Les saints martyrs japonais/6

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M. Ardant frères (p. 61-69).

AVENIR DU CATHOLICISME
dans les contrées les plus lointaines de l’asie.
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I

Le catholicisme n’atteindra réellement le but que lui prescrit son origine céleste que le jour où tous les peuples seront fraternellement réunis en Dieu à l’ombre de la croix. Quoique notre sainte bannière ait déjà flotté sur les terres les plus lointaines et les plus déshéritées, quoique l’Océan ne possède aucune île déserte et sauvage que n’ait visitée Jésus-Christ par ses missionnaires apostoliques, le souffle vivifiant a trouvé bien des contrées rebelles et s’est quelquefois éteint après les avoir fécondées.

Si nous en cherchons les principales causes, nous n’aurons pas, jeunes lecteurs, à excuser le courage, la persévérance des héros de l’apostolat. Fatigues et persécutions, traversées longues et périlleuses, que n’ont-ils pas bravé pour satisfaire aux besoins ardents de la charité chrétienne ! Nous voyons dans nos capitales, gravés sur le bronze, le nom des guerriers généreusement tombés au champ d’honneur… Mais celui des martyrs de la foi qui ont obscurément péri sur la plage étrangère, déchirés parle fer du bourreau, après des labeurs dignes, tout seuls, de l’immortalité, n’ont leur glorieux cartulaire que dans le ciel. Non, les ouvriers n’ont pas manqué aux vastes champs du Seigneur, le cœur ne leur a jamais failli ; c’est dans d’autres considérations qu’il faut chercher la lenteur du succès, quelquefois l’inutilité des plus grands efforts.

L’Asie est la plus vaste partie du monde et comprend à elle seule plus de 4,168,592 myriamètres carrés ; au nord elle touche à la mer glaciale arctique dont les banquises infranchissables défendent l’accès ; au sud à la mer des Indes, trait d’union, justement redouté pour ses orages, de l’océan Atlantique et de la mer Pacifique ; à l’est au grand Océan, et du côté de l’ouest à la mer Rouge, à l’isthme de Suez, l’archipel, la mer Noire, la chaîne du Caucase, la mer Caspienne, les monts Ourals et Poyas, qui en sont le prolongement septentrional.

Ainsi la position géographique de la grande presqu’île asiatique a été, pendant des siècles, un obstacle redoutable pour les navigateurs les plus hardis, et, si nos saints convertisseurs d’âmes ne se laissaient pas effrayer par les périls de mers et de peuplades inconnues, que de fois la mort ne les surprit-elle pas, durant leur héroïque trajet, ne les attendit-elle pas au port ou quelques jours après le débarquement !

Les missionnaires ont généralement appartenu aux quatre nations catholiques par excellence, la France, l’Espagne, le Portugal et l’Italie. Calculez un instant les distances, incommensurables pour ainsi dire, qui nous séparent du centre de l’Asie : par la voie de terre, l’Allemagne, l’Autriche, la Russie et les steppes sans bornes, puis le mur des montagnes asiatiques, dont le versant vous jette dans la Sibérie. Là, figurez-vous un pays inculte, couvert çà et là de forêts sauvages et rabougries, puis des terres incultes, qui étouffent le grain à mesure qu’on le sème, des marécages vêtus d’une glace éternelle, et au milieu de cette nature désolée quelques tribus chétives, inintelligentes, vivant de la chasse ou servant dans les mines, sous les ordres des Européens, et vous aurez la Sibérie. Dans ce trajet se serait usée la vie d’un homme, et, quoiqu’il ait été glorieusement tenté, il y a quelques mois, par notre ambassadeur à Pékin et sa femme, il est permis de croire qu’aux temps éloignés où les missions commencèrent, quand ces contrées, inexplorées encore, n’offraient que mers de glaces sans routes et barbares populations, l’essai était impossible.

Il ne fallait pas songer à Constantinople ; les croisades nous avaient assez instruits des sentiments hostiles, implacables des sectateurs de l’islamisme ; et d’ailleurs comment songer à franchir 8,600 kilomètres à travers des montagnes inaccessibles et des peuplades qui, dans leur langage et leurs mœurs, diffèrent si fort des nations européennes ? Comment courir les périls que la haine des étrangers et des races a si fortement maintenus, même de nos jours ? Certes, je ne veux pas prétendre que la charité des Xavier, des Duhalde, des Charlevoix de toute cette pléïade de dominicains, de franciscains, de jésuites, de prêtres de la Mission, ne pût s’élever à la hauteur des plus grandes entreprises ; ils ont donné de l’abnégation chrétienne des exemples vivants encore dans l’histoire. Mais nos jeunes lecteurs remarqueront qu’à cette époque on ne connaissait même pas la configuration de l’Asie, et l’intérieur des terres était totalement inconnu. On sortait donc de la Méditerranée pour longer les côtes occidentales de l’Afrique et doubler le cap des Tempêtes, mieux nommé aujourd’hui cap de Bonne-Espérance ; puis s’ouvrait un océan immense, aux déchiquetures nombreuses, aux golfes profonds, aux incessants orages, et, quand enfin les courageux navigateurs avaient jeté l’ancre, lorsque le prêtre, s’agenouillant sur le rivage inhospitalier, appelait sur lui la bénédiction de l’Esprit-Saint, il voyait surgir de nouveaux obstacles, plus redoutables que ceux auxquels il venait d’échapper, la haine des hommes mêmes pour qui il sacrifiait et son repos et sa vie.

Si j’appelle votre attention sérieuse sur les détails d’un siècle déjà bien éloigné de nous, c’est à la fois pour faire mieux éclater le mérite des premiers martyrs et constater les progrès dont nous avons à attendre les conséquences les plus précieuses.

L’ignorance de la langue et des usages chez les peuples qu’abordaient nos premiers missionnaires était presque toujours un obstacle long à surmonter ; non-seulement il leur fallait se familiariser avec les naturels ; ceux-ci même trouvaient étranges nos costumes, nos manières de vivre et d’agir. Lorsque l’Apôtre des Indes pénétra au Japon, il fut un objet de ridicule, de mépris même pendant quelques jours. Son inaltérable douceur et ses miracles en triomphèrent rapidement ; mais une force purement humaine fût-elle venue à bout des préjugés les plus enracinés, de l’ignorance absolue de nos coutumes ? Dans la religion chrétienne, un Dieu tout d’amour et de pardon nous tend les bras, l’acte le plus simple d’une humilité sincère le désarme et le touche ; aux contrées orientales toute l’exagération d’un culte ridicule ; l’idée que l’on se fait de la majesté divine influe beaucoup sur le rite ; l’extrême Orient se prosterne toujours devant le prêtre et l’empereur, aussi bien qu’en présence de l’idole stupide qu’on adore dans la pagode ; culte indigne du créateur comme de la créature. Les néophytes avaient donc à lutter contre les dogmes dont ils étaient imbus dès l’enfance et une simplicité de cérémonies extérieures rendues plus modestes encore par la difficulté des temps.

Les Églises se fondaient néanmoins sous l’impulsion puissante des Pères, et, malgré l’amertume de leurs privations, ils se réjouissaient quelquefois du succès de leurs efforts. Alors naissent des difficultés nouvelles ; le bonze fainéant s’effraie le Daïri, ou chef de la religion prévient un empereur ombrageux, le sang coule de toutes parts, et s’il n’y a pas d’apostasie, les abjurations s’arrêtent. Les peuples orientaux sont soumis à une pression que nous ne pouvons parfaitement définir, nos jeunes lecteurs ne la comprendraient pas. Les Chinois, les Japonais, les sujets du roi de Siam, par exemple, ont vis-à-vis le chef de l’État une obéissance stupide, passive, de laquelle ils ne se départent jamais, qu’ils n’oseraient pas discuter. Cela vient, à mon avis du moins, de la cruauté des supplices, de l’inexorabilité à laquelle ils sont soumis. Là, presque tous les châtiments sont publics, exemplaires, et portent la frayeur dans le cœur des témoins. Si l’Européen se tient debout et fier devant son prince, quand il est innocent ; si, coupable, il s’en remet à sa justice ou à l’indulgence de la loi, il n’est pas de même dans les contrées dont nous parlons ; l’accusé sait d’avance sa condamnation et attend la peine s’il ne la prévient.

Eh bien ! cette terreur affreuse, qui tient sans cesse suspendue sur la tête d’un citoyen l’épée allégorique de Damoclès, devait ralentir et amoindrissait les progrès de la foi. Sans doute il y avait d’éclatants témoignages au nom de Jésus, on sacrifiait presque toujours le temps qui passe à l’éternité ; mais que d’abstentions, que d’âmes émues par la grâce et retenues par la peur.

Entre les moyens coërcitifs employés fréquemment en Chine et dans les îles japonaises, nous devons compter l’exil des missionnaires, leur supplice quelquefois. La distance qui sépare nos pays de l’Orient laissait dans une indifférence absolue, une complète ignorance, les peuples entre eux. L’empereur du Japon voyait descendre dans ses ports des hommes dont l’extérieur était loin d’annoncer l’importance. Tantôt c’étaient des commerçants inoffensifs, faisant leur trafic sans bruit, reprenant la mer après leurs échanges, tantôt des prêtres dont il ne devinait pas bien le but, jusqu’à ce que les serviteurs de Boudah l’eussent jeté dans une fausse alarme. Les punir en autocrate, les mettre en croix ou jeter dans la fosse n’avait pour lui rien de bien dangereux ; quel est le souverain d’Europe qui eut osé franchir l’immensité des mers pour s’attaquer, chez lui, à un homme puissant, maître de ressources relativement immenses et sous sa main ? Aussi les victimes étaient-elles immolées sans que l’Occident l’apprît ou s’en occupât autrement.

Telle était en résumé la position des anciens missionnaires à Jeddo, à Pékin et aux Indes, ce qui doit redoubler notre admiration. Elle était pire encore. La rivalité des nations marchandes, des Hollandais, néo-protestants, des Portugais et souvent de l’Angleterre même, fit naître une concurrence qui ne manque pas de s’étayer sur les plus hideuses calomnies ; on ne sait réellement, à la lecture de certaines relations, de quoi s’indigner le plus, de la crédulité barbare des Saoguns ou de l’effrontée cupidité des Européens. Écoutez cette anecdote.

L’empereur Taïco-Sama était assis sur le trône de Méaco, et rien ne faisait prévoir dans ce prince les dispositions sanguinaires qui changèrent, quelque temps après, la ville en une vaste mare de sang ; plein de bienveillance pour les Portugais, il recevait avec bonté les Pères de la mission, s’entretenant avec eux, et prêtant à la doctrine évangélique une oreille attentive. La jalousie des Hollandais, arrivés depuis peu à Niphon, ne le laissa pas longtemps entre leurs mains.

Le Saogun, ayant un jour donné une audience aux étrangers, interrogeait un Portugais déjà séduit et vendu.

— Votre maître, lui dit-il, est donc bien puissant ?

— Le soleil, répondit l’Espagnol avec l’emphase naturelle à sa nation, ne se lève ni ne se couche hors de ses états.

Le fier et soupçonneux tyran dissimula sa colère sous un terrible sourire.

— Et comment fait ce grand monarque pour acquérir d’aussi vastes provinces ?

— Ses vaisseaux sillonnent les mers, cherchant à découvrir les terres lointaines qui lui sont restées inconnues. Puis les marchands arrivent, les Pères prêchent la religion de l’Occident. Nous établissons des comptoirs, ils construisent des églises, et peu à peu le peuple est avec nous.

Le lendemain un édit fermait à tous les navires, ceux des Hollandais exceptés, les ports de toutes les îles du Japon, excluait de l’Empire toute espèce de culte qui ne serait pas celui de l’État, et ordonnait la recherche des catholiques pour les livrer au bourreau. La persécution fut inexorable, et, longtemps après, vainement eussiez-vous cherché dans cette chrétienté naguère si florissante le signe public de la croix : si nous y avions des frères, le souvenir de l’ère sanglante les forçait au mystère le plus absolu.

La Chine n’a jamais été aussi féroce dans ses proscriptions ; peuple plus éclairé, elle accueillit parfois les savants jésuites avec distinction et faveur. Non-seulement la tradition a conservé jusqu’à nos jours, dans le Céleste-Empire, le nom de quelques Pères ; mais les ouvrages de plusieurs d’entre eux, de Ricci par exemple, ont été retrouvés, en langue chinoise, dans les bibliothèques de Pékin par les savants attachés à l’expédition dernière.

Il était bien rare cependant que les missionnaires, après avoir franchi Canton revissent leur patrie. Le climat, les travaux apostoliques poursuivis avec ardeur, sans égard pour leur propre sûreté, le caprice du souverain, les délations, avaient bientôt éclairci leurs rangs ; mais la Chine a eu son âge d’or, on a vu les prêtres d’Occident révéler aux mandarins, si éclairés eux-mêmes, les mystères de la science et former avec eux, à trois mille lieues de leur pays, une université qui n’était qu’un acheminement à l’Église ; si, depuis cette époque, quelques stupides Fils du Ciel ont cru devoir se renfermer derrière leurs montagnes et leurs mers, du moins pouvons-nous aujourd’hui prévoir un avenir meilleur et plus chrétien.


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