Les saints martyrs japonais/4

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M. Ardant frères (p. 39-49).

IV

Il s’est écoulé deux cent soixante-deux ans du martyre de Nangasaki à la canonisation entreprise par le pape Pie IX. Plusieurs prodiges avaient éclaté ; un remarquable, entre tous, fut le sang qui, après deux mois d’exposition aux oiseaux de proie, jaillit du flanc du Père Jean-Baptiste, aussi frais, aussi vermeil que le jour où l’atteignit la lance du bourreau.

Nous estimons trop nos jeunes lecteurs pour craindre en eux le sourire moqueur de certaines gens, dites du monde, qui n’interrogeant jamais le miracle incessant qui s’opère autour d’eux et en eux-mêmes, n’ont qu’une orgueilleuse incrédulité pour les actes de la Providence, qui peut suspendre ou arrêter, à son gré, l’ordre établi par elle. Ne serait-ce pas en effet une chose étrange, une négation de Dieu, que de croire qu’il ne peut rien changer à la destination première, qu’il est l’esclave de sa chose, quoiqu’il ait prévu dès avant le commencement des siècles l’époque précise des modifications.

En 1623, Urbain VIII montait sur le trône les souffrances glorieuses des Japonais étaient encore dans toutes les bouches, l’Église d’Occident les racontait aux fidèles pour exciter leur ferveur, et vous ne sauriez croire ce qu’ajoutaient au merveilleux de ce récit l’éloignement du théâtre, l’ignorance absolue des mœurs de ces peuples barbares, grandies encore par la renommée.

Des informations juridiques minutieuses furent prises sur les lieux, les témoins oculaires, il ne s’était écoulé que vingt-six ans, étant prêts encore à signer leur déposition de leur sang ; le gouverneur des Philippines a qui avaient été rendus les restes précieux, déposés à Manille ; le Père supérieur des jésuites de Méaco (Chine), qui avait reçu le corps des trois martyrs de son ordre, tous, de vive voix ou par les écrits qu’ils avaient laissés, attestaient des faits tels, que le pape permit d’honorer les vingt-six martyrs comme Bienheureux, et d’en faire l’office.

Ce n’était point assez encore ; Dieu, qui mesure la gloire aux douleurs leur réservait un triomphe digne de leur courage, et notre Saint-Père Pie IX, aux yeux de qui nulle vertu n’échappe, résolut leur canonisation dans le mois de janvier 1862.

Voici la lettre adressée à tous les évêques par son Éminence le cardinal Caterini, préfet du sacré-collège :

« Illustrissime et révérendissime seigneur,

On ne pouvait me donner un ordre plus agréable que d’annoncer, au nom du Saint-Père, à Votre Grandeur, que Sa Sainteté a résolu de convoquer, pour le mois de mai prochain deux consistoires semi-publics, après lesquels, le jour de la Pentecôte, seront proclamés au nombre des saints les bienheureux martyrs japonais, Pierre-Baptiste et ses compagnons, de l’Ordre franciscain des Mineurs observants ; le bienheureux Michel des Saints, confesseur de l’Ordre de la Très-Sainte-Trinité de la Rédemption-des-Esclaves. Sa Sainteté donc, suivant l’exemple de ses prédécesseurs, aurait voulu réunir à Rome, sous son autorité, les évêques d’Italie, afin que, dans une affaire de si haute importance, ils pussent donner leur opinion bien réfléchie, et par leur présence augmenter la grandeur de cette solennité. Mais durant les calamités déplorables dont la majeure partie de l’Italie est affligée et qui ne permettent pas aux pasteurs de s’éloigner de leurs troupeaux, elle a jugé cette fois convenable de s’écarter de l’usage ordinaire.

C’est pourquoi le Saint-Père a daigné m’ordonner d’adresser cette lettre, non-seulement aux évêques d’Italie, mais à ceux du monde catholique, afin de leur donner l’heureuse nouvelle de cette affaire, et en même temps de leur déclarer que ce serait pour Sa Sainteté une chose très agréable de voir tous les évêques qui, soit de l’Inde, soit des autres parties du monde, jugeront à propos de faire ce voyage à Rome, sans préjudice pour les fidèles et sans aucun obstacle, afin d’assister aux consistoires et à ces grandes solennités. Du reste, ce voyage à Rome, dans le cas où on pourra l’accomplir pour se conformer à l’intention du Saint-Père, sera considéré comme pouvant satisfaire à l’obligation de la visite sacrorum liminum.

Rome, 18 janvier 1862.
Le cardinal Caterini, préfet. »

Sur cette convocation solennelle, on s’empresse de toutes parts, et la cérémonie de la canonisation est fixée au dimanche 8 juin. Les circonstances étaient difficiles ; les ennemis de l’Église, ambitieux sans foi aucune, ne voyant dans les grands intérêts du ciel que les mesquins intérêts du siècle, dénoncent une menée politique. Il y eut cependant quelque chose de providentiel dans la coïncidence de l’ambassade japonaise en Europe et la glorification des martyrs du Japon. Au moment où les deux extrêmes empires de notre hémisphère renouaient leur alliance si longtemps interrompue, la voix de Jésus-Christ, se faisant entendre du haut de la Chaire de Pierre, vont à l’immortalité bienheureuse ceux dont le sang l’avait cimentée d’abord.

Et de tous les coins du globe les cardinaux les archevêques, les évêques, le clergé tout entier accourait à l’invitation du Pontife souverain. Les lumières les plus éclatantes de l’Église de France, les hauts dignitaires de la chrétienté espagnole de la Turquie d’Europe, revenue récemment au giron du catholicisme, les apôtres des régions lointaines de l’Asie et de l’Afrique, jusqu’aux prélats des deux Amériques, sont venus solennellement rendre les honneurs aux martyrs, et protester de leur respect au Saint-Siège.

Il y eut dans l’enfer des grincements de dents.

Ce fut le jeudi vingt-deux mai que se tint dans le palais si célèbre du Vatican le premier consistoire, présidé par sa Sainteté elle-même. Le pape avait voulu que la plus grande pompe fût déployée à cette occasion, et, vous pouvez le croire, ce fut un spectacle digne d’admiration que cette assemblée des patriarches de la foi, représentants des apôtres, commandant au monde spirituel du levant au couchant, du sud au septentrion. Là, tous les peuples étaient représentés, civilisés ou barbares, jeunes ou vieux dans la croyance, produisant des fruits de vie ou ne donnant que des espérances encore. Le Saint-Père se leva, et dans une de ces allocutions pleines de sensibilité comme il sait les faire, exprima le plus vif désir de procéder à la canonisation des martyrs japonais, tout en demandant l’avis du sacré-collège. Trente-trois cardinaux et plus de cent vingt archevêques et évêques étaient présents. Chacun d’eux, à son jour, lut son vote, qui n’était qu’une adhésion, et le signa. Le maître des cérémonies pontificales dut constater aussitôt que l’assentiment était unanime. Tant de concorde, au milieu des dissensions qui éclatent dans le monde laïque, fut un baume pour le cœur de Pie IX ; il en exprima toute sa joie, et ne put s’empêcher de pleurer aussi sur les défections rares, mais toujours trop nombreuses de la catholicité. Les prélats se séparèrent, après une séance de quatre heures. Le vendredi matin se tient un deuxième consistoire, et la canonisation du bienheureux Michel des Saints, confesseur de l’Ordre de la Très Sainte-Trinité de la Rédemption-des-Esclaves, est soumise aux lumières, à la décision de l’aréopage catholique.

Trente-six cardinaux, cent cinquante patriarches, archevêques ou évêques s’étaient réunis ; monseigneur Melesbos, de Constantinople, auquel appartient la gloire d’avoir fait rentrer dans l’unité les dissidents grecs, y assistait, et une seule nation, le Portugal, n’avait pu se faire représenter. Toutefois il envoyait bientôt une adhésion complète et solennelle aux actes et sentences de leurs frères dans l’épiscopat.

L’Église pèse mûrement ses décisions ; quatre heures et demie furent employées à l’examen des pièces à l’appui de la canonisation, que, du reste, l’on proclama à l’unanimité.

Ainsi trois des martyrs étaient reconnus dignes du rang suprême que l’Église peut accorder à ses enfants : Le Père Jean-Baptiste de l’Ordre franciscain des Mineurs observants, le bienheureux Michel des Saints et Paul Miki, de la compagnie de Jésus, avec leurs compagnons.

Jamais Rome n’avait offert une assemblée si auguste ; Rome païenne a pâli devant la cité du Christ.

« La canonisation des martyrs du Japon, dit un historien dont la partialité ne saurait être mise en doute, va devenir un grand évènement par le nombre des prélats et des ecclésiastiques qui, tous les jours, arrivent à Rome pour assister à cette cérémonie. »

Au moment, en effet, où ces ces lignes étaient écrites, on comptait cent-quatre-vingt-dix-neuf prélats, quatre cardinaux, deux patriarches et plus de deux mille prêtres. Ici, jeunes lecteurs, arrêtez-vous un instant, et glorifiez vous d’être Français ; la France gardera toujours la tradition divine, et, s’il m’est permis, en passant, de me servir du texte saint, les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle.

Aucune Église, en effet, n’avait envoyé à Rome autant de représentants que la nôtre ; pour aucune, non plus, le Saint-Père ne donna de plus vifs témoignages d’affection.

Pie IX s’est montré d’une courtoisie affectueuse envers les membres de notre clergé, étendant sa sollicitude aux détails les plus minutieux, et mettant à la disposition des ecclésiastiques français des établissements où deux cents prêtres au moins ont trouvé un séjour gratuit. Ah ! c’est qu’il aime la France, et, comme il le disait dans son style imagé : De la France il me vient de l’or, et de la myrrhe du Piémont. Oui, mes jeunes lecteurs, nous sommes et serons toujours les fils aînés de l’Église Romaine.

La municipalité de l’antique ville des Césars partageait d’ailleurs ce noble enthousiasme, et déclara nobles romains tous les évêques étrangers arrivés pour la canonisation tandis que, d’autre part, une société de citoyens faisait frapper une médaille commémorative d’argent pour l’offrir à chacun des évêques étrangers.

Et voyez comme de ces assemblées vénérables jaillit toujours quelque charitable pensée !

J’aurai sans doute à vous entretenir un jour de la triste position de nos églises d’Orient, où le mahométisme féroce persécute sans relâche, hélas ! et sans redouter de représailles, les malheureux chrétiens ; nous gravirons ensemble les montagnes du Liban, collines sanctifiées par tout ce qu’a eu de plus grand la religion sainte dont elles furent le berceau, et le plus vif sentiment, de tristesse s’emparera de vos âmes, en voyant la Jérusalem sainte profanée par les pas impurs du musulman, les catholiques fils du sol poursuivis sans trêve par la haine cupide des partisans du prophète menteur ; un jour et pour vous, seul espoir de l’avenir, j’esquisserai à grands traits les luttes du Druse stupide et brutal contre le Maronite sans défense. Qu’il vous suffise aujourd’hui de savoir que, là-bas tout est dans la détresse ; un évêque ne possède pas autant de richesses que le plus humble curé de nos villages, et le fruit de ses labeurs, exposé à des attaques continuelles, ne lui rend qu’à grand’peine le prix de ses longues journées. Prélats admirables, ils oublient tout pour les chrétiens confiés à leurs soins, et c’est au sein de la misère la plus profonde que fleurit la plus grande ferveur. Aussi leurs efforts sont-ils couronnés d’un plein succès, les orientaux rentrent en grand nombre dans le giron de l’Église Romaine, et, grâce à eux, un jour viendra que Jérusalem sera la sœur de la cité chrétienne.

C’est donc à nous, toujours fidèles à notre sainte bannière, que revient l’œuvre de la régénération. Suivez avec moi les voies providentielles ; la Judée, élue de Dieu, mère de la sagesse, civilisée au moment où le monde travaillait à sortir de la barbarie ou plutôt de son néant, la Judée tomba dans le cahos par le meurtre ; nous avons vu tour à tour, dans les fastes historiques de l’humanité, les nations les plus infimes dominer le monde entier, depuis la Grèce jusqu’à la Hollande et au Portugal. Venise, Gènes, Florence ont joué successivement le premier rôle dans la grande scène qu’ouvrit l’ère du Christ ; mais quelle est la puissance qui resta fidèle aux grandes traditions catholiques, et dans les luttes à jamais déplorables du XVIe siècle, se montra la fille aînée de l’Église ? On est fier d’être Français, en songeant au serment gardé, sans parjure, à la Chaire de saint Pierre, par le peuple le plus loyal et le plus fort de l’univers civilisé !

Aussi était-ce un spectacle touchant et respectable à la fois que celui que Rome offrait, dans ces jours, à l’admiration des fidèles. Les prêtres se comptaient par milliers, et des contrées les plus lointaines les pasteurs étaient accourus. Quelle impression ont-ils du rapporter dans leurs diocèses isolés, à peine naissants !

Le 3 juin, monseigneur Dupanloup, évêque d’Orléans, prêchait en faveur des orientaux dans l’église de Saint-André-della-Valle, une des plus belles basiliques de Rome, bâtie sur la scena du théâtre Pompeï.

Plus de 120 évêques et une foule innombrable d’ecclésiastiques de toutes les nations et de séculiers occupaient l’église pour l’entendre. Plusieurs fois même, malgré la sainteté du lieu, des applaudissements ont éclaté dans l’auditoire et interrompu l’orateur. « Si les évêques sont arrivés de France à Rome plus nombreux que de tout autre pays s’est-il écrié, c’est parce que la fille aînée de l’Église devait se presser avec plus de dévouement et de transport auprès de mère, l’Église Romaine, et de son chef, le successeur de saint Pierre. »

Monseigneur Dupanloup parla dans la première partie de son discours des motifs qui amenaient les évêques à Rome, représentants du monde catholique dont la voix ne résonne peut-être pas aussi haut que celle de la presse, mais qui cultive au fond de son cœur les dogmes que lui ont transmis ses ancêtres, et n’a pas besoin d’aller au fond des choses puiser l’amertume de la vie et la lassitude de vivre. Dans la seconde partie, monseigneur d’Orléans a montré le devoir imposé à tous les chrétiens d’Occident de venir au secours de leurs frères orientaux. Les marques d’approbation les signes d’enthousiasme, les bravos frénétiques et saints, pourquoi ne pas le dire ? résonnaient dans l’enceinte sacrée et monseigneur Dupanloup s’est vu obligé d’interdire vivement de semblables démonstrations.

La quête fut ouverte après le discours de sa Grandeur, et faite aux portes de l’église San-Andrea par les prélats eux-mêmes ; une autre collecte eut lieu par souscription. Aux premiers rangs de l’assistance et des donateurs se trouvaient les cardinaux, alors présents à Rome ; parmi eux on remarquait Son Éminence l’archevêque de Paris.

Le dimanche 8 juin, à six heures du soir, l’évêque de Tulle prêchait aussi à l’église Saint-Louis-des-Français.

Ne trouvez-vous pas, mes enfants, quelque chose de grand, de souverain, de divin même dans ces réunions augustes ? N’y a-t-il pas comme une confirmation de la parole du Christ : contre ces portes éternelles l’enfer ne prévaudra jamais ? Fête sublime, protestation du monde entier apportée par ce que le monde a de plus grand, de plus vénérable et de plus divin !

Le même jour, le cardinal Altieri réunissait dans ses vastes salons la haute cléricature, et deux cents jeunes gens romains chantaient pour la quatrième fois les hymnes composés en l’honneur de Pie IX. On les avait entendus déjà à Saint-Paul, à Sainte-Agnès et sur la place du Vatican ; mais le Saint-Père réunit si bien toutes les sympathies, que ses louanges ne sont jamais assez répétées.

La société chorale, au nom de la jeunesse romaine, des étudiants surtout, a présenté une adresse aux évêques, dans laquelle elle proteste de son dévouement au pape, comme pontife et roi. Monseigneur Nicolas Wiseman, cardinal-évêque de Melipotamos, se faisant l’organe de ses nombreux collègues, les remercia, les félicita de leurs sentiments, bien convaincu, ajoutait-il, que, s’il était nécessaire, ils abandonneraient la poésie et la musique pour prendre les armes et défendre le Saint-Siège. Nous n’en sommes heureusement pas réduits à cette extrémité, et le bon sens, la religion surtout, apaisera les orages qui grondent depuis quelque temps autour de la croix.


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