant que ces auteurs latins ou français, et je dis les meilleurs et ceux-là surtout, trop appris par cœur dans la jeunesse, retrouvassent pour moi le charme de la nouveauté et que j’y découvrisse ces détails admirables, cette grâce ou cette majesté que tant de fois j’avais entendu vanter naguère, sans y croire autrement que sur parole et sous bénéfice d’inventaire.

Ainsi m’arriva-t-il pour Virgile, pour Boileau, Corneille, La Fontaine, Racine et tout particulièrement pour Bossuet contre lequel, qui sait pourquoi ? ma prévention était plus opiniâtre, peut-être parce que je le connaissais moins que les autres. En outre des Oraisons funèbres, je n’avais guère lu que le Discours sur l’Histoire universelle, et précisément à l’époque où, par la complète ignorance des choses de la vie, on se passionne pour les sottes inventions du roman. Aussi le volume de Bossuet m’avait médiocrement intéressé, et par le souvenir quelconque que j’en gardais, je restais un admirateur singulièrement tiède du grand écrivain, et même, à parler rondement, je ne l’admirais pas du tout, me gênant peu pour le dire. Bien au contraire, avec cette outrecuidance et cet aplomb qui sont le propre du jeune homme d’autant plus tranchant qu’il ignore davantage, je mettais une sorte de vanité, vanité sotte, à dénigrer l’homme illustre, et je parlais de son génie avec une irrévérence dont le seul ressouvenir me fait aujourd’hui monter la rougeur au front. La contradiction d’hommes sensés, d’hommes graves, juges compétents, ne faisait que m’exaspérer, et me pousser à multiplier les sottises et les blasphèmes.

« Ce temps dura son temps, » comme s’exprime Lacordaire ; après quelques années, m’éclairant par l’expérience, et moins affolé des lectures frivoles, je commençai par l’étude, par la réflexion, à prendre goût aux vraies beautés littéraires, à rectifier mon jugement faussé, à revenir sur mes préventions, sans être entièrement raisonnable toutefois, particulièrement à l’égard de Bossuet, peut-être, à cause de la fameuse Histoire Universelle, lue ou plutôt feuilletée en temps inopportun et à laquelle je gardais rancune et par contre coup à son auteur.

Or, certain soir que, devant un homme respectable, à qui je dois être reconnaissant à toujours du service qu’il me rendit alors, je m’exprimais sur le compte de Bossuet écrivain en termes assez lestes et le qualifiais comme je ne ferais pas maintenant tel de nos plumitifs à la douzaine, je fus interrompu vivement quoique pourtant sans humeur par l’auditeur en question qui me dit :

« Je ne puis m’empêcher de vous l’avouer, mon jeune ami, ce langage m’afflige pour vous ; je le comprendrais à peine chez un lycéen ennuyé du pensum et de la retenue. Mais vous n’en êtes plus là, Dieu merci ? Excusez-moi de vous le dire, pour en parler sur ce ton, il faut que vous ne connaissiez pas ou connaissiez bien peu celui que vous attaquez.

— Comment donc ! j’ai appris par cœur ses Oraisons funèbres ; j’ai lu, il n’y a pas longtemps encore, son Histoire universelle, qui franchement me paraît au-dessous de sa réputation ; je n’ai pu même aller jusqu’au bout tout d’une haleine au moins.

— Sans doute, comme vous faisiez pour les romans de Walter Scott ou de Cooper ?

— Je ne dis pas non.

— Mais maintenant qu’il n’en est plus ainsi, que les œuvres de pure imagination sont appréciées par vous à leur valeur, et que votre esprit s’étant mûri, vous prenez goût à des choses tout à la fois plus sérieuses et plus littéraires, je m’étonne de cette obstination, dans ce qui n’est pour moi qu’un déplorable préjugé.

— Préjugé ?

— Oui, préjugé ! car chez vous, mon ami, je ne puis croire que ce soit défaut d’intelligence. Mais vous en reviendrez, je n’en doute pas, quand vous aurez consenti à étudier les pièces du procès, et que vous pourrez vous prononcer en connaissance de cause. Tenez, sans être prophète, je ne crains pas d’affirmer que si, quelque jour, il vous tombe sous la main par exemple un recueil des Sermons de Bossuet (pour moi son œuvre capitale quoique peut-être pas la plus populaire), la lumière se fera et votre opinion, sur l’homme incomparable, changera du tout au tout.

— Si jamais cela arrive…

— Je n’en fais pas l’ombre d’un doute : plus tôt ou plus tard, vous penserez de Bossuet ce qu’en pensait un homme qui, lui aussi, avait du génie et n’est point suspect de… gallicanisme, l’illustre Joseph de Maistre. Il n’a pas craint de dire à propos d’une citation du sermon sur l’Amour des Plaisirs, par Bossuet : « Cet homme dit ce qu’il veut ; rien n’est au-dessous ni au-dessus de lui. »

— C’est de Maistre qui a dit cela ?

— Lui-même dans le deuxième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg. Mais dans ses lettres il s’exprime en termes bien plus énergiques encore ! « Cet homme, dit-il, est mon grand oracle. Je plie volontiers sous cette trinité de talents qui fait entendre à la fois dans chaque phrase un logicien, un orateur et un prophète. » Se peut-il un langage plus décisif ?

— Voilà qui donne à réfléchir, car de Maistre, depuis que j’ai lu, je ne sais où, ses fameuses pages sur le bourreau comme celles sur la guerre, est pour moi un écrivain de premier ordre et dont le jugement mérite grande considération. Aussi vous me donneriez la tentation… D’aventure, auriez-vous dans votre bibliothèque l’ouvrage en question et vous serait-il possible de me le prêter ?

— Parfaitement, j’ai là, sur ce rayon, à droite, quatre volumes compactes des Sermons choisis de Bossuet. Vous pouvez les emporter et les lire tout à loisir. J’ai bon espoir, ou plutôt j’ai la certitude qu’avant la fin du premier volume vous ne penserez pas autrement que moi sur le grand orateur et que vous ferez hautement votre peccavi, trop heureux de le faire.

— Nous verrons bien ! Grand merci toujours pour le prêt des volumes que je garderai le moins longtemps qu’il me sera possible.

— Gardez-les tout le temps nécessaire à votre édification… littéraire. On ne lit pas cela comme un roman ou un volume de poésies. Il vous faut toujours bien quelques semaines. »

Or, moins de huit jours après, je rapportais les quatre volumes.

« Quoi ! déjà ! me dit l’ami presque avec l’accent du reproche. Est-il donc possible que vous ayez pris si peu goût à cette lecture et qu’elle vous ait lassé si vite ?

— Bien au contraire, elle m’a surpris, ravi, enthousiasmé jusqu’à l’extase, jusqu’au délire. Bossuet est aussi pour moi maintenant le sublime orateur, l’incomparable écrivain ; et si j’ai quelque regret, c’est qu’on ne songe pas à lui élever dans sa ville épiscopale une statue, je serais des premiers à souscrire. Ah ! mon ami, que je vous remercie de me l’avoir fait connaître ! Quel homme ! quel homme ! qui dit tout ce qu’il veut dire, en effet, et comme il le veut. Ô la merveilleuse, l’inimitable éloquence, inimitable parce qu’elle joint à la solidité du fond la beauté de la forme, d’une forme d’autant plus admirable qu’elle dédaigne toute recherche, et qu’elle fait tout naturellement à la pensée un vêtement splendide ! Quelle profondeur et quelle élévation ! Quelle puissance et quelle majesté ! Quelle ample et royale faconde ! Ce style, plus plein encore de choses que de mots, s’épanche à larges ondes, en flots impétueux, comme le fleuve des Cordillières jaillit de la source intarissable. Merci mille fois, merci de m’avoir conduit par la main et un peu malgré moi à la découverte de trésors que je m’obstinais à méconnaître et dans lesquels je me promets de puiser hardiment sans crainte de jamais les tarir. Si je vous rapporte ces volumes, c’est qu’après lecture des deux premiers, j’ai couru chez le libraire pour me procurer l’ouvrage que j’ai acheté bel et bien sur mes économies. Ce sont là de ces livres qu’il faut avoir à soi, assuré qu’on est de pouvoir les lire et relire dix fois plutôt qu’une. Que n’ai-je la boîte de cèdre dans laquelle Alexandre renfermait l’Iliade, j’y mettrais, moi, l’œuvre de Bossuet et la placerais aussi sous mon chevet !

— Et là, là, doucement, mon ami ! Je ne dis pas que vous exagériez maintenant dans la louange ; mais je crains l’excès de cet enthousiasme si soudain parce que la réaction peut être à redouter.

— Non, non, certes non ! Ne vous troublez pas de ce souci. Mon enthousiasme ne sera point un feu de paille parce qu’il ne vient pas de la surprise. Je ne crois pas qu’il y ait présomption de ma part à affirmer, à jurer que je penserai toujours de même et que vous ne me verrez pas, fût-ce après dix ans, après vingt ans, me refroidir.

Je ne m’étais point trop avancé et il n’y avait point témérité dans ces affirmations. Je ne me suis jamais lassé de la lecture ou plutôt de l’étude de ces admirables sermons dans lesquels je découvrais sans cesse des beautés nouvelles. Quel moraliste et quel poète à la fois que ce puissant orateur et dans lequel on ne sait ce qu’il faut admirer le plus ou l’enchaînement logique du discours ou l’énergie et la vérité des tableaux, ou la profondeur des pensées et la force des expressions ! On n’aurait que l’embarras du choix pour les citations. Quelle étonnante et fidèle peinture par exemple que celle qu’il nous fait de la vie et des illusions ou occupations qui jusqu’à la fin nous amusent !

II


« Considérez, je vous prie, à quoi se passe la vie humaine. Chaque âge n’a-t-il pas ses erreurs et sa folie ? Qu’y a-t-il de plus insensé que la jeunesse bouillante, téméraire et mal avisée, toujours précipitée dans ses entreprises, à qui la violence de ses passions empêche de connaître ce qu’elle fait ? La force de l’âge se consume en mille soins et mille travaux inutiles. Le désir d’établir son crédit et sa fortune ; l’ambition et les vengeances, et les jalousies, quelles tempêtes ne causent-elles pas à cet âge ? Et la vieillesse paresseuse et impuissante, avec quelle pesanteur s’emploie-t-elle aux actions vertueuses ! combien est-elle froide et languissante ! combien trouble-t-elle le présent par la vue d’un avenir qui lui est funeste !

Jetons un peu la vue sur nos ans qui se sont écoulés ; nous désapprouverons presque tous nos desseins, si nous sommes juges un peu équitables ; et je n’en exempte pus les emplois les plus éclatants, car, pour être les plus illustres, ils n’en sont pas pour cela les plus accompagnés de raison. La plupart des choses que nous avons faites, les avons-nous choisies par une mûre délibération ? N’y avons-nous pas plutôt été engagés par une certaine chaleur inconsidérée, qui donne le mouvement à tous nos desseins ? Et dans les choses mêmes dans lesquelles nous croyons avoir apporté le plus de prudence, qu’avons-nous jugé par les vrais principes ? Avons-nous jamais songé à faire les choses par leurs motifs essentiels et par leurs véritables raisons ? Quand avons-nous cherché la bonne constitution de notre âme ? quand nous sommes-nous donné le loisir de considérer quel devait être notre intérieur, et pourquoi nous étions en ce monde ? Nos amis, nos prétentions, nos charges et nos emplois, nos divers intérêts que nous n’avons jamais entendus, nous ont toujours entraînés ; et jamais nous ne sommes poussés que par des considérations étrangères. Ainsi se passe la vie, parmi une infinité de vains projets et de folles imaginations ; si bien que les plus sages, après que cette première ardeur qui donne l’agrément aux choses du monde est un peu tempérée par le temps, s’étonnent le plus souvent de s’être si fort travaillés pour rien[1] ».

A-t-on mieux que Bossuet déchiffré l’insatiable convoitise qui, de même qu’une autre non moins terrible passion, jamais ne dit : c’est assez ! asser ! asser !

« Premièrement, chrétiens, c’est une fausse imagination des âmes simples et ignorantes, qui n’ont pas expérimenté la fortune, que la possession des biens de la terre rend l’âme plus libre et plus dégagée. Par exemple on se persuade que l’avarice serait tout à fait éteinte, que l’on n’aurait plus d’attache aux richesses, si l’on en avait ce qu’il faut. Ah ! c’est alors, disons-nous, que le cœur qui se resserre dans l’inquiétude du besoin, reprendra sa liberté tout entière dans la commodité et dans l’aisance. Confessons la vérité devant Dieu : tous les jours, nous nous flattons de cette pensée ; mais certes nous nous abusons, notre erreur est extrême. C’est une folie de s’imaginer que les richesses guériront l’avarice, ni que cette eau puisse étancher cette soif. Nous voyons par expérience que le riche, à qui tout abonde, n’est pas moins impatient dans ses pertes que le pauvre à qui tout manque ; et je ne m’en étonne pas : car il faut entendre, messieurs, que nous n’avons pas seulement pour tout notre bien une affection générale, mais que chaque petite partie attire une affection particulière ; ce qui fait que nous voyons ordinairement que l’âme n’a pas moins d’attache, que la perte n’est pas moins sensible dans l’abondance que dans la disette. Il en est comme des cheveux qui font toujours sentir la même douleur, soit qu’on les arrache d’une tête chauve, soit qu’on les tire d’une tête qui en est couverte : on sent toujours la même douleur à cause que chaque cheveu ayant sa racine propre, la violence est toujours égale. Ainsi, chaque petite parcelle du bien que nous possédons tenant dans le fond du cœur par sa racine particulière, il s’ensuit manifestement que l’opulence n’a pas moins d’attache que la disette, au contraire, qu’elle est du moins en ceci, et plus captive, et plus engagée, qu’elle a plus de liens qui l’enchaînent et un plus grand poids qui l’accable[2] ».

Quoi de plus éloquent et en même temps de plus vrai que ce morceau sur les passions !

« Si vous regardez la nature des passions auxquelles vous abandonnez votre cœur, vous comprendrez aisément qu’elles peuvent devenir un supplice intolérable. Elles ont toutes en elles-mêmes des peines cruelles, des dégoûts, des amertumes. Elles ont toutes une infinité qui se fâche de ne pouvoir être assouvie ; ce qui mêle dans elles toutes des emportements qui dégénèrent en une espèce de fureur non moins pénible que déraisonnable. L’amour impur, s’il m’est permis de le nommer dans cette chaire, a ses incertitudes, ses agitations violentes, et ses résolutions irrésolues et l’enfer de ses jalousies. Dura sicut infernus simulatio : et le reste que je ne dis pas. L’ambition a ses captivités, ses empressements, ses défiances et ses craintes, dans sa hauteur même qui est souvent la mesure de son précipice. L’avarice, passion basse, passion odieuse au monde, amasse non-seulement les injustices, mais encore les inquiétudes avec les trésors. Eh ! qu’y a-t-il donc de plus aisé que de faire de nos passions une peine plus insupportable en leur ôtant, comme il est très juste, ce peu de douceur par où elles nous séduisent, et leur laissant seulement les inquiétudes cruelles et l’amertume dont elles abondent… « Je ferai sortir du milieu de toi le feu qui dévorera tes entrailles » dit le prophète. Je ne l’enverrai pas de loin contre toi, il prendra dans ta conscience, et ses flammes s’élanceront du milieu de toi, et ce seront tes péchés qui le produiront. Le pensez-vous chrétiens, que vous fabriquiez en péchant l’instrument de votre supplice éternel ? Cependant vous le fabriquez. Vous avalez l’iniquité comme l’eau ; vous avalez des torrents de flammes[3] ».

Quelle sublime ironie et quelle profondeur dans ces quelques lignes à l’adresse des ambitieux dont les évènements, conduits par une mystérieuse providence, déjouent si facilement et si continuellement les desseins ! Et nunc reges intelligite !

« En effet, considérez, chrétiens, ces grands et puissants génies ; ils ne savent tous ce qu’ils font : Ne voyons-nous pas tous les jours manquer quelque ressort à leurs grands et vastes desseins, et que cela ruine toute l’entreprise ? L’évènement des choses est ordinairement si extravagant, et revient si peu aux moyens que l’on y avait employés, qu’il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu’il y a une puissance occulte et terrible qui se plaît à renverser les desseins des hommes, qui se joue de ces grands esprits qui s’imaginent remuer tout le monde, et qui ne s’aperçoivent pas qu’il y a une raison supérieure qui se sert et se moque d’eux comme ils se servent et se moquent des autres[4] ».

Voici maintenant sur la souffrance une page merveilleusement consolante pour les infortunés et qu’ils ne sauraient trop méditer et relire !

« Oui, je le dis encore une fois, les grandes prospérités ordinairement sont des supplices et les châtiments sont des grâces. « Car qui est le fils, dit l’Apôtre, que son père ne corrige pas ? »… Il n’est pas à propos que tout nous succède ; il est juste que la terre refuse ses fruits à qui a voulu goûter le fruit défendu. Après avoir été chassés du paradis, il faut que nous travaillions avec Adam, et que ce soit par nos fatigues et nos sueurs que nous achetions le pain de vie. — Quand tout nous rit dans le monde, nous nous y attachons trop facilement ; le charme est trop puissant et l’enchantement trop fort. Ainsi, mes frères, si Dieu nous aime, croyez qu’il ne permet pas que nous dormions à notre aise dans ce lieu d’exil. Il nous trouve dans nos vains divertissements, il interrompt le cours de nos imaginaires félicités, de peur que nous ne nous laissions entraîner aux fleuves de Babylone, c’est-à-dire au courant des plaisirs qui passent. Croyez donc très certainement, ô enfants de la nouvelle alliance, que lorsque Dieu vous envoie des afflictions, c’est qu’il veut briser les liens qui vous tenaient attachés au monde, et vous rappeler à votre patrie. Le soldat est trop lâche qui veut toujours être à l’ombre ; et c’est être trop délicat que de vouloir vivre à son aise et en ce monde et en l’autre… Ne t’étonne donc pas, chrétien, si Jésus-Christ te donne part à ses souffrances, afin de t’en donner à sa gloire[5] ».

Dans le sermon sur les Obligations de l’état religieux, il est sur le mariage plusieurs pages que j’ai lues d’abord avec une sorte de stupeur et dans lesquelles, aujourd’hui encore, j’inclinerais à trouver quelque exagération quoique avec un fond de vérité. Mais la franchise de l’expression, comme la profondeur de l’observation, et l’éloquente réalité de certains détails m’avaient frappé, et je n’ai pu résister à la tentation de cette nouvelle citation encore qu’un peu longue.

« Demandez, voyez, écoutez : que trouvez-vous dans toutes les familles, dans les mariages même qu’on croit les mieux assortis et les plus heureux, sinon des peines, des contradictions, des angoisses ? Les voilà ces tribulations dont parle l’Apôtre ; il n’en a point parlé en vain. Le monde en parle encore plus que lui ; toute la nature humaine est en souffrance. Laissons-là tant de mariages pleins de dissensions scandaleuses ; encore une fois, prenons les meilleurs : il n’y paraît rien de malheureux ; mais pour empêcher que rien n’éclate, combien faut-il que le mari et la femme souffrent l’un de l’autre !

Ils sont tous deux également raisonnables, si vous le voulez : chose étrangement rare, et qu’il n’est pas permis d’espérer ; mais chacun a ses humeurs, ses préventions, ses habitudes, ses liaisons. Quelques convenances qu’ils aient entre eux, les naturels sont toujours assez opposés pour causer une contrariété fréquente dans une société si longue : on se voit de si près, si souvent, avec tant de défauts de part et d’autre, dans les occasions les plus naturelles et les plus imprévues, où l’on ne peut point être préparé ; on se lasse, le goût s’use, l’imperfection rebute, l’humanité se fait sentir de plus en plus ; il faut à toute heure prendre sur soi, et ne pas montrer tout ce qu’on y prend ; il faut à son tour prendre sur son prochain, et s’apercevoir de sa répugnance. La complaisance diminue, le cœur se dessèche ; on se devient une croix l’un à l’autre : on aime sa croix, je le veux ; mais c’est la croix qu’on porte. Souvent on ne tient plus l’un à l’autre que par devoir tout au plus, ou par une estime sèche, ou par une amitié altérée et sans goût, et qui ne se réveille que dans les fortes occasions. Le commerce journalier n’a presque rien de doux : le cœur ne s’y repose guère ; c’est plutôt une conformité d’intérêt, un lien d’honneur, un attachement fidèle, qu’une amitié sensible et cordiale. Supposons même cette vive amitié : que fera-t-elle ? où peut-elle aboutir ? Elle cause aux deux époux des délicatesses, des sensibilités, des alarmes. Mais voici où je les attends : enfin, il faudra que l’un soit presque inconsolable à la mort de l’autre ; et il n’y a point dans l’humanité de plus cruelles douleurs que celles qui sont préparées par le meilleur mariage du monde.

Joignez à ces tribulations celle des enfants, ou indignes et dénaturés, ou aimables mais insensibles à l’amitié ; ou pleins de bonnes et de mauvaises qualités, dont le mélange fait le supplice des parents ; ou enfin heureusement nés et propres à déchirer le cœur d’un père et d’une mère qui dans leur vieillesse voient, par la mort prématurée de cet enfant, éteindre toutes leurs espérances. Ajouterai-je encore toutes les traverses qu’on souffre dans la vie par les voisins, par les ennemis, par les amis même, les jalousies, les artifices, les calomnies, les procès, les pertes de biens, les embarras des créanciers ! Est-ce vivre ? Ô affreuses tribulations, qu’il est doux de vous voir de loin dans la solitude ![6] »

Voilà certes qui doit consoler un peu le célibataire contristé de son isolement, et qui ne semble pas fait pour encourager à l’hymen ! Mais le grand moraliste chrétien, s’il donne la préférence à la vie la plus parfaite, ne dissimule pas que l’état religieux, lui aussi, a ses épreuves, ses peines, ses tentations contre lesquelles on ne saurait être trop en garde. Ô la page étonnante que celle-ci choisie entre plusieurs autres :

« Mais pendant que les enfants du siècle parlent ainsi, quel est le langage de ceux qui doivent être enfants de Dieu ? Hélas ! ils conservent une estime et une admiration secrète pour les choses les plus vaines, que le monde même, tout vain qu’il est, ne peut s’empêcher de mépriser. Ô mon Dieu, arrachez, arrachez du cœur de vos enfants cette erreur maudite. J’en ai vu, même de bons, de sincères dans leur piété, qui, faute d’expérience, étaient éblouis d’un éclat grossier. Ils étaient étonnés de voir des gens, avancés dans les honneurs du siècle, leur dire. « Nous ne sommes point heureux ! » Cette vérité leur était encore nouvelle, comme si l’Évangile ne la leur avait pas révélée, comme si leur renoncement au monde n’avait pas dû être fondé sur une pleine et constante persuasion de sa vanité.

« Oh ! qu’elle est redoutable cette puissance des ténèbres qui aveugle les plus clairvoyants ! C’est une puissance d’enchanter les esprits, de les séduire, de leur ôter la vérité même, après qu’ils l’ont crue, sentie, aimée. Ô puissance terrible, qui répand l’erreur, qui fait qu’on ne voit plus ce qu’on voyait, qu’on craint de le revoir, et qu’on se complaît dans les ténèbres de la mort… On promet à Dieu d’entrer dans cet état de nudité et de renoncement ; on le promet et c’est à Dieu : on le déclare à la face des saints autels ; mais après avoir goûté le don de Dieu, on retombe dans le piége de ses désirs. L’amour-propre, avide et timide, craint toujours de manquer : il s’accroche à tout, comme une personne qui se noie se prend à tout ce qu’elle trouve, même à des ronces et à des épines pour se sauver. Plus on ôte à l’amour-propre, plus il s’efforce de reprendre d’une main ce qui échappe à l’autre. Il est inépuisable en beaux prétextes ; il se replie comme un serpent, il se déguise, il prend toutes les formes ; il invente mille nouveaux besoins, pour flatter sa délicatesse et pour autoriser ses relâchements. Il se dédommage en petits détails des sacrifices qu’il a faits en gros : il se retranche dans un meuble, dans un habit, un livre, un rien qu’on n’oserait nommer ; il tient à un emploi, à une confidence, à une marque d’estime, à une vaine amitié. Voilà ce qui lui tient lieu des charges, des honneurs, des richesses, des rangs que les ambitieux du siècle poursuivent : tout ce qui a un goût de propriété, tout ce qui fait une petite distinction, tout ce qui console l’orgueil abattu et resserré dans des bornes si étroites, tout ce qui nourrit un reste de vie naturelle, et qui soutient ce qu’on appelle le moi ; tout cela est recherché avec avidité. On le conserve, on craint de le perdre ; on le défend avec subtilité, bien loin de l’abandonner ; quand les autres nous le reprochent, nous ne pouvons nous résoudre à nous l’avouer à nous-mêmes : on est plus jaloux là-dessus qu’un avare ne le fut jamais de son trésor.

« Ainsi la pauvreté n’est qu’un nom, et le grand sacrifice de la piété chrétienne se tourne en pure illusion et en petitesse d’esprit. On est plus vif pour des bagatelles que les gens du monde ne le sont pour les plus grands intérêts ; on est sensible aux moindres commodités qui manquent : on ne veut rien posséder, mais on veut tout avoir, même le superflu, si peu qu’il flatte notre goût : non-seulement la pauvreté n’est point pratiquée, mais elle est inconnue. On ne sait ce que c’est que d’être pauvre par la nourriture grossière, pauvre par la nécessité du travail, pauvre par la simplicité et la petitesse du logement, pauvre dans tout le détail de la vie. »

Le lecteur n’aura point regret à ces citations encore que multipliées ; il les préférerait certainement à une notice forcément écourtée, qui dans ces proportions réduites se trouve partout, mais dont pourtant nous ne croyons pas pouvoir nous dispenser comme on le verra plus loin. Bossuet est surtout dans ses écrits, en outre du Discours sur l’Histoire universelle et les Sermons, dans l’Histoire des Variations, le Commentaire sur les Évangiles, les Élévations sur les Mystères, etc, etc, et aussi dans ses Lettres où son génie, dans la spontanéité et la familiarité du style épistolaire, garde sa grandeur et sa sublimité[7]. Même dans l’abandon de la correspondance intime qui semble devoir le retenir sur la terre, plus d’une fois l’Aigle tout à coup prend son vol qui l’emporte vers les hauteurs, et là, planant dans l’espace et s’élevant toujours, il apparaît de loin aux regards éblouis encore l’astre-roi qu’il fixe incessamment de sa prunelle immobile.


III


Terminons, comme nous l’avons promis, par quelques détails biographiques :

Bossuet (Jacques Bénigne) naquit à Dijon, le 27 septembre 1627, d’une famille de magistrats. Il avait six ans lorsque son père, nommé conseiller au parlement de Metz nouvellement institué, alla s’établir dans cette ville, mais en laissant ses deux fils au collége de Dijon dirigé par les Jésuites. Bossuet quitta cette maison neuf ans après, envoyé par ses parents à Paris, comme pensionnaire au collége de Navarre dont le grand maître était Nicolas Cornet, célèbre par son savoir et sa piété, et qui, prompt à distinguer son nouvel élève, le prit en grande affection. Dès l’année suivante, Bossuet « soutenait sa première thèse et avec un tel éclat, dit la Biographie universelle de Michaud, qu’on parla de lui à Paris comme d’un prodige. On voulut le voir à l’hôtel de Rambouillet. Le comte de Feuquières l’y amena, et là, pour essayer cette abondance de pensées et cette facilité d’expression dont il semblait doué, on l’invita à composer un sermon. Au milieu de cette assemblée des plus beaux esprits de France, Bossuet prononça, après quelques instants de réflexion, un sermon qui fut accueilli par l’admiration générale. »

En 1652, Bossuet fut ordonné prêtre, après une retraite qu’il fit sous la direction de Saint Vincent de Paul, qui devint dès lors son ami et l’admit à ses conférences du mardi où l’on traitait de tout ce qui a rapport au ministère ecclésiastique. Le vénérable Cornet, dont l’affection pour Bossuet n’avait fait que s’accroître, voulait le faire nommer à sa place grand maître du collége de Navarre auquel la munificence de Mazarin permettait de donner de nouveaux et grands développements. Mais Bossuet se jugea trop jeune pour une pareille tâche et, malgré tous les motifs qui semblaient devoir le retenir à Paris, il alla se fixer près de sa famille à Metz. Nommé chanoine de la cathédrale, il se livra avec zèle aux devoirs du ministère et particulièrement à la prédication. La foule se pressait à ses sermons qui déterminèrent parmi les protestants de nombreuses conversions.

Appelé fréquemment à Paris pour les affaires du chapître, il prêcha et avec un grand succès dans cette ville, particulièrement un Avent et un Carême devant le roi et la reine mère ; il prononça aussi plusieurs panégyriques, entre autres celui de Saint Paul qui fut fort remarqué. Vers la même époque, parut le beau livre de l’Exposition de la Doctrine catholique, composé d’abord à l’intention de Turenne et qui aida fort à sa conversion.

En 1669, Bossuet devint évêque de Condom ; deux mois après, il prononçait l’oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre, l’un de ses chefs-d’œuvre. Nommé l’année suivante précepteur du Dauphin, il accepta ces nouvelles fonctions, mais en se démettant de son évêché et ne voulut, comme indemnité, qu’un modeste bénéfice. C’est alors que furent composés, pour l’instruction du Dauphin, quelques-uns des meilleurs ouvrages de l’auteur, le Discours sur l’Histoire universelle, la Politique tirée de l’Écriture sainte, le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même. En 1781, l’éducation du jeune prince étant terminée, le roi, pour récompenser Bossuet, le nomma évêque de Meaux. « Il embrassa dès lors avec zèle les devoirs de l’épiscopat, il reprit la prédication pour les fidèles de son diocèse… Son éloquence avait laissé de longs souvenirs et une tradition de respect et d’admiration pour son troupeau. Il s’occupa sans cesse d’instructions pastorales, de pieuses recommandations ; il composa des prières et un catéchisme qui depuis a été généralement adopté ; lui-même l’enseignait quelquefois aux petits enfants[8]. »

Dans la regrettable assemblée du clergé de 1782, réunie à Paris par la volonté du roi, en opposition au pape, Bossuet, lors de la séance d’ouverture, prononça un sermon sur l’Unité de l’Église « ayant surtout pour but de montrer qu’on ne songeait point à s’en écarter. Mais, dit le biographe déjà cité, ce discours se sent un peu de l’embarras où se trouvait Bossuet à la fois si soumis et si dévoué aux deux puissances et contraint à combattre l’une au nom de l’autre. » Pourquoi contraint ? L’illustre orateur n’aurait-il pas pu et dû, dans cette circonstance, conserver vis-à-vis de la royauté l’indépendance et la franchise dont il avait fait preuve en d’autres temps relativement à la conduite privée du roi. On sait que, condamnant avec un saint courage ses liaisons adultères, plus d’une fois il obtint de Louis XIV la cessation du scandale ; par malheur trop fréquente était la rechute.

Au milieu de ses sollicitudes pastorales, Bossuet continuait la rédaction et la publication de ses ouvrages, et en particulier sa polémique avec les protestants, qui n’eurent pas une réponse sérieuse à opposer à l’Histoire des Variations, le chef-d’œuvre du genre. Puis vint, à propos de la trop célèbre Madame Guyon, l’affaire du quiétisme dans laquelle Bossuet, ayant complètement raison quant au fond, ne sut pas toujours tempérer dans la forme l’emportement de son zèle. Dans sa polémique avec Fénelon qu’on vit, si prompt à reconnaître son erreur et à se condamner lui-même après la décision venue de Rome, Bossuet, trop souvent passionné et violent, ne se souvint pas assez des égards dus à un ancien ami, et son langage comme son attitude, qui contrastaient si fort avec la modération de son adversaire, lui firent tort dans l’esprit de beaucoup de personnes. On l’accusait de dureté et d’orgueil, quand il ne paraît avoir cédé qu’à l’impatience de la contradiction et à l’ardeur de son zèle dans des questions dont il s’exagérait, ce semble, l’importance par une certaine tendance à la sévérité contrastant avec la modération de son langage vis-à-vis des messieurs du Port Royal. C’est aller trop loin et exagérer d’une autre façon que d’insinuer, comme l’ont fait quelques-uns, qu’il inclinait vers leurs doctrines.

À propos de la polémique dont il est parlé plus haut, racontons une anecdote qui prouve les sentiments dont Bossuet était animé et la vivacité passionnée de ses convictions.

« Qu’auriez-vous fait si j’avais soutenu M. de Cambrai ? lui demanda Louis XIV un jour.

— Sire, répondit Bossuet, j’aurais crié vingt fois plus haut. »

L’évêque de Meaux touchait à sa soixante-seizième année et son intelligence n’avait point faibli, sa santé semblait robuste encore, lorsqu’il ressentit tout à coup les premières et douloureuses atteintes de la maladie (la pierre) à laquelle il devait succomber le 12 avril 1704, à Paris, où il se trouvait. De cette ville son corps fut ramené à Meaux et enterré dans la cathédrale après des funérailles solennelles. « Aujourd’hui, dit Michaud, l’on peut plus franchement prononcer que, parmi les hommes éloquents, aucun ne l’a été à la manière de Bossuet. Jamais l’éloquence ne fut plus dégagée de tout artifice, de tout calcul : c’est une grande âme qui se montre à nu et qui entraîne avec elle. Les mots, l’art de les disposer, l’harmonie des sons, la noblesse ou le vulgaire des expressions, rien n’importe à Bossuet ; sa pensée est si forte que tout lui est bon pour l’exprimer. »



  1. Sermon sur la Loi de Dieu.
  2. Sermon sur l’Impénitence finale.
  3. Sermon sur la Nécessité de la Pénitence.
  4. Sermon sur la Loi de Dieu.
  5. Sermon sur l’Utilité des souffrances.
  6. Sur les obligations de l’état religieux.
  7. Entre ses ouvrages nous ne mentionnons pas même pour mémoire : La Défense de l’Église Gallicane, ouvrage posthume apprécié par J. de Maistre à sa juste valeur, et fort suspect puisqu’il fut publié, sur une copie de provenance équivoque, et quarante ans après la mort de Bossuet qui, à un certain moment, paraît-il, avait qualifié les quatre propositions en termes plus que sévères, au risque de se condamner lui-même.
  8. Biographie universelle.