Les rues de Paris/Bourdaloue

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Bray et Rétaux (tome 1p. 130-138).


BOURDALOUE



I


Celui qu’on a si bien nommé le Prince des Orateurs, n’est pas un artiste à la façon de Cicéron par exemple, avant tout préoccupé de l’art de bien dire, de cadencer la phrase et d’arrondir savamment la période. Bourdaloue veut convaincre plus encore que plaire, parce qu’il obéit à une conviction forte et que chez lui tous les actes et la vie entière sont en harmonie avec ses paroles. Il se prêche lui-même et met toujours l’exemple à côté de la leçon.

Je ne sais rien de plus touchant, de plus admirable que ce que les biographes nous racontent des derniers temps de sa vie. Au comble de la célébrité, alors que les contemporains, le roi Louis XIV et les personnages les plus illustres lui demandaient conseil et que son nom était dans toutes les bouches, il disait, d’après ce que nous apprend le Père Martineau, son confrère :

« Dieu m’a fait la grâce de connaître le néant de ce qui brille le plus aux yeux des hommes, et il me fait encore celle de n’en être point touché. »

Un autre jour, il disait encore : « être si profondément convaincu de son incapacité pour tout bien que, malgré tous ses succès, il avait beaucoup plus à se défendre du découragement que de la présomption. »

En sorte que rien n’était plus remarquable, comme l’écrit Villenave, au milieu de tant de gloire que tant d’humilité[1].

Aussi n’aspirait-il qu’à se faire oublier et il lui tardait de pouvoir s’ensevelir dans la solitude pour se préparer à la mort. Il en fit la demande au Père provincial « qui ne put consentir à priver la Société de celui qui en faisait le principal ornement. » Bourdaloue, pour cette fois se résigna ; mais l’année suivante, il écrivit au général une longue lettre pour le supplier de lui accorder ce qu’il n’avait pu obtenir du Père provincial.

« Il y a cinquante-deux ans dit-il, que je vis dans la Compagnie, non pour moi mais pour les autres ; du moins plus pour les autres que pour moi. Mille affaires me détournent et m’empêchent de travailler, autant que je le voudrais, à ma perfection qui néanmoins est la seule chose nécessaire. Je souhaite de me retirer et de mener désormais une vie plus tranquille : je dis plus tranquille afin qu’elle soit plus régulière et plus sainte. Je sens que mon corps s’affaiblit et tend vers sa fin. J’ai achevé ma course et plût à Dieu que je pusse ajouter : J’ai été fidèle ! Je suis dans un âge où je ne me trouve plus guère en état de prêcher. Qu’il me soit permis, je vous en conjure, d’employer uniquement pour Dieu et pour moi-même ce qui me reste de vie, et de me disposer par là à mourir en religieux. La Flèche, ou quelque autre maison qu’il plaira aux supérieurs (car je n’en demande aucune en particulier pourvu que je sois éloigné de Paris), sera le lieu de mon repos. Là, oubliant les choses du monde, je repasserai devant Dieu toutes les années de ma vie dans l’amertume de mon âme. Voilà le sujet de tous mes vœux. »

Bourdaloue est tout entier dans cette admirable lettre ; aussi j’ai tenu à la donner tout au long et non par extraits seulement comme ont fait la plupart des biographes. Il se montre bien là tel que nous le dépeint son confrère, le Père Bretonneau : « Cependant Bourdaloue, en pensant aux autres, ne s’oubliait pas lui-même ; au contraire, ce fut par de fréquents retours sur lui-même qu’il se mit en état de servir si utilement les autres… Ses succès ne l’éblouirent point et ses occupations ne l’empêchèrent pas de veiller rigoureusement sur sa conduite. D’autant plus en garde qu’il était plus connu et dans une plus haute considération… Étroitement resserré dans les bornes de sa profession, il joignait aux talents de la prédication et de la direction des âmes le véritable esprit religieux… Il ne s’épargnait en rien également prêt pour qui que ce fut et se faisant tout à tous. Dans ce grand nombre de personnes de la première distinction dont il avait la conduite, bien loin de négliger les pauvres et les petits, il les recevait avec bonté ; il descendait avec eux, dans le compte qu’ils lui rendaient de leur vie, jusques aux moindres particularités ; et plus sa réputation et son nom leur inspiraient de timidité en l’approchant, plus il s’étudiait à gagner leur confiance, et à leur faciliter l’accès auprès de lui. Il ne se contentait pas de ce bon accueil. Il les allait trouver s’ils étaient hors d’état de venir eux-mêmes[2]. »

Et avec cela chez cet homme vraiment apostolique : « un dévouement inviolable au service de l’Église, et une soumission entière aux puissances ecclésiastiques et à ses supérieurs. » Il le prouva bien dans cette circonstance ; car le général, ayant fait à sa demande une réponse toute favorable, il se disposait à partir. Mais, d’après le désir exprimé par ses supérieurs immédiats, il crut devoir retarder de quelques semaines, et dans l’intervalle, par suite des remontrances venues de Paris, une seconde lettre arriva de Rome qui révoquait la permission donnée.

Bourdaloue n’insista pas, prompt à se soumettre à l’ordre de ses supérieurs dans lequel il vit l’expression de la volonté du ciel. Il reprit ses fonctions avec un nouveau zèle, et même avec plus d’activité et d’ardeur que jamais, prêchant, enseignant, confessant, et il ne put être arrêté par un rhume opiniâtre dont il souffrait depuis plusieurs semaines. Mais, à la suite d’un sermon qu’il avait prêché pour une prise d’habit, il se sentit plus indisposé. Le dimanche, jour de la Pentecôte (11 mai 1704), il dut se mettre au lit et une fièvre maligne interne se déclara avec les symptômes les plus alarmants. Quoiqu’il se fît peu d’illusion sur son état, il insista auprès du médecin pour savoir la vérité toute entière. On satisfit à son désir, et avant même que le docteur eût fini de parler, le malade dit : « C’est assez, je vous entends : il faut maintenant que je fasse ce que j’ai tant de fois prêché et conseillé aux autres. »

Dès le lendemain, après s’être préparé par une confession de toute sa vie à recevoir les derniers sacrements, « il entra lui-même, dit le Père Bretonneau, témoin oculaire sans doute, dans tous les sentiments qu’il avait inspirés à tant de moribonds. Il se regarda comme un criminel condamné à mort par l’arrêt du ciel. Dans cet état, il se présenta à la justice divine. Il accepta l’arrêt qu’elle avait prononcé contre lui et qu’elle allait exécuter : « J’ai abusé de la vie, dit-il en s’adressant à Dieu : je mérite que vous me l’ôtiez et c’est de tout mon cœur que je me soumets à un si juste châtiment. »

D’après ce que nous lisons ailleurs, il dit à ceux qui l’entouraient : « Je vois bien que je ne puis guérir sans miracle ; mais que suis-je pour que Dieu daigne faire un miracle en ma faveur ? Que sa sainte volonté s’accomplisse aux dépens de ma vie s’il l’ordonne ainsi ; qu’il me sépare de ce monde où je n’ai été que trop longtemps et qu’il m’unisse pour jamais à lui ! »

Avec une entière tranquillité d’esprit et comme s’il pouvait encore compter sur de longs jours, il mit en ordre les papiers dont il était dépositaire. Puis, se souvenant de ses nombreux et illustres amis, « il désira qu’on leur apprît qu’il regardait sa séparation d’avec eux sur la terre comme une partie du sacrifice qu’il faisait à Dieu de sa vie. »

Il s’entretint ensuite quelque temps avec son directeur, et alors un mieux s’étant manifesté, ses confrères et amis reprirent quelque espérance. Mais, dans la soirée, un violent accès de fièvre survint, bientôt suivi du délire et l’agonie commença. Le lendemain mardi, 13 mai, vers cinq heures du matin, il expira. Bossuet l’avait précédé de quelques semaines dans la tombe (12 avril 1704.)


II


Bourdaloue était dans la soixante-douzième année de son âge, né à Bourges, le 20 août 1632, l’année même où le pape Urbain VIII approuvait la Congrégation des Prêtres de la Mission, fondée par Saint Vincent-de-Paul. Bourdaloue, qui reçut au baptême le prénom de Louis, entra, dès l’âge de quinze ans, dans la Compagnie de Jésus. Il passa par tous les exercices, employant les dix-huit premières années de noviciat, soit à ses propres études, soit à professer la rhétorique, la philosophie, la théologie. Quelques sermons qu’il eut occasion de prêcher révélèrent sa véritable vocation à ses supérieurs qui le destinèrent dès lors à la prédication. Après s’être fait entendre en province avec un grand succès, il vint à Paris et prêcha tout d’abord dans l’église de la maison professe avec un éclat extraordinaire. Également aimé des grands, du peuple et des savants, il attirait une foule prodigieuse ; sa réputation croissait d’un sermon à l’autre ; plus on l’entendait, plus on voulait l’entendre.

Le roi Louis XIV le goûtait tout particulièrement, et, après l’avoir entendu, depuis l’Avent de l’année 1670, plusieurs Avents et plusieurs Carêmes, il le redemandait toujours en disant : « J’aime mieux ses redites que les choses nouvelles d’un autre. »

Sa courageuse franchise même ne le refroidissait pas. On raconte qu’un jour Bourdaloue, ayant prêché devant le roi, celui-ci lui dit :

« Mon père, vous devez être content de moi ; madame de Montespan est à Clagny.

— Oui, sire, répondit le prédicateur, mais Dieu serait plus satisfait si Clagny était à soixante-dix lieues de Versailles. »

On conçoit après cela que madame de Sévigné pût écrire : « Jamais prédicateur n’a prêché si hautement ni si généreusement les vérités chrétiennes… Le Père Bourdaloue frappe comme un sourd, disant des vérités à bride abattue, parlant à tort et à travers contre l’adultère. »

La même madame de Sévigné disait à sa fille : « Je m’en vais en Bourdaloue, » comme elle eût dit : « Je m’en vais en cour, » et ne laissait échapper aucune occasion d’entendre le célèbre prédicateur, témoin cette anecdote : Bourdaloue devait prêcher une passion que madame de Sévigné avait déjà entendue avec sa fille l’année précédente : « Et c’était pour cela, dit-elle, que j’en avais envie ; mais l’impossibilité m’en ôta le goût. Les laquais y étaient dès mercredi ; et la presse était à mourir. »

On ne saurait s’en étonner quand on lit aujourd’hui ces sermons, les premiers de ce genre, et dont le Père Bretonneau dit avec raison : « Il avait dans un éminent degré tout ce qui peut former un parfait prédicateur. Il reçut de la nature un fonds de raison qui, joint à une imagination vive et pénétrante, lui faisait trouver d’abord dans chaque chose le solide et le vrai… Ses divisions justes, ses raisonnements suivis et convaincants, ses mouvements pathétiques, ses réflexions judicieuses et d’un sens exquis, tout va à son but… Persuadé que le prédicateur ne touche qu’autant qu’il intéresse et qu’il applique, et que rien n’intéresse davantage et n’attire plus l’attention qu’une peinture sensible des mœurs où chacun se voit lui-même et se connaît, il tournait là tout son discours. » Il suffit de citer ces admirables sermons sur le Mariage, le Choix, d’un état, les Divertissements du monde, l’Hypocrisie, la Prière, les Devoirs envers les domestiques etc., dans lesquels abondent, avec les solides raisonnements, les observations et les conseils pratiques, les réflexions d’une étonnante sagacité et tous ces portraits admirables de relief et de vie d’une vérité si prodigieuse quoique on ne pût reconnaître les modèles et qui faisaient dire à madame de Termes : « Il est inimitable et les prédicateurs qui l’ont voulu copier sur cela n’ont fait que des marmousets. »

Quoique admirable par la solidité des raisonnements et la victorieuse logique, Bourdaloue savait aussi parler au cœur, témoin ce qu’écrivait madame de Maintenon, à l’occasion d’un sermon prêché devant Louis XIV et sa cour. « Il a parlé au Roi sur sa santé, sur l’amour de son peuple, sur les craintes de la cour ; il a fait verser bien des larmes ; il en a versé lui-même : c’était son cœur qui parlait à tous les cœurs. »

Quand aujourd’hui la lecture seule de tant de pages éloquentes nous frappe d’une façon si vive et nous émeut si profondément, qu’on imagine ce que ce devait être quand ces mêmes choses étaient dites au milieu du silence solennel d’un immense et religieux auditoire, et tombaient des lèvres de Bourdaloue : « Le feu dont il animait son action, dit le Père Bretonneau, sa rapidité en prononçant, sa voix pleine, résonnante, douce et harmonieuse, tout était orateur en lui, et tout servait à son talent. »

On conçoit après cela que Bossuet ait pu dire dans la candeur de sa modestie : « Cet homme sera éternellement notre maître en tout. »

N’oublions pas ce mot encore d’un des contemporains de Bourdaloue et qui prouve que, dans l’estime de tous, chez lui la vertu égalait le talent : « Sa conduite, disait on, est la meilleure réponse que l’on puisse faire aux Lettres Provinciales. »



  1. Notice sur Bourdaloue. Édition de 1812. 16 volumes in-8o.
  2. Préface du Père Bretonneau dans la première édition des Sermons de Bourdaloue.