Les rues de Paris/Fontaine (Jean de La)

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Bray et Rétaux (tome 1p. 380-404).


FONTAINE (JEAN DE)



I


    Papillon du Parnasse et semblable aux abeilles,
    À qui le bon Platon compare nos merveilles,
    Je suis chose légère et vole à tout sujet :
    Je vais de fleur en fleur et d’objet en objet ;
    À beaucoup de plaisirs je mêle un peu de gloire.[1]

A dit La Fontaine de lui-même. Et ailleurs :

    J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique,
    La ville et la campagne, enfin tout ; il n’est rien
             Qui ne soit souverain bien,
    Jusqu’au sombre plaisir d’un cœur mélancolique[2].

Tel fut en effet notre poète quoique d’abord des pensées très différentes aient paru le préoccuper. Né à Château-Thierry (Marne), le 8 juillet 1621, à l’âge de dix-neuf ans, il se crut appelé à la vie religieuse, et voulut entrer à l’Oratoire. Mais, après un séjour de dix-huit mois dans la maison, il reconnut qu’il se trompait sur sa vocation et rentra dans le monde. Son père, qui exerçait à Château-Thierry la charge de maître particulier des eaux et forêts, lui céda son emploi en le mariant avec Marie Héricart, fille d’un lieutenant au baillage de la Ferté-Milon, personne qui joignait à la beauté beaucoup d’esprit[3]. D’après ce qu’affirment les biographes, La Fontaine, n’eut pour ainsi dire point de part à ces deux engagements : on les exigea de lui, et il s’y soumit plutôt par indolence que par goût. Aussi n’exerça-t-il sa charge pendant plus de vingt ans qu’avec indifférence.

Et cette indifférence s’accrut avec le goût de plus en plus vif pour la poésie qu’avait éveillé chez La Fontaine, dit-on, l’audition d’une pièce de vers de Malherbe, déclamée avec emphase par un officier en garnison à Château-Thierry. Cette lecture provoqua chez lui une véritable explosion d’enthousiasme. Non-seulement il lut et relut les vers de Malherbe ; mais il les apprit par cœur et s’efforça dans ses premiers essais de l’imiter. « Par bonheur, d’utiles conseils lui ouvrirent les yeux, et l’un de ses parents nommé Pintrel, dit Montenault, homme de bon sens qui n’était point sans goût, mit entre ses mains Horace, Virgile, Térence, Quintilien, comme les vraies sources du bon goût et de l’art d’écrire… À ces livres, La Fontaine joignit ensuite la lecture de Rabelais, Marot, Boccace, l’Arioste. » Pour ces derniers il eût pu mieux choisir et l’influence pernicieuse que ces lectures exercèrent sur le poète n’est que trop visible dans certains de ses ouvrages.

C’est à peu près vers cette époque qu’il faut placer un évènement raconté par les contemporains, Louis Racine, d’Olivet, etc et qui prouve, avec la bonhomie originale de La Fontaine, l’influence toute puissante de cet absurde préjugé du faux point d’honneur qui, à cette époque et sous le règne précédent surtout, fit tant de victimes. Dans la circonstance par bonheur, il n’y eut pas de sang répandu, et la querelle finit par un déjeuner où les amis, le verre en main, fêtèrent la réconciliation.

Le poète était fort lié avec un ancien capitaine de dragons retiré à Château-Thierry, nommé Poignant, homme franc et loyal, et déjà plus jeune. Tout le temps que Poignant n’était pas au cabaret, il le passait chez La Fontaine, et par conséquent, en l’absence de celui-ci, auprès de sa femme.

« Comment, lui dit un voisin médisant, souffres-tu que le capitaine s’installe ainsi chez toi chaque jour ?

— Et pourquoi n’y viendrait-il pas ? répond La Fontaine, c’est mon meilleur ami.

— Ce n’est pas ce que dit le public ; on prétend qu’il ne va chez toi que pour madame de La Fontaine.

— Sottises ! mais d’ailleurs que puis-je faire à cela ?

— Demander satisfaction l’épée à la main pour le tort qui t’est fait dans l’opinion.

— J’aviserai, dit La Fontaine.

Le lendemain, dès quatre heures du matin, il frappait chez Poignant qu’il réveille.

— Lève-toi vite, dit-il, et sortons ensemble pour une affaire importante.

— Laquelle ? demande Poignant.

— Tu le sauras, répond La Fontaine, quand nous serons dehors.

Poignant, assez surpris, se lève, s’habille et suit La Fontaine qui, après l’avoir conduit dans un lieu écarté, lui dit de l’air le plus tranquille :

— Mon ami, il faut nous battre.

— Comment ! qu’est-ce que cela veut dire ? répond Poignant de plus en plus étonné. Entre nous d’ailleurs la partie n’est pas égale ; je suis, un vieux soldat et toi tu n’as jamais tiré l’épée.

— N’importe, le public veut que je me batte avec toi ; ainsi en garde.

Bon gré, mal gré alors, Poignant tire son épée, et dès les premières passes, il fait sauter à dix pas celle de La Fontaine. Alors l’ayant désarmé, il lui demande l’explication de sa conduite et La Fontaine s’empresse de le satisfaire.

— Ce sont propos absurdes ! dit alors Poignant, et mon âge, mon humeur, comme l’estime que j’ai pour ta femme, l’amitié que j’ai pour toi devaient écarter toute inquiétude, mais puisqu’il est ainsi je proteste que je ne mettrai plus les pieds dans ta maison.

— Au contraire, répond La Fontaine en lui serrant la main, j’ai fait ce que le public voulait ; maintenant je veux que tu viennes chez moi tous les jours sans quoi nous nous battrons encore. »

La Fontaine, venu à Paris en 1654, fut présenté par un de ses parents, Jannart, oncle de sa femme et favori de Fouquet, au surintendant des finances alors tout puissant. Fouquet, qui par goût et sans doute aussi par calcul, se plaisait au rôle de Mécène, fit au poète peu connu encore, une pension dont La Fontaine « tenait compte par une autre pension en vers qu’il lui payait exactement par quartier. » Lors de la disgrâce de Fouquet (1661), disgrâce méritée, La Fontaine auquel la reconnaissance faisait illusion, éleva généreusement la voix en faveur de son protecteur, et composa l’élégie intitulée aux Nymphes de Vaux, « alors, dit Walckenaer, toute l’animosité qui existait contre le surintendant se calma. » Jannart, enveloppé dans la disgrâce de Fouquet, fut exilé à Limoges et La Fontaine le suivit par dévouement pour son ami, disent les biographes ; mais peut-être aussi par d’autres motifs, parce qu’il était peu pressé de retourner près de sa femme pour laquelle il s’était déjà refroidi sans avoir été jamais fort épris d’ailleurs. De Limoges, il lui écrit :

« Vous ne jouez ni ne travaillez, ni ne vous souciez du ménage, et hors le temps que vos bonnes amies vous donnent par charité, il n’y a que les romans qui vous divertissent. Considérez, je vous prie, l’utilité que ce vous serait si, en badinant, je vous avais accoutumée à l’histoire soit des lieux, soit des personnes ; vous auriez de quoi vous désennuyer toute votre vie. »

Mais, outre que ces remontrances sont faites sur un ton assez peu affectueux, La Fontaine, dans cette même correspondance, par une étrange indiscrétion, fait à sa femme des confidences qui ne sont pas de nature à la flatter. Pendant son voyage, « il avait trouvé, dit-il, trois femmes dans la diligence : Parmi ces trois femmes, il y avait une Poitevine qui se qualifiait comtesse ; elle paraissait assez jeune et de taille raisonnable, témoignait avoir de l’esprit ; déguisait son nom et venait plaider en séparation contre son mari : toutes qualités d’un bon augure, et j’y eusse trouvé matière de cajolerie si la beauté s’y fût rencontrée ; mais je vous défie de me faire trouver un grain de sel dans une personne à qui elle manque. »

Se peut-il rien de plus déplacé que ce langage ? Mais il semble que La Fontaine n’en eût pas conscience, et ce même homme « le plus singulier qui peut-être ait existé » d’après Walckenaer, fait preuve, bientôt après, d’une sensibilité des plus touchantes. En passant à Amboise où Fouquet avait été renfermé d’abord, La Fontaine voulut voir la chambre qu’avait habitée le prisonnier ; « triste plaisir, je vous le confesse, mais enfin je le demandai. Le soldat, qui nous conduisait, n’avait pas la clef ; au défaut je fus longtemps à considérer la porte et me fis conter la manière dont le prisonnier était gardé. Je vous en ferais volontiers la description ; mais ce souvenir est trop affligeant… Sans la nuit on n’eut jamais pu m’arracher de cet endroit. »

À son retour de Limoges, La Fontaine se rendit à Château-Thierry ; il y retrouva la duchesse de Bouillon, Marie-Anne Mancini, nièce de Mazarin, à laquelle il avait été présenté naguère et qui devint dès lors une de ses plus zélées protectrices. « C’était, dit Walckenaer, une brune piquante, plus jolie que belle, vive et même un peu emportée, aimant les plaisirs et animant la conversation par une gaîté spirituelle et des saillies inattendues ; elle avait un goût décidé pour la poésie et même elle faisait des vers. Le désir de lui plaire et d’amuser son imagination libre et badine lui inspira, dit-on, ses plus jolis contes, mais malheureusement aussi les plus licencieux. »

Qu’une femme et une jeune femme, appartenant à la société la plus élevée, ait pris plaisir à ces tristes produits de la verve libertine du poète et n’ait pas craint d’encourager, d’applaudir ce qu’elle eût dû avoir honte seulement d’écouter, c’est ce qu’on a peine à comprendre. Lorsque la duchesse de Bouillon revint à Paris, elle emmena avec elle La Fontaine qu’elle fit connaître aux membres de sa famille comme à plusieurs personnages importants. La même année (1665), le poète, âgé de 44 ans, publia son premier recueil de Contes et Nouvelles en vers où, quoi qu’on ait dit, le mérite de la forme, mérite fort exagéré, ne suffit pas à racheter l’indignité du fond.

II


Toutefois, pour être juste, il faut reconnaître que le caractère exceptionnel de La Fontaine permet de croire qu’il ne se rendait pas bien compte à lui-même de la portée si blâmable de son œuvre. Il s’était lié, vers 1664 ou 1665, avec Molière déjà célèbre, Racine et Boileau qui ne devaient pas tarder à le devenir, et Chapelle « qui n’eut pas le génie de ses quatre amis, mais leur fut supérieur comme homme de société. » Dans une réunion qui eut lieu chez Boileau et où se trouvait un frère de celui-ci, docteur en Sorbonne, l’ecclésiastique se mit à disserter sur Saint Augustin et en fit un éloge pompeux. La Fontaine qui, plongé dans une de ses rêveries habituelles, semblait écouter sans entendre, se réveille tout à coup comme en sursaut pour dire au théologien :

« Croyez-vous que Saint Augustin eut plus d’esprit que Rabelais ? »

Quelque temps interdit, le docteur le regarda de la tête aux pieds et finit par répondre :

— « Prenez garde, M. de La Fontaine, vous avez mis un de vos bas à l’envers ; » ce qui était vrai.

Un autre jour, La Fontaine soupait avec Racine, Despréaux, Molière et Descoteaux, le joueur de flûte. La Fontaine était ce jour là, plus qu’à l’ordinaire, plongé dans ses distractions. Racine et Boileau, pour le tirer de sa léthargie, mais sans pouvoir y réussir, ne lui ménagèrent point les épigrammes au point que Molière trouva que c’était passer les bornes ; aussi, dit-il, en à parte à Descoteaux :

« Nos beaux-esprits ont beau se trémousser, ils n’effacent pas le bonhomme. »

À propos d’à parte, voici une autre curieuse anecdote et parfaitement authentique : « Dans un repas qu’il fit avec Molière et Despréaux, dit Montenault, où l’on disputait sur le genre dramatique, il se mit à condamner les à parte.

« Rien, disait-il, n’est plus contraire au bon sens. Quoi ! le parterre entendra ce qu’un acteur n’entend pas, quoiqu’il soit à côté de celui qui parle ? »

« Comme il s’échauffait en soutenant son sentiment de façon qu’il n’était pas possible de l’interrompre et lui faire entendre un mot : « Il faut, disait Despréaux, à haute voix tandis qu’il parlait, il faut que La Fontaine soit un grand coquin, un grand maraud ! » et répétait continuellement les mêmes paroles sans que La Fontaine cessât de disserter. Enfin l’on éclata de rire ; sur quoi revenant à lui comme d’un rêve interrompu : « De quoi riez-vous donc ? » demanda-t-il. — Comment ! lui répondit « Despréaux, je m’épuise à vous injurier fort haut, et vous ne m’entendez point quoique je sois si près de vous que je vous touche : et vous êtes surpris qu’un acteur sur le théâtre n’entende point un à parte qu’un autre acteur dit auprès de lui ? … »

Ces distractions parfois si plaisantes de même que la profonde méditation dans laquelle d’autres fois il était absorbé au point de paraître comme insensible n’empêchaient point qu’il fût causeur des plus charmants, convive des plus aimables, s’il se trouvait dans une société de personnes à lui bien connues et dont la présence lui était tout agréable. Ses yeux alors s’animaient, le sourire s’épanouissait sur ses lèvres ; « il disait tout ce qu’il voulait, et le disait si bien qu’il enchantait les oreilles les plus délicates. » Cette réputation de merveilleux causeur, que lui avaient valu quelques-unes de ces soirées intimes, le faisait singulièrement rechercher par les gourmets… d’esprit et l’on était plus heureux et plus fier d’annoncer La Fontaine à ses convives que ce fameux Lambert dont nous parlent à l’envi La Bruyère et Boileau. Mais plus d’une fois l’amphitryon et ses amis y furent attrapés, témoin cette anecdote :

La Fontaine avait été invité à dîner chez M. Laugeois d’Imbercourt, fermier-général. Racine le fils dit chez M. Le Verrier. Il arriva à l’heure précise, prit place à la table, mangea du meilleur appétit, mais sans répondre autrement que par des monosyllabes ou par le silence aux interrogations du maître de la maison et des conviés. Puis comme, avant la fin du repas, il se levait de table, s’excusant sur la nécessité pour lui de se rendre à l’Académie, on lui fit remarquer qu’il était de bonne heure encore et qu’il avait peu de chemin à faire.

« Je prendrai le plus long ! » répondit tranquillement La Fontaine et le voilà parti. Une autre fois, « trois de complot, dit Vigneul de Marville[4] par le moyen d’un quatrième qui avait quelque habitude auprès de cet homme rare, nous l’attirâmes dans un petit coin de la ville, à une maison consacrée aux Muses, où nous lui donnâmes un repas pour avoir le plaisir de jouir de son agréable entretien. Il ne se fit point prier ; il vint à point nommé sur le midi. La compagnie était bonne, la table propre et délicate, et le buffet bien garni. Point de compliments d’entrée, point de façons, nulle grimace, nulle contrainte. La Fontaine garda un profond silence ; on ne s’en étonna point parce qu’il avait autre chose à faire qu’à parler. Il mangea comme quatre et but de même. Le repas fini, on commença à souhaiter qu’il parlât, mais il s’endormit. Après trois quarts d’heure de sommeil, il revint à lui. Il voulait s’excuser sur ce qu’il avait fatigué. On lui dit que cela ne demandait pas d’excuse, que tout ce qu’il faisait était bien fait. On s’approcha de lui, on voulut le mettre en humeur et l’obliger à laisser voir son esprit ; mais son esprit ne parut point, il était allé je ne sais où et peut-être alors animait-il ou une grenouille dans les marais, ou une cigale dans les prés, ou un renard dans la tanière ; car durant tout le temps que La Fontaine demeura avec nous il ne nous sembla être qu’une machine sans âme. On le jeta dans un carrosse où nous lui dîmes adieu pour toujours. Jamais gens ne furent plus surpris ; et nous nous disions les uns aux autres : « Comment se peut-il faire qu’un homme qui a su rendre spirituelles les plus grossières bêtes du monde, et les faire parler le plus joli langage qu’on ait jamais ouï, ait une conversation si sèche, et ne puisse pas pour un quart d’heure faire venir son esprit sur ses lèvres et nous avertir qu’il est là ? »

C’est que chez le poète cette facilité de caractère en même temps que cette irréflexion, qui le livraient presque sans défense à la curiosité indiscrète, s’unissaient à une impatience singulière de toute contrainte, et d’autant plus difficile à vaincre que lui-même n’en avait pas conscience. Alors, poussé dans ses derniers retranchements, il se tirait d’affaire par une excuse telle quelle, bonne ou mauvaise, il n’importe, mais la première qui lui venait à l’esprit, témoin cette aventure.

Lorsque à la suite des premières brouilles, Madame de La Fontaine se fut retirée à Château-Thierry, Racine et Despréaux représentèrent à notre poète que cette séparation n’était pas décente et lui faisait peu d’honneur ; ils insistèrent pour un raccommodement. Docile à leurs conseils, La Fontaine partit. En descendant de la diligence de Château-Thierry, il se rendit chez sa femme.

« Madame est au salut ! » répondit la domestique qui ne le connaissait point.

— Ah ! fit La Fontaine qui, ennuyé bientôt d’attendre, s’en va rendre visite à un ami lequel l’invite à souper. « La Fontaine bien régalé, comme dit Montenault, s’oublie à table jusqu’à une heure fort avancée et volontiers il accepte l’hospitalité que lui offre son aimable amphitryon. Le lendemain matin, sans plus songer à sa femme, il reprend la voiture publique et revient à Paris. En le voyant de retour, ses amis s’empressent de l’interroger sur les résultats de son voyage :

« J’ai été pour voir ma femme, leur dit-il, mais je ne l’ai point trouvée ; elle était au salut. »

Il faut voir là non, comme l’ont trop répété la plupart des biographes, une distraction un peu forte sans doute, mais bien plutôt l’excuse vaille que vaille d’un homme faible et qui veut à tout prix échapper à une démarche pour lui déplaisante. On ne peut trop regretter cependant, pour le bonheur comme pour le talent de La Fontaine, que cette réconciliation avec sa femme n’ait point eu lieu, et on se l’explique d’autant moins que le ravissant poème de Philémon et Beaucis, prouve qu’il était fait pour comprendre le paisible bonheur du foyer domestique. Citons seulement ces quelques vers :

    Pour peu que des époux séjournent sous leur ombre,
    Ils s’aiment jusqu’au bout malgré l’effort des ans.
    Ah ! si !… Mais autre part j’ai porté mes présens.

Walckenaer dit excellemment : « Oui, La Fontaine, La Fontaine, nous le répèterons après toi : Ah ! si le ciel t’avait donné une compagne qui t’eût fait connaître les tranquilles jouissances de la vie domestique, ton imagination n’eût été ni moins gaie, ni moins vive, ni moins spirituelle ; mais elle eût été mieux réglée et plus pure. Tes fables seraient toujours l’objet de notre admiration et de nos louanges ; mais, dans tes autres écrits, la peinture des plus doux sentiments du cœur, dont tu connais si bien le langage, qui a fait des chefs-d’œuvre irréprochables du petit nombre de contes où tu l’as employée, aurait remplacé ces tableaux licencieux où tu as outragé les mœurs et quelquefois le dieu du goût. Alors, ô La Fontaine, les satyres n’eussent point mêlé de fleurs pernicieuses parmi les fleurs suaves et brillantes dont les Muses et les Grâces ont tressé ta couronne ; et ces vierges du Parnasse ne te reprocheraient point, en rougissant, de les avoir si souvent forcées à se séparer de la pudeur qui doit toujours être leur inséparable compagne. Alors il ne nous faudrait plus soustraire, comme un poison corrupteur, aux regards des jeunes gens et des enfants, une seule des pages du poète de l’enfance et de la jeunesse. »

Dans ses fables[5] mêmes où se trouvent tant d’incomparables chefs-d’œuvre, il est çà et là plus d’une tache qu’il faudrait effacer avant de mettre le livre en des mains innocentes. Il n’en serait point ainsi sans doute si La Fontaine, au lieu de s’abandonner lui-même à tous les hasards de l’existence, comprenant mieux ses devoirs d’époux et de père, eût eu près de lui, pour le consoler, une femme sérieuse, une épouse vraiment chrétienne et dont la piété s’inspirât de l’esprit plus que de la lettre. Supposons le poète dans ces conditions de bonheur, de vie chaste et paisible, au lieu de ces vilains contes, de comédies médiocres, ou du fade roman de Psyché, nous aurions peut-être un volume de plus de fables exquises et de délicieux poèmes.

Cette douce providence du foyer domestique, dira-t-on, ne manqua point à La Fontaine ; car on sait qu’une femme non moins distinguée par l’esprit que par le cœur, Madame de la Sablière, voyant le poète si fort ignorant des choses de la vie pratique et par ce motif souvent dans l’embarras, se plut à le recueillir dans sa maison en lui ôtant tout souci du lendemain. Mais à cette époque, femme du monde et trop du monde, la généreuse bienfaitrice n’était pas un Mentor bien sévère pour le génie du poète. Plus tard, lorsque les déceptions amères d’une affection illégitime trahie eurent amené Madame de la Sablière au repentir, sa piété dans ses saintes ardeurs et la pratique assidue des bonnes œuvres la rendirent presque une étrangère dans sa propre maison. Jusqu’à la fin de sa vie cependant, la noble femme continua de veiller de loin sur l’hôte qui lui fut toujours cher, mais dont elle ne disait plus comme autrefois, après avoir congédié tous les importuns et les domestiques, afin d’être toute à la poésie et à la conversation : « Je n’ai gardé avec moi que mes trois animaux, mon chat, mon chien et mon La Fontaine. »

La maison d’où Mme de la Sablière était absente le plus souvent, retenue près du lit d’une pauvre malade à l’hospice des Incurables ou ailleurs, cette maison semblait bien vide à La Fontaine. Presque sexagénaire déjà, il aurait eu plus que jamais besoin d’un intérieur aimable qui le détournât de certaines sociétés dans lesquelles il était entraîné par la facilité de son humeur et l’attrait d’une conversation plus spirituelle que réservée.

Pendant l’année 1683, une place se trouva vacante à l’Académie par la mort de Colbert. La Fontaine se mit sur les rangs et, ce qu’on n’eût pas attendu de son indifférence habituelle, « il prit fort à cœur, dit Montenault, le succès de cette affaire et c’est le seul trait d’ambition qu’on puisse remarquer dans le cours de sa vie. » Il se trouvait en concurrence avec Boileau, mais seize voix contre sept témoignèrent de la préférence de l’Académie pour le Bonhomme. Louis XIV, prévenu contre le poète à cause de ses Contes, témoigna quelque mécontentement de ce choix, et fit attendre six mois ses ordres pour la réception de La Fontaine. Mais une seconde vacance ayant permis de nommer l’auteur des Satires, Louis XIV, lorsqu’il lui fut rendu compte de cette nouvelle élection, dit aux académiciens : « Le choix qu’on a fait de M. Despréaux m’est agréable et sera généralement approuvé. Vous pouvez, ajouta-t-il, recevoir incessamment La Fontaine, il a promis d’être sage. »

L’Académie s’empressa de recevoir l’auteur des Fables et tous applaudirent à ce compliment que lui adressa l’abbé de la Chambre alors directeur : « L’Académie reconnaît en vous, Monsieur, un de ces excellents ouvriers, un de ces fameux artisans de la belle gloire, qui la va soulager dans les travaux qu’elle a entrepris pour l’ornement de la France et pour perpétuer la mémoire d’un règne si fécond en merveilles.

« Elle reconnaît en vous un génie aisé et facile, plein de délicatesse et de naïveté, quelque chose d’original et qui, dans sa simplicité apparente et sous un air négligé, renferme de grands trésors et de grandes beautés. »

« La Fontaine, dit Montenault, fut estimé et chéri de ses confrères parmi lesquels il parut toujours avec cette candeur et cette bonté de caractère qu’on ne peut se donner ni même imiter quand on ne l’a pas ; simple, doux, ingénu, plein de droiture, il n’eut jamais la moindre mésintelligence avec aucun d’eux. »

III


Mais d’ailleurs il resta toujours, pour lui-même et un peu pour les siens[6], aussi étranger à la vie pratique, ayant l’imprévoyance de l’enfant ou de l’homme primitif, et trouvant tout simple, pour faire face aux embarras du moment, de vendre pièce à pièce son patrimoine. Aussi la mort de Mme de la Sablière (1693) fut-elle pour lui un très-grand malheur. « En perdant cette illustre amie, La Fontaine perdit aussi les douceurs de la vie qui lui étaient les plus chères. Son repos et sa tranquillité en furent troublés. Il se vit isolé, et contraint de pourvoir à ses besoins devenus plus sensibles par l’âge et que l’attention et la générosité de sa bienfaitrice lui avaient laissé ignorer pendant une bonne partie de la vie. La nécessité, s’il faut le dire, pensa pour lors l’exiler de sa patrie. » En effet, peut-être il eût cédé aux sollicitations d’amis dévoués, la duchesse de Mazarin, Mme Harvey, veuve de l’ambassadeur, le duc de Devonshère, milord Montaigu, milord Godolphin, qui lui offraient, en Angleterre, par l’entremise de Saint-Evremont, une généreuse hospitalité lorsqu’il tomba gravement malade ; lui, qui si longtemps avait joui d’une santé excellente, il fut forcé de s’aliter ce qui dut lui rendre plus pénible la solitude. Mais cette grande épreuve était pour le poète une grâce singulière de la Providence. Quoique nullement impie au fond, tout absorbé par la passion littéraire et cédant aussi à d’autres moins louables entraînements, il avait vécu, chose rare pour l’époque, trop étranger à la pratique religieuse, au point même d’avoir presque oublié les premiers enseignements du christianisme, témoin cette parole adressée par lui au P. Pouget venu avec un ami pour lui rendre visite. « Après les politesses d’usage, dit un biographe, l’ecclésiastique fit tomber insensiblement la conversation sur la religion et sur les preuves qu’on en tire tant de la raison que des Livres Saints. Sans se douter du but de ces discours :

« Je me suis mis, lui dit La Fontaine avec sa naïveté ordinaire, depuis quelque temps à lire le Nouveau-Testament : je vous assure que c’est un fort bon livre, oui, vraiment, c’est un bon livre. Mais il y a un article sur lequel je ne me suis pas rendu ; c’est l’éternité des peines ; je ne comprends pas comment cette éternité peut s’accorder avec la bonté de Dieu. »

« Le P. Pouget satisfit à cette objection par les meilleures raisons qu’il put trouver dans ce moment ; et La Fontaine, après plusieurs répliques fut si content de l’entendre qu’il le pria de revenir. Le P. Pouget ne demandait pas mieux » car il n’était venu que pour cela. Après une suite d’entretiens prolongés avec le jeune et savant ecclésiastique, La Fontaine, pleinement éclairé, voulut faire une confession générale en se résignant aux sacrifices que lui imposait son directeur et de la nécessité desquels il n’avait pas été facile d’abord de le convaincre : un désaveu public de ses contes, puis la promesse de ne pas donner aux comédiens une pièce composée depuis peu et qui avait été fort goûtée par tous les amis du poète.

La répugnance qu’éprouvait La Fontaine à céder sur ces deux points lui suggéra plus d’une objection à laquelle le théologien répondit avec sa charité ordinaire, ce qui n’empêcha point, par la contrariété du poète, que la discussion fût parfois assez vive. On sait à ce sujet la réflexion originale de la garde-malade :

« Eh ! ne le tourmentez pas tant, dit-elle un jour avec impatience au P. Pouget, il est plus bête que méchant. » Et une autre fois, avec un air de compassion : « Dieu n’aura jamais, dit-elle, le courage de le damner. »

Enfin, après plusieurs semaines de conférences assidues, La Fontaine reçut le Saint Viatique « avec des sentiments dignes de la candeur de son âme et des vertus du meilleur chrétien. » Plusieurs de ses confrères de l’Académie, sur sa demande expresse, assistaient à la cérémonie, et en leur présence il témoigna hautement d’un profond repentir de ses égarements passés comme de la publication de ses Contes, promettant, s’il recouvrait la santé, de ne plus employer ses talents qu’à la composition d’œuvres morales et pieuses, et il tint exactement parole.

Il ne faut pas oublier un noble trait du jeune duc de Bourgogne à peine âgé de onze ans. « De son pur mouvement, dit Montenault, et sans y être porté par aucun conseil, il envoya un gentilhomme à La Fontaine pour s’informer de l’état de sa santé et pour lui présenter de sa part une bourse de cinquante louis d’or. Il lui fit dire en même temps qu’il aurait souhaité d’en avoir davantage ; mais que c’était tout ce qui lui restait du mois courant et de ce que le roi lui avait fait donner pour ses menus plaisirs. »

Tous ces évènements firent abandonner complètement la pensée du départ pour l’Angleterre ; et l’on peut douter que La Fontaine ait jamais songé sérieusement à cet exil, alors qu’il savait avoir en France des amis sur lesquels il pouvait compter. Dès qu’il put sortir, il se dirigea vers la demeure de M. d’Hervard, conseiller au parlement, et qui lui était tout dévoué. Chemin faisant, il rencontra le conseiller qui, avec la plus touchante bonté, lui dit :

« Je venais vous chercher, ma femme et moi nous vous offrons l’hospitalité de l’amitié et nous vous prions de venir demeurer avec nous.

— J’y allais ! répondit La Fontaine avec cette simplicité de la pleine confiance qui ne fait pas moins d’honneur au poète qu’à ses amis. La postérité doit une reconnaissance non moins vive à ceux-ci qu’à Mme de la Sablière puisque, grâce à eux, languissant, presque infirme, pendant les deux années qu’il vécut encore, La Fontaine se vit entouré de toutes les sollicitudes d’une affection presque filiale. Mme d’Hervard, jeune femme encore, fut pour le septuagénaire une garde-malade des plus dévouées. Ce fut dans les bras de ces deux excellents amis que La Fontaine mourut à l’âge de soixante-treize ans (13 mars 1695). Alors seulement on s’aperçut que sous sa chemise le poète pénitent portait un cilice, ce qui fit dire à Racine le fils.

    Vrai dans tous ses écrits, vrai dans tous ses discours,
    Vrai dans sa pénitence à la fin de ses jours,

    Du maître qu’il approche il prévient la justice,
    Et l’auteur de Joconde est armé d’un cilice.

Mais mieux encore que Racine, La Fontaine témoigne des sentiments qui l’animaient par cette lettre qu’il écrivit, un mois à peine avant sa mort, à son ami de Maucroy[7] :

« Tu te trompes assurément, mon cher ami, s’il est bien vrai, comme M. de Soissons me l’a dit, que tu me crois plus malade d’esprit que de corps. Il me l’a dit pour tâcher de m’inspirer du courage ; mais ce n’est pas de quoi je manque. Je t’assure que le meilleur de tes amis n’a plus à compter sur quinze jours de vie. Voilà deux mois que je ne sors point si ce n’est pour aller un peu à l’Académie, afin que cela m’amuse. Hier, comme j’en revenais, il me prit, au milieu de la rue… une si grande faiblesse que je crus véritablement mourir. Ô mon cher, mourir n’est rien ; mais songes-tu que je vais comparaître devant Dieu ? Tu sais comme j’ai vécu. Avant que tu reçoives ce billet, les portes de l’éternité seront peut-être ouvertes pour moi. »

Pareille lettre n’a pas besoin de commentaire ; et certes nous préférons de beaucoup ce grave et admirable langage à celui que tenait, bien des années auparavant, il est vrai, et sans doute en se jouant, le poète :

    Jean s’en alla comme il était venu,
    Mangeant son fonds avec son revenu,
    Et crut les biens chose peu nécessaire.

    Quant à son temps bien sut le dispenser ;
    Deux parts en fit, dont il soulait passer
    L’une à dormir et l’autre à ne rien faire.

Voici le portrait que D’Olivet, qui avait vécu avec plusieurs des amis du poète, nous a laissé de La Fontaine et qu’on peut croire plus fidèle que celui de La Bruyère, enclin à exagérer :

« À sa physionomie on n’eut point deviné ses talents. Rarement il commençait la conversation, et même pour l’ordinaire, il y était si distrait qu’il ne savait ce que disaient les autres. Il rêvait à tout autre chose sans qu’il pût dire à quoi il rêvait. Si pourtant il se trouvait entre amis et que le discours vînt à s’animer par quelque agréable dispute, surtout à table, alors il s’échauffait véritablement, ses yeux s’allumaient, c’était La Fontaine en personne et non pas un fantôme revêtu de sa figure.

« On ne tirait rien de lui dans un tête à tête, à moins que le discours ne roulât sur quelque chose de sérieux et d’intéressant pour celui qui parlait. Si des personnes dans l’affliction s’avisaient de le consulter, non seulement il écoutait avec grande attention, mais, je le sais de gens qui l’ont éprouvé, il s’attendrissait ; il cherchait des expédients, il en trouvait ; et cet idiot (sic), qui de sa vie n’a fait à propos une démarche pour lui, donnait les meilleurs conseils du monde ; autant était-il sincère dans le discours, autant était-il facile à croire ce qu’on lui disait.

« Une chose qu’on ne croirait pas de lui et qui est pourtant très-vraie, c’est que, dans ses conversations, il ne laissait rien échapper de libre ni d’équivoque. Quantité de gens l’agaçaient dans l’espérance de lui entendre faire des contes semblables à ceux qu’il a rimés ; mais il était sourd et muet sur ces matières ; toujours plein de respect pour les femmes, donnant de grandes louanges à celles qui avaient de la raison, et ne témoignant jamais de mépris à celles qui en manquaient[8]. »

Une anecdote encore avant de terminer, anecdote qui nous est racontée par l’auteur de la Vie de La Fontaine, mise en tête de l’édition des Fables de l’année 1813. « On aime à voir, comme le dit Walckenaer, aux temps les plus affreux de la Révolution, le nom seul de La Fontaine sauver d’une mort inévitable ses derniers descendants. »

Après avoir perdu toute sa fortune par suite des évènements politiques, madame de Marson, arrière-petite fille de La Fontaine, vivait obscurément à Versailles avec son fils et sa fille, et s’occupait de leur éducation, quand on surprit une lettre à elle écrite par un de ses parents émigré. « Mandée au comité révolutionnaire, dit M. Creuzé de Lessert, madame de Marson y comparut accompagnée de ses deux enfants. Il était incontestable qu’elle avait été en correspondance avec un parent proscrit : on lui prononçait son arrestation qui, d’après ce fait alors si criminel, la perdait infailliblement, lorsqu’un des nombreux témoins de cette scène, un homme du peuple qui venait souvent dans sa maison s’écria :

« Ô ciel ! faire périr une petite fille de La Fontaine, une dame qui élève si bien ses enfants ! »

« Cette exclamation fit le plus grand effet sur l’assemblée et même sur le comité. Le président, se tournant vers le petit de Marson, alors âgé de dix ans, lui dit :

« Que t’apprend-on ? »

« À cet interrogatoire qui ressemblait fort à celui fait par Athalie, la mère tremblante craignait que son fils n’eût un peu la franchise de Joas ; mais heureusement l’enfant répondit :

« On m’enseigne à être bon. »

« À ce mot si touchant, ces hommes de fer sentirent leurs entrailles s’amollir. On fit encore quelques questions à l’enfant qui y répondit aussi bien : la mère fut renvoyée chez elle et l’affaire assoupie. »

Le biographe, qui nous a transmis ce trait touchant, apprécie très-judicieusement l’omission inconcevable que Boileau a faite du Fabuliste dans l’Art poétique : « Il ne manque pas à La Fontaine de n’avoir pas été apprécié par Boileau ; mais il manque à Boileau de n’avoir pas apprécié La Fontaine. »

La Fontaine pour nous est surtout dans ses Fables ; c’est là qu’il se montre génie original, inimitable, en tant qu’écrivain, si parfois, comme moraliste, il laisse à désirer. Aussi nous comprenons que des esprits judicieux aient paru douter que ses Fables, du moins un certain nombre d’entre elles, puissent être mises sans inconvénient aux mains de la jeunesse. Peut-être même ses chefs-d’œuvre irréprochables de tout point et qui sont pour nous des joyaux sans prix, des diamants de la plus belle eau : Le Savetier et le Financier, le Lion et le Moucheron, le Meunier, son Fils et l’Âne, la Laitière et le Pot au lait, les Animaux malades de la Peste, et vingt autres gagneraient à n’être point déflorés en quelque sorte à l’avance parce qu’on les fait apprendre par cœur à l’écolier avant l’âge où, son goût étant formé, il pourrait apprécier le bon sens exquis pour le fond et cet art merveilleux de la forme qui se dérobe sous une si adorable simplicité.



  1. Épitre à Madame de la Sablière.
  2. Psyché.
  3. La Fontaine avait alors 26 ans.
  4. Mélanges.
  5. La première édition, comprenant les six premiers livres, parut en un volume in 4º, chez Claude-Barbin. — 1668.
  6. Son fils fut élevé par le président Hénault et La Fontaine paraît s’en être assez peu occupé.
  7. Maucroy était chanoise de Reims et lié avec La Fontaine depuis l’année 1645.
  8. D’Olivet : — Histoire de l’Académie française.