Les rues de Paris/Grétry

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Bray et Rétaux (tome 2p. 8-12).
GRÉTRY

La musique de Grétry brille surtout par le chant et par l’expression des paroles ; malheureusement toute qualité exagérée peut devenir un défaut : c’est ce qui a lieu dans les productions de ce musicien original. En s’occupant trop des détails, il négligeait l’effet des masses ; de là vient que sa musique, bonne pour les Français, n’a pas réussi chez les étrangers…. Ce qui a pu empêcher ce compositeur de suivre les progrès de l’art dans l’effet musical, c’est le dédain qu’il avait pour toute autre musique que la sienne ; dédain qu’il ne prenait même pas la peine de dissimuler. Un de ses amis entrait un jour chez lui en fredonnant un motif.

« Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il.

— C’est, lui répondit son ami, un rondo de cet opéra que nous avons vu l’autre jour dans votre loge.

— Ah ! oui, je m’en souviens, ce jour où nous sommes arrivés trop tard à Richard[1]. »

D’après Fétis, « l’excès de son amour-propre et ses opinions sur les œuvres des autres musiciens prenaient leur source dans sa manière absolue de concevoir la musique dramatique. » Il attachait, fort à tort et faute d’une science musicale assez profonde, si peu de prix à l’instrumentation de ses ouvrages qu’il en chargeait d’habitude un confrère. Lorsqu’on lui parlait de ces effets d’harmonie et d’instrumentation qui en musique sont à la mélodie ce qu’en peinture la couleur est au dessin, il répondait :

« Je connais quelque chose qui fait plus d’effet que tout cela.

— Quoi donc ?

— La vérité !

« Ce mot peint Grétry d’un seul trait, dit le savant critique déjà cité ; il est rempli de justesse, mais celui qui le disait ne voyait pas que dans les arts la vérité est susceptible d’une multitude de nuances et que, pour être vrai, il faut être coloriste autant que dessinateur. »

Grétry était très heureusement doué d’ailleurs ; les lacunes de son talent provenaient, comme on l’a vu, de son éducation première incomplète, et de cette impatience de produire qui d’ordinaire tourmente les jeunes gens et ne leur laisse pas de temps pour l’étude. Lui-même en fait l’aveu : « Je n’eus pas assez de patience pour m’en tenir à mes leçons de composition ; j’avais mille idées de musique dans la tête ; et le besoin d’en faire usage était trop vif pour que j’y pusse résister. » (Essais sur la musique.) « Telle est la cause, dit Fétis de l’ignorance où Grétry est resté toute sa vie des procédés de l’art d’écrire la musique. » De là aussi la réaction dont nous sommes aujourd’hui témoins, réaction qui va jusqu’à l’injustice et fait qu’on parle presque avec l’air du dédain « de l’homme de génie, » qui a écrit tant de chefs-d’œuvre au point de vue de l’expression, le Tableau parlant, Zemire et Azov, La Caravane, etc.

Cette inconstance du public Grétry l’avait expérimentée quelque temps lui-même pendant les premières années de la Révolution lorsqu’un nouveau genre de musique, créé par Chérubini et Méhul, se fut introduit sur la scène. Voyant ses premiers ouvrages délaissés, Grétry voulut donner à son style un caractère plus énergique en harmonie avec le goût actuel ; mais il échoua et les opéras de Pierre-le-Grand, Lisbeth, Elisea, n’eurent aucun succès.

Certes, il fut grandement puni par cet échec du travers que nous avons signalé plus haut, mais dont il ne sut pas entièrement se corriger, témoin ce qu’il dit à propos de l’auteur des Noces de Figaro, et de Don Juan, dont il ne comprenait pas la musique trop forte pour lui, comme pour le public du reste auquel elle s’adressait. Un jour Napoléon Ier demandant à Grétry quelle différence il trouvait entre Mozart et Cimarosa, l’artiste répondit :

« Cimarosa met la statue sur le théâtre et le piédestal dans l’orchestre ; au lieu que Mozart met la statue dans l’orchestre et le piédestal sur le théâtre. »

« On ne sait ce que cela veut dire,» reprend M. Félis. Assurément, mais ce n’est point là bien sûr un compliment à l’adresse de Mozart. D’ailleurs à cette époque la confiance en lui-même était d’autant mieux revenue à l’auteur de Richard, qu’il jouissait de nouveau de toute la faveur du public, ses ouvrages ayant été remis à la mode par le chanteur Ellevion.

Grétry retrouva ainsi l’aisance que la Révolution lui avait fait perdre ; car le produit de ses ouvrages venait s’ajouter à la pension que l’Empereur lui avait accordée sur sa cassette. Les dernières années de sa vie s’écoulèrent à Montmorency, dans l’Ermitage jadis habité par Rousseau et que le musicien avait acheté. Il y mourut le 24 septembre 1813, après avoir perdu sa femme et ses deux filles dont la cadette, Lucile, montrait pour la musique des dispositions extraordinaires ; car, dès l’âge de 13 ans, elle avait composé la musique d’un petit opéra : le Mariage d’Antonio, joué avec succès à la Comédie Italienne.

Mariée jeune et pas heureuse, elle mourut à la fleur de ses années. On ne peut que plaindre Grétry à qui les affections de la famille faisaient défaut dans l’âge où les infirmités et la souffrance les lui rendaient plus nécessaires. Mais en dépit des honneurs décernés à sa mémoire, et de la gloire qui fait auréole à son nom, l’on est fort tenté de voir dans les malheurs qui affligèrent la vieillesse de l’artiste, un châtiment et une expiation si ce que Fétis nous apprend est exact.

Grétry avait un neveu nommé André Joseph : « Aveugle presque de naissance et littérateur sans talent, il passa presque toute sa vie dans un état de malaise et de souffrance dont son oncle aurait pu le garantir si, moins complètement égoïste, celui-ci avait voulu faire usage de son crédit pour lui faire accorder par le gouvernement quelque portion des secours destinés aux gens de lettres malheureux. Tombé dans la plus affreuse misère, cet infortuné est mort d’hydropisie à Paris, en 1826. »

N’est-il pas à craindre que cette indifférence pour un parent si proche ne vînt aussi de cet amour-propre qui, au point de vue du talent, fut trop préjudiciable à Grétry ? Ne rougissait-il pas, à l’exemple de certains parvenus, dans la prospérité, de sa modeste origine lui fils d’un obscur musicien de Liège[2] chez lequel la pauvreté semblait endémique ?

Particularité assez curieuse ! Grétry avait reçu au baptême, avec les prénoms d’André Ernest, celui de Modeste.


  1. Richard Cœur de Lion, opéra de Grétry
  2. Il était né dans cette ville le 11 février 1741.