Les saints martyrs japonais/3

La bibliothèque libre.
M. Ardant frères (p. 23-38).

III

Déjà plusieurs conversions dans la famille de Paul de Sainte-Foi et le grand nombre de ses amis, avaient éveillé l’attention la haine des bonzes, et leurs sollicitations auprès du roi faisaient plus difficiles de jour en jour les progrès de la mission. Les instructions peu suivies, les prédications publiques interdites, la populace soulevée, les missionnaires poursuivis dans les rues ; tel état de choses qui avait succédé à la faveur d’abord bien marquée du monarque. Il y avait bien de temps à autre quelques consolations ; mais d’autres projets, nés de ses observations, occupaient l’esprit de l’apôtre. Tous les voyageurs qui ont pu parcourir la Chine et le Japon ont constaté chez les deux peuples une affinité de caractère très prononcée, avec cette particularité que les Japonais reconnaissent à tort ou à raison la prééminence des Chinois et professent à l’égard de ce pays une espèce de vénération. Le saint homme crut donc qu’en faisant accepter le christianisme dans l’Empire du Milieu, il lui serait plus facile de l’introduire dans l’Archipel. Il régla donc les affaires de l’Église naissante, résilia ses pouvoirs entre les mains du Père Torrez, et partit pour Canton. Dieu sans doute le trouvait mûr pour le ciel, et après tant de labeurs voulut lui éviter des fatigues nouvelles, car il tomba malade dans l’île de Sancian, et, comme le législateur des Hébreux, mourut en vue de la terre promise. C’était le 2 décembre 1552 ; l’Apôtre des Indes comptait à peine 46 ans. Son corps fut transporté à Goa.

À dater de cette époque, commence au Japon l’une des persécutions les plus terribles qui aient éprouvé la chrétienté.

On comptait au Japon quatre communautés catholiques, donnant l’exemple d’une piété, d’une charité dans laquelle les néophytes semblaient rivaliser de zèle, s’exerçant aussi bien envers les idolâtres qu’entre les corréligionnaires : l’île de Firando, les royaumes de Saxuma et de Bungo dans le Kiu-Siu, et, dans la grande île de Niphon, le royaume presque entier d’Amanguchi.

Aux Pères Torrez et Fernandez, à Paul de Sainte-Foi, vinrent se joindre Balthazar Gago, Édouard de Sylva et Pierre d’Alcaceva, envoyés, pendant sa maladie, par François Xavier lui-même. Il serait trop long d’énumérer ici les conversions rapides opérées en quelques mois par les missionnaires dans toutes les classes de la société ; j’ai hâte d’arriver au sublime et déchirant tableau que nous offrira, dans quelques lignes, cette Église, qui, comme ses ainées, devait croître dans le sang et triompher par le martyre. Qu’il vous suffise de savoir que le christianisme pénétra partout, à la cour, à l’armée, chez les seigneurs et parmi le peuple. Le Saogun, ou chef du pouvoir temporel, sembla le favoriser un instant ; oh ! ce n’était pas, comme nous verrons plus loin, que son âme se fût ouverte aux lumières de noire sainte religion ; mais il était heureux d’humilier, d’amoindrir aux yeux de la multitude le chef spirituel, le Daïri, dont l’autorité balançait la sienne. Aussi, plusieurs bonzes ayant abandonné les idoles, les protégea-t-il lui-même contre la fureur de leur chef.

Cette bienveillance toute politique n’empêcha pas de s’ouvrir l’ère des martyrs. Ce fut une pauvre esclave qui obtint la première palme. Baptisée par le Révérend Père Villela, elle avait reçu le doux nom de Marguerite en échange de celui de Saâla qu’elle portait dans ses premières années ; or, elle servait à Firando un païen et se rendait le matin et le soir, hors la ville, à l’assemblée des chrétiens, tenue encore autour d’une croix sur un petit monticule. Son maître s’aperçut de ses fréquentes absences et la suivit. Quelle ne fut pas sa fureur en la voyant se prosterner au milieu des maudits, devant le signe détesté de la domination étrangère. Ceci a besoin d’explication : une croyance avait été semée chez les grands, et le peuple l’accueillit avec indifférence sans doute, mais sous une impression mauvaise. La religion chrétienne, disait-on alors, n’est que l’avant-coureur des conquêtes politiques ; lorsque les Européens se sont créé des adeptes, des partisans par les dogmes, l’épée les suit de près. Aussi les Saoguns et les roitelets leurs vassaux s’armèrent-ils tout d’abord contre les missionnaires. On ne se contenta plus de la défiance ; le mépris, l’insulte publique s’y mêla, et quand la sublime résignation des Pères eut vaincu la haine de leurs ennemis, il fallut bien se rabattre sur les néophytes et semer la terreur à défaut de raison. L’esclave Saàla eut la gloire de voir son nom inscrit à la tête de celle liste sainte qui devait être longue à clore. Comme elle revenait de la réunion hebdomadaire, Marguerite se trouve face à face avec son maître ; le terrible Japonais tenait à la main un poignard aux riches ciselures. Saàla a tout compris et tombe à genoux au milieu du chemin, recommandant son âme à celui qui sur le Calvaire signa de son sang sa doctrine divine. Un instant après sa tête roulait dans la poussière et son âme montait au ciel.

On comptait à cette époque au Japon près de deux cent mille fidèles, assure Godescard, et la métropole de Méaco jouissait d’une magnificence inouïe, au grand désarroi du Daïri qui y fait son séjour. Il faut rapporter à cette époque un événement mémorable que l’année 1862 a vu se renouveler en France ; je veux parler de l’ambassade japonaise, envoyée par la chrétienté orientale à ses frères de l’Occident.

Rome se présentait alors sous l’auréole glorieuse dont l’a couronnée le premier disciple du Christ. La tiare avait depuis longtemps fait oublier le diadème des Empereurs, et, Ville sainte par excellence, elle ne s’attardait pas aux rêves ambitieux des Césars, qu’est venu raviver notre siècle. Ce fut dans le mois de février 1582 que l’ambassade prit le large, avant un voyage aventureux que nul n’avait jusqu’à ce jour tenté, avec Rome pour étoile polaire. L’Occident reçut les voyageurs avec les sentiments de l’hospitalité la plus fraternelle, et, quand ils rentrèrent dans leur patrie, ils eurent à faire des récits merveilleux sur les contrées lointaines qu’ils venaient de visiter et le bienveillant accueil de leurs frères romains, ainsi qu’ils appelaient les catholiques. Mais la relation du pèlerinage ne pouvait déjà plus se faire en plein soleil, les réunions étaient défendues, les nombreux adeptes de la religion nouvelle proscrits ou persécutés.

Taïco-Sama était monté sur le trône. Malgré ses cruautés, il est resté dans l’histoire japonaise, comme une des grandes figures de son époque. Tour-à-tour bûcheron et valet, il sut profiter d’une révolte de cour pour s’asseoir sur le trône de Nobunenga, son maître. Le Daïri, écrasé par ce triomphe étrange, hors d’état de lutter contre la nature sanguinaire du nouveau Saogun, fut réduit à une obéissance passive, et Taïco, dont l’esprit soupçonneux croyait deviner derrière la croix la bannière de l’invasion portugaise, se déclara contre les missions et les peuples de ses états déjà baptisés. Dieu donna des signes de sa colère, regardés comme un triste présage par les nouveaux convertis ; toutefois les Pères avaient, dans leur sagesse, fait pressentir les menaçantes éventualités qui se préparaient de toutes parts, et les phénomènes célestes ne troublèrent en rien la fermeté de leurs disciples.

Écoutez :

« Le 22 juillet 1596, dit Solier dans son histoire du Japon, tomba quantité de cendre, menue comme neige, qui couvrit les arbres et les maisons de Méaco, et dans les villes de Sacaï et d’Osaca plut du sable fin, puis des cheveux blancs. À Osaca, le 4 septembre, un tremblement de terre jeta bas toutes les superbes constructions de Taïco, opprimant six cents personnes ; de même à Méaco le lendemain ; et l’abattis des maisons fut si grand qu’il y mourut soixante-douze concubines de Taïco, beau meuble d’enfer. Taïco sauta de son lit, emportant son fils dans ses bras, et demeura longtemps sans oser dormir dans une maison quelconque, mais dans une cabane de cannes et de roseaux. »

Tel est le récit naïf d’un témoin oculaire ; il est permis, sans être superstitieux, d’y voir le doigt de la Providence, puisque les païens, à la mort de César par exemple, se trouvaient frappés de stupeur en présence de phénomènes analogues. Les esprits forts regardent sans doute en pitié ceux qui croient à un avertissement physique du ciel ; mais la coïncidence souvent répétée des perturbations du globe et des crises politiques nous donne bien le droit de n’être pas de leur avis.

Presque toujours la licence des mœurs du prince a donné lieu aux persécutions qui exaltèrent les Églises naissantes. Suivant les mœurs orientales, le Saogun trainait après lui de malheureuses femmes qu’il sacrifiait à ses passions. Était-ce la religion des bonzes qui pouvait l’éclairer à cet égard ? mais les premiers pourvoyeurs de ses plaisirs sont les bonzes eux-mêmes, qui ne croient pas acheter trop cher un regard complaisant, une faveur légère. Jusqu’à ce jour les usages du pays avaient servi merveilleusement les passions du roi ; quelle femme ne se serait honorée de compter parmi ses épouses ?

Tout-à-coup surgit une religion toute de chasteté, qui condamne la licence autour du trône comme dans la plus humble cabane. Elle apporte un dogme étrange, la monogamie sanctifiée par Dieu, l’Unique, le Souverain, la famille sous les yeux de l’homme et de sa compagne ; remarquons une chose : la lutte au berceau de toutes les chrétientés.

Taïco Sama n’a que des passions ; ce sont ses passions qu’on attaque, il vient se heurter contre la vertu sublime inconnue aux religions anciennes, le respect de la vierge et de sa volonté. Dès lors, vaincu par le christianisme, étonné de trouver une résistance indomptable où il espérait une reconnaissance sans bornes, le Saogun se prépare à la vengeance. Ignorant le juste et l’injuste, il voit une doctrine nouvelle au nom de laquelle on lui résiste ; c’est contre elle qu’il va sévir. Le titre de chrétien suffira.

Voici un nom célèbre dans les fastes de cette persécution glorieuse ; Justin Ucondom était généralissime de l’empereur, et lui avait rendu d’importants services. Sur lui tombera tout d’abord l’aveugle colère du Saogun. On le disgracie, on l’exile en le privant de toutes ses dignités, et rien ne l’émeut, parce qu’il avait appris de l’Évangile une vertu que les païens appelèrent du nom superbe de stoïcisme, et les disciples du Christ de celui si doux de résignation. Cet essai de la tyrannie, néanmoins n’arrêta pas encore les progrès de la civilisation catholique ; je renonce à vous peindre les efforts des missionnaires, leur union, quoiqu’on ait essayé de nous les montrer rivaux les uns des autres, suivant leur ordre ; il y eut une abnégation, une audace sainte, dont la charité seule est capable. Donnez votre âme à Dieu, disent-ils, et rendez à César ce qui lui appartient.

Le supérieur des jésuites, Coïglio reçoit l’ordre de quitter le Japon avec tous ses coopérateurs et de gagner les Indes avant six mois. Quels regrets ne dut-il pas éprouver en songeant que cette laborieuse campagne devenait inutile que dans quelques jours sans doute la ferveur s’éteindrait dans le sang, et les néophytes, abandonnés à eux-mêmes, retourneraient à leurs superstitions premières. L’épreuve fut cruelle ; mais qui peut dire les biens que lire la Providence de ces luttes apparentes ?

Comme si tous les malheurs devaient frapper à la fois les Églises du Japon, les rois de Sumitanda et de Bongo, provinces considérables, meurent en même temps. C’est en vain que désormais lutteront les autres ; Taïco-Sama les surprendra par la ruse, s’il n’en a pas raison grâce à sa férocité. Vers la fin de 1596, trois jésuites, dont deux novices, sont arrêtés. L’histoire nous a conservé leurs noms. Ce sont le Père Paul Miki, Diego Kisaï et Jean Gotto puis six franciscains.

Toute la fureur du Saogun n’était que la glorification de notre sainte religion ; il éclatait de toutes parts une ferveur inexprimable, et le martyre ne paraissait que le chemin abrégé de la vie pour arriver au ciel. On n’attendait plus les ordres des officiers de l’empire ; chacun courait au-devant de leur fureur, reconnaissant, pour ainsi dire, d’être accepté en victime.

Il faut cependant, mes amis, placer ici une observation un peu sérieuse peut-être pour votre âge, mais que nous tâcherons de bien comprendre à nous tous. L’histoire est impartiale et s’occupe fort peu des influences qui peuvent peser sur les événements. La persécution de Taïco-Sama eut quelque chose de regrettable et d’étrange. N’allez pas croire que le Saogun poursuivit notre doctrine, cependant ; il n’avait contre le christianisme aucune haine, peut-être même aucun préjugé. Abaisser le Daïri par les missionnaires lui avait paru un acte de haute politique, dût-il froisser les susceptibilités de ses sujets ; mais les Portugais, par leur orgueil et l’esprit de conquêtes qui s’était emparé d’eux, gâtèrent tout. L’âme ombrageuse du Saogun craignit pour ses états, peut-être aussi pour sa couronne, et dès lors quelle considération pouvait l’arrêter ?

Voici l’époque la plus glorieuse de la chrétienté japonaise ; si la divinité du Christ n’éclata jamais avec plus de splendeur que sur le Calvaire, il est vrai de dire que la puissance fécondante de son sang ne produisit jamais plus de glorieuses victimes.

Un édit proscrit les chrétiens en masse, et de même que, seize siècles auparavant, le dénombrement des enfants innocents de la Judée avait déterminé leur massacre, ainsi les listes fatales, dressées par l’ordre de Taïco-Sama, envoyaient au supplice, sans enquête, sans distinction d’âge, ni de sexe, ni de condition, tous ceux qui fréquentaient les églises catholiques. Elles furent longues à clore les tables funèbres ! Eh bien ! toutes les prévisions étaient surpassées ; à mesure que fauchait la mort, des épis tombés naissaient de nouveaux épis : c’était à lasser le bourreau.

Je ne sais, mes jeunes lecteurs, si je dois reproduire à vos yeux un de ces épisodes sanglants que nous a conservés la tradition, et dont la relation subsiste encore dans les livres miraculeusement sauvés des missionnaires japonais. Écoutez, voici la liste des vingt-six martyrs :

Le Père Paul Miki, prédicateur aussi intrépide qu’entraînant ; Diego Kisaï, portier ; Jean de Gotto, catéchiste, tous trois japonais ; le Père Pierre Baptiste, le Père Martin d’Aguirre ou de l’Ascension, le Père François Blanco, Philippe de Las-Cases, Gonzalès Garcia et François de Saint-Michel, de l’ordre des franciscains ; Paul Surquezy, catéchiste, François de Méaco, médecin ; Bonaventure, ancien bonze ; Jean Chimoya, domestique ; Thomas d’Anki, interprète ; Léon Taraïmaro et Paul Imarki, interprètes ; Gabriel de Duisco ; Cosme de Takuggia ; Michel Cosaqui, armurier ; Mathias, pourvoyeur aux vivres ; Joachim Saccaquibarra, infirmier ; Louis, Antoine, Thomas, trois enfants ; Pierre Cosaki et François Dunto.

C’était le 3 janvier 1597. Un jour splendide se levait sur Méaco, un beau jour certes pour le Daïri découronné, espèce de roi fainéant, qui réduit à ses fonctions religieuses, craignait encore de se les voir enlever. La place publique fut encombrée de bonne heure par la foule ; mais il n’y avait dans cette population immense aucune expression de menace ou de haine ; le silence le plus profond règne dans les rangs, silence désapprobateur, dont Taïco-Sama ne se donne aucune inquiétude, parce que les Japonais sont des esclaves, il le sait bien ; qu’importe que la tempête gronde au fond de leur âme, que leur cœur soit en proie à toutes les angoisses ? Ils se tairont, parce que deux anges de mort planent sur leurs têtes, le despotisme et la peur. Aussi vainement les cavaliers, leur sabre étincelant de dorures à la main, parcouraient-ils le champ réservé au supplice ; on ne songeait pas plus à les insulter qu’à leur applaudir. Mais il y avait là des douleurs muettes de sombres désespoirs, et les chrétiens comptaient plus d’amis que la multitude n’en laissait paraître. Dans notre Europe franche et bonne, on ne se fût pas ainsi maîtrisé ; les sympathies auraient éclaté tout d’abord, et le Saogun pas plus que le Daïri ne se serait hasardé à lutter contre la foule ; au Japon, on se tait par crainte si ce n’est par prudence ; on se tait et l’on souffre.

Au milieu de la place, un échafaudage se dresse, sombre et lugubre ; les bourreaux sont là debout, le sabre recourbé à la main, regardant vers l’orient d’un œil sinistre. Bientôt, au bruit des fanfares, le Daïri sort de la grande Pagode, affublé des vêtements somptueux et ridicules de sa dignité. Un long murmure accueille sa présence ; mais pas un cri d’enthousiasme ne se fait entendre ; le peuple du Japon, l’un des plus bienveillants parmi les orientaux, est d’une excessive timidité en face des grands, et c’est déjà un acte héroïque que de protester par son silence. Il le savait bien Taïco-Sama, lorsqu’il chargea le pontife de présider à la cérémonie sanglante, ne voulant pas, sans doute, exposer au mépris, sinon aux insultes de la populace, Sa Majesté Impériale !

À mesure que le chef des bonzes gravissait les degrés de l’estrade, sur laquelle s’élève le trône préparé pour l’horrible fête, des voix se font entendre… Ce ne sont pas des cris de malédiction, ce ne sont pas des blasphèmes. Non, ceux qui vont mourir s’inclinent devant Dieu, et, plus héroïques mille fois que les gladiateurs de Rome, bénissent la main qui les frappe pour les réunir à lui.

Mais le signal est donné ; il faut marquer les victimes pour la boucherie. Le Révérend Père Paul de Mirki, la lumière de l’Église japonaise, s’avance le premier, envié de tous ses compagnons de souffrances, et, suivant la coutume de l’Empire, il a l’oreille coupée. Qu’il s’échappe maintenant ; il est hors la loi, chacun pourra lui courir sus et le tuer, comme une bête sauvage, sans encourir aucune peine. Oh ! ce n’est pas dans le camp des martyrs que l’on compte jamais des déserteurs. Tour-à-tour ses vingt-cinq compagnons ont subi l’ignominieux supplice, la terre est arrosée de sang, elle est sanctifiée, et, durant cette longue exécution, pas une plainte ne s’est fait entendre, et dans les rangs populaires à peine si le silence a été oublié, sauf les cris salariés de quelques bonzes fanatiques, jaloux de faire éclater leur zèle sous les yeux de leur Daïri.

Mais ce n’est point à Méaco que le sacrifice doit être consommé. L’exemple terrible de la justice du Saogun n’y porterait que peu de fruits. Nangasaki est la Rome de la chrétienté japonaise. C’est là qu’il faut frapper et les victimes désignées et les victimes volontaires, l’arbre dans la racine.

On ne laissa pas le temps aux plaies de se cicatriser ; dès le lendemain, il fallut se mettre en marche. Le mois de janvier sévissait avec toute sa rigueur dans l’île de Kiu-Siu, dont le peu d’étendue et la proximité des mers rendent le climat d’une inclémence rare. Tandis que le chef de la justice était porté dans son palanquin, les malheureux martyrs marchaient entre deux haies de soldats à cheval, et la bise glacée leur fouettait le visage, et dans leurs sandales leurs pieds fatigués saignaient.

La religion ne se montra jamais aussi belle que sur la croix. Jésus au Thabor, dans toute la splendeur de sa divinité, Jésus ressuscité, Jésus montant au ciel après un triomphe inouï, ne me paraît pas aussi grand que le Nazaréen expirant au Calvaire. Les mystères glorieux sont inhérents à la puissance divine ; Dieu abaissé dans l’homme jusqu’à ce que l’homme a de plus bas, confond la raison, l’intuition humaine.

Aussi les vingt-six martyrs, condamnés désormais sans retour, excitaient-ils sur leur passage un véritable enthousiasme ; les populations accouraient de toutes parts, heureuses d’obtenir un sourire, une parole des augustes pèlerins. Cette marche lugubre fut plus utile à la religion catholique que la cruauté de Taïco-Sama ne lui fut nuisible. On arriva donc à Nangasaki, après cinq jours de fatigues mortelles. La ville entière était aux portes, la rade se couvrait de Chinois, de Portugais, d’Espagnols, de Français, de Coréens, tous bannis par un édit récent de l’empire, tous accourus pour ajouter à la solennité du grand jour, du jour sanglant, mais fécond.

Ce fut à la fois un spectacle triste et glorieux. Vingt-six croix étaient dressées sur une des collines qui avoisinent la seconde ville de Kiu-Siu, dominées par cette inscription aussi stupide que féroce :

« Moi, Taïco-Sama, j’ai condamné ces gens à la mort, parce qu’ils sont venus des Philippines, se disant ambassadeurs et ne l’étant pas, qu’ils ont séjourné dans mon empire sans ma permission, et prêché leur loi, malgré ma défense. Je veux qu’ils soient crucifiés à Nangasaki. »

Or, ce crucifiement ne ressemble pas en toute façon au supplice européen. Voici la description du Père Charlevoix :

« Les croix du Japon ont vers le bas une espèce de bois en travers, sur laquelle les patients ont les pieds posés, et une espèce de billot, au milieu, où ils sont assis. On les lie avec des cordes par les bras, les cuisses et le milieu du corps ; on ajouta à ceux-ci un collier de fer qui leur tenait le cou fort raide. Dès qu’on a placé la croix dans son trou, un bourreau perce celui qui y est attaché d’une lance qui, entrant par l’épaule, sort presque toujours par le côté. Quelquefois cela se fait en même temps des deux côtés, et, si le patient respire encore, on redouble sur le champ, de sorte qu’un homme ne languit point dans ce supplice. »

Jamais peut-être spectacle plus sublime ne s’offrit aux yeux de l’humanité. Aux vociférations des bourreaux répondent de toutes parts les cantiques saints des martyrs. « Mourez, s’écriait-on dans les rangs pressés des néophytes, mourez et priez le Dieu que bientôt vous allez voir, de nous appeler au témoignage. » Vous dirai-je le courage de Paul Miki, prêchant du haut de sa croix, et, comme le divin Maître, répétant de temps à autre l’absolution sacrée : Pardonnez-leur, mon Dieu, car ils ne savent ce qu’ils font. Pierre Baptiste de l’Ascension, ordre de saint François, chantait le Magnificat et sa voix se mêlait à celle de ses co-martyrs.

Mais l’heure est venue, la piété ébranle les spectateurs, un long frémissement parcourt les rangs épais et la révolte est menaçante. Sur un signe, les hommes de la vengeance japonaise s’avancent, les lances se perdent dans le flanc des condamnés, qui, les yeux levés au ciel, semblent l’en remercier comme d’une grâce insigne, tandis que morne, le front baissé, le cœur plein de colère, la foule regarde stupéfaite, terrifiée, se demandant pourquoi la vertu est suspendue ainsi au gibet du crime, pourquoi l’on ceint d’épines ceux qu’elle aurait couronnés de roses.

Et le sang coulait, et tandis que soupirait et sanglotait l’assistance, des voix pures, inaltérées, chantaient à Dieu le dernier Hosannah de la terre. Le révérend Baptiste expira le dernier. Vous ne sauriez vous représenter, jeunes lecteurs, le tableau qu’offrirent alors la plaine et la colline des martyrs. Le peuple s’ébranla, et, semblable à la mer montante, qui renverse tout sur son passage, brisa les palissades, força les rangs des soldats… On courait, on courait de toutes parts au versant de la montagne, empressé de recueillir quelques gouttes du sang sacré qui coulait là-haut. « Encore une persécution comme celle-ci, murmura le Daïri consterné, et c’en est fait. Le christianisme est vainqueur. »

Pendant plus de soixante jours, les corps des suppliciés restèrent attachés à la croix, objets des visites pieuses des fidèles, de la terreur du Saogun, qui sentait se remuer au sein de son empire comme une lave qui gronde dans l’abîme d’un volcan. Le ciel lui-même, d’ailleurs, par des météores inconnus jusqu’à ce jour à l’extrême Orient, semblait donner des marques non équivoques de sa colère, et les Japonais effrayés regardaient toujours du côté de la sanglante colline.

Voilà ce qui nous est parvenu par les récits des témoins oculaires, et par la tradition locale, de cette persécution de Taïco-Sama qui ouvrit à ses successeurs la voie ensanglantée qu’ils n’ont que trop suivie. Nous ne poursuivrons pas le récit des horreurs dont fut le théâtre l’empire le plus propre à nos croyances ; je ne vous dirai pas la lutte de la foi populaire contre l’ambitieux, l’ombrageux orgueil des Saoguns qui se succédèrent tour-à-tour sur le trône de Jeddo. Ces pages lugubres se rencontrent à chaque pas dans l’histoire ecclésiastique de toutes les nations. Qu’il vous suffise de savoir que les vingt-six martyrs trouvèrent de nombreux imitateurs jusqu’au jour où devant la frénésie de Cubo-Sama, successeur de Taïco, les catholiques épuisés se retirèrent dans leur for intérieur et ne se crurent plus assez nombreux pour exposer au supplice le germe précieux apporté par Xavier et ses compagnons d’apostolat.

Bien des années se sont écoulées depuis, et, grâce aux sollicitations d’un des plus grands monarques de l’Europe, nous pouvons espérer qu’enfin l’arbre refleurira. L’ambassade japonaise, qui vient de visiter l’Europe, a pu voir, en France surtout, comment chez les occidentaux la générosité de la civilisation se double par la mansuétude religieuse. Nous consacrerons, à la fin de ce petit ouvrage, un chapitre entier à l’avenir du catholicisme dans les provinces les plus orientales de l’Asie.


Séparateur