Les rues de Paris/Molière

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Bray et Rétaux (tome 2p. 190-193).

MOLIÈRE





Oh ! que m’ordonnes-tu, Muse, pour cette fois,
Je ne puis obéir, frissonnant à ta voix.
Non, ne l’exige pas. Quoi ! moi, qu’inexorable,
J’exécute, en bourreau, cet arrêt implacable,
Et qu’au lieu de jeter un voile sur leurs torts,
J’ose porter la main sur la cendre des morts ?
Outrager un tombeau, mais c’est un sacrilége !
— Enfant, tu te souviens des leçons du collége !
Est-il mort celui-là dont les écrits vivants
Charment tant de lecteurs, adorateurs fervents ?
Vit-il pas dans son œuvre, hélas ! impérissable ?
— Un si rare génie ? — Il en est plus coupable !
— Mais à son piédestal, ingrat, porter ce coup.
Moi parfois son disciple et qui lui dois beaucoup ?
— Ne dois-tu rien à Dieu ? Vois-tu pas qu’il outrage,
Ce Molière, à plaisir l’honneur du mariage ?
Le foyer domestique est par lui diffamé ?
— Boileau, sage et prudent, pourtant l’a peu blâmé
Et de tous ses Dandins ne lui fît pas un crime.
— Notre illustre Boileau, que j’aime et que j’estime,
Le poète entre tous grave, honnête, sensé,
L’a, je le sais aussi, largement encensé.
Mais l’Horace français, tolérant casuiste,

Ne jugeait point toujours de l’art en moraliste.
Critique à l’œil de lynx et jamais endormi,
Mais voyant dans Molière un confrère, un ami,
Le vieux Boileau gardait pour les sots ses férules.
Prompt à les quereller pour de simples virgules.
S’il me faut te le dire enfin, quoique tout bas,
Boileau fit plus d’un vers que je n’approuve pas.
— Muse, tu me fais peur, terriblement sévère,
— Pour ceux que j’aime, enfant, je dois être sincère,
Car leur gloire est la mienne, et si, malgré ma loi,
Ils viennent à faillir, s’en prend-on pas à moi ?
Va, tu ne peux savoir combien certaines pages,
Que dis-je ? quelques vers ont causé de ravages !
Tremble, jeune homme, tremble, orgueilleux de ton lot !
Souvent, pour perdre une âme, il a suffi d’un mot.
Ah ! notre art, sais-tu bien, n’est pas un jeu frivole.
— Il est trop vrai, moi-même, une simple parole,
Je l’éprouve, un seul mot, un mot dit au hasard,
Quelquefois pour le cœur semble un coup de poignard.
— Et tu peux t’étonner si j’accuse Molière ?
— Hélas ! — Et si devant cette ombre familière
Je veux qu’en t’inclinant, sévère et solennel,
Tu ne l’excuses pas quand il fut criminel ;
Et, fût-ce avec douleur, qu’en juge incorruptible,
Malgré son art savant, suprême, irrésistible,
Tu saches le blâmer ? — Moi, moi, qu’à ce géant
J’ose bien m’attaquer, oubliant mon néant ?
— Souviens-toi de David. Mais, enfant, je t’écoute,
Quand j’ai droit d’ordonner. Va, moi-même il m’en coûte,
Et c’est avec chagrin que, préférant me taire,
 Je dois forcer ma bouche à ce langage austère.

Car ce poète aussi m’est cher. Mais quoi, doté
Si richement par moi, comment, en effronté,
De mots qui font rougir vint-il souiller la scène,
En immortalisant mainte pensée obscène ?
Les plus honnêtes gens en parlent chapeau bas,
Le préjugé l’absout, je ne l’absoudrai pas,
Merveilleux enchanteur, mais terrible génie !
Ah ! dans le cœur gardant sa mémoire bénie,
L’innocence rit-elle à son fier piédestal ?
Et quel bien a-t-il fait, lui qui fit trop de mal ?
Quel est le malheureux, faible et tenté qui lutte,
Et dont sa noble voix ait empêché la chute ?
L’adolescent naïf, mais déjà combattu,
En reçoit-il la force, appui de la vertu ?
Demande-moi plutôt (Hélas ! faut-il le dire,
Et que la vérité ressemble à la satire !)
Demande-moi plutôt combien de jeunes cœurs,
Hélas ! se sont flétris à ses accents moqueurs !
Combien en l’écoutant d’une âme encor paisible,
Sentent gronder en eux un orage terrible !
Que d’Agnès a séduits la voix de l’histrion,
Et que d’époux trompés grâce à l’Amphytrion !
Pour l’écrivain coupable est-il assez de blâmes,
Enfant, pour celui-là, le meurtrier des âmes,
Et qui, crime sans nom, irréparable tort !
En se jouant, les voue à l’éternelle mort ?

Puis encor, ce divorce éternel qui divise,
Un bon juge l’a dit[1], le théâtre et l’église,

Molière l’a voulu, lui, cet homme de bien,
Qui donne à l’hypocrite un masque de chrétien.
Ce fut erreur sans doute et non malice noire,
Il le dit assez haut pour qu’on doive le croire.
Mais, gaudisseur sans frein, de sa morale, hélas !
Scandale du lecteur, il ne s’excuse pas,
Faut-il qu’on applaudisse aux crimes du génie ?
Mais c’est lui qui surtout voue à l’ignominie
Le théâtre souillé par d’illustres excès !
Et son fatal exemple, absous par le succès,
À tous ses successeurs semble frayer la route.
À ta tâche tu fis, Molière, banqueroute.
Tu pouvais épurer le théâtre naissant,
Tu le pouvais, toi seul, magicien puissant ;
Quand il se débattait encore dans ses langes,
Ô Maître, tu pouvais en secouer les fanges,
Et le public sans doute eut écouté ta voix,
Si loin de le flatter, comme tu fis des rois,
Pour ses vices chéris, ses coupables faiblesses,
Tu n’avais jamais eu de ces lâches tendresses !
Si ton art sérieux, dans ses libres façons,
N’eut pas craint de donner de sévères leçons,
Mieux instruit, le public, en te laissant ta place,
Aurait voulu toujours qu’on marchât sur ta trace.
Le théâtre plus pur en serait-il moins grand ?
Qu’il cesse d’étaler ce mensonge flagrant,
Du frontispice ancien qui l’appelle une école !
C’est le temple plutôt du vice, infâme idole,
Le foyer de la peste et des corruptions
Que doivent foudroyer nos malédictions.


  1. M. Édouard Thierry, dans un de ses feuilletons du Moniteur quand celui-ci était le Journal officiel.