Les saints martyrs japonais/5

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M. Ardant frères (p. 51-57).

V

Une remarque très commentée et dont les circonstances actuelles ont fait justice, c’est l’absence de tous les évêques portugais à la canonisation des vingt-six martyrs. Plus que tous autres, ainsi qu’on le comprend d’après l’exposé succinct que nous avons fait plus haut, ils étaient appelés cependant à sanctionner la glorification des victimes auxquelles leurs ancêtres avaient servi de parrain. Le mariage de don Luis avec la fille de Victor-Emmanuel, roi de Piémont, a suffisamment expliqué cette abstention. L’infante dona Isabelle s’était rendue à Rome, et le Saint-Père lui donna audience le 5 juin ; toutes les nations étaient représentées.

Rien n’égala jamais le tableau qui se déroulait le 6 juin dans la chapelle Sixtine ; Michel-Ange y vit tout entier. Michel-Ange, c’est le Bossuet de la peinture. Figurez-vous dans cet immense palais du Vatican, où tout est prodige, un prodige plus grand encore, des chefs-d’œuvre qui lassent votre admiration, au point de vous faire trouver chose ordinaire les merveilles de l’art, la poésie la plus vivante, l’imagination créatrice de l’homme, sous le souffle de Dieu, d’inimitables prodiges, et vous n’aurez pas la chapelle Sixtine.

Là, seul, en vingt mois, le grand peintre a tracé, sur la grande voûte, la création du monde ; en trois ans, sur l’autel, le jugement dernier, où tout est vivant, le remords et l’innocence, la honte et la conscience sainte. « On se sent pris, dit un auteur dont le nom nous échappe, d’un indicible sentiment d’admiration à la vue de ces chefs-d’œuvre. Cette religieuse poésie du pinceau fait ressortir les plus sublimes effets de la nature physique et morale ; cette éloquente représentation d’une attendrissante et redoutable philosophie fait flotter l’âme entre les mouvements les plus passionnés de l’admiration et les croyantes exagérations de la terreur. Dans ces grandes pages primitives de l’histoire, Michel-Ange a tracé en caractères de feu celle de notre mystérieux avenir. En sortant de là, c’est à peine si l’on a pu admirer d’autres belles peintures : l’adoration du veau d’or, de Roselli ; Jésus appelant saint Pierre et saint André, de Ghislandajo ; saint Pierre recevant les clefs du Christ, du Pérugin. »

Ce fut dans la chapelle Sixtine que Pie IX reçut les ecclésiastiques étrangers qui se trouvaient alors, à Rome. Le nombre en était extraordinaire. Sa Sainteté, montée sur le trône pontifical, lut en latin un discours dans lequel son contentement débordait. « Mon chagrin, dit-il, et les épreuves auxquelles est soumise l’Église, trouvent un dédommagement efficace dans la présence de tant d’évêques et d’ecclésiastiques autour de la chaire de Saint-Pierre. » Il recommanda à tous de se resserrer, de redoubler de zèle, les exhortant à la prière, à la charité à la science, seuls moyens d’exercer le saint ministère. Aux curés il accorda la faculté de donner, mais pour une fois seulement, l’indulgence plénière à tous les fidèles de leur paroisse.

Oui, c’était un beau jour, béni du ciel. Dans la soirée, monseigneur Berthaud prêchait au Colysée, et l’impression qu’il produisit fut si profonde que l’assistance se sépara aux cris mille fois répétés de : Vive Pie IX pontife et roi.

Le même soir, les cardinaux, archevêques et évêques présents à Rome, recevaient de la municipalité le diplôme suivant :

« Lorsque, le 22 mai, on a parlé dans notre sénat du jour très heureux où le pape Pie IX, prince très prudent, consolateur du peuple chrétien, déclara que sont accordés, avec une grande solennité, les honneurs du ciel aux vingt-six martyrs du Japon et au bien, heureux confesseur Michel des Saints ; comme encore lorsqu’on a parlé du très grand concours de cardinaux, patriarches, archevêques et évêques venus à Rome de tous les points du monde, ce sénat a résolu à l’unanimité de créer nobles citoyens romains ces vaillants défenseurs de la foi, qui ont bien mérité de la religion catholique, et de leur donner les mêmes honneurs dont se glorifiait saint Paul, l’apôtre des Gentils, et pour conserver le souvenir d’un jour si mémorable et de ce décret, on a résolu de placer une inscription en marbre dans les salles du Capitole.

On a voulu donc vous placer dans l’ordre très distingué des nobles citoyens romains, et donner des lettres publiques, afin qu’il soit manifesté que V. G. a reçu la noble bourgeoisie, et qu’elle doit être considérée comme un de ces nobles citoyens romains, et que par conséquent elle adroit à tous les privilèges, les honneurs et les bénéfices des nobles citoyens de Rome, de sorte que tout ce que jusqu’à présent vous avez fait de remarquable et vous ferez dans l’avenir, sera considéré comme un bien et une gloire pour le siège apostolique et la ville de Rome.

Donné au Capitole, le 22 mai 2616 de la fondation de Rome, et 1862 de l’incarnation de Jésus-Christ. »

Ce fut une consolation pour le Saint-Père que l’unanimité d’approbation qu’il trouvait à la fois et dans la municipalité romaine et parmi les prélats étrangers, représentants du monde catholique.

Le grand jour était venu ; Rome avait pris un air de fête, les palais étaient pavoisés et du haut du fort Saint-Ange le bronze annonçait la solennité glorieuse. Le Saint-Père sortit du Vatican à sept heures du matin pour se rendre à la basilique de Saint-Pierre, où l’attendaient 184 évêques, 54 archevêques, 5 patriarches et 43 cardinaux ; les religieux des différents ordres, le clergé séculier, tous les prélats de la cour pontificale se pressaient dans la vaste nef. Ils ont assisté à la procession qui, suivant le cérémonial ouvrit la fête, abrégée toutefois par le mauvais temps.

Le pape assis sur son trône, sous un dais magnifique, reçut ensuite le serment d’obéissance de tous les ecclésiastiques, et après le chant des litanies des Saints et du Veni Creator, Sa Sainteté prononça le décret par lequel les vingt-six martyrs du Japon et le bienheureux Michel des Saints sont inscrits au martyrologe pour recevoir un culte dans toute l’Église catholique. La foule était immense, et lorsque le clergé entonna le Te Deum, des milliers de voix y répondirent avec un enthousiasme qui prouve combien sont vivaces encore dans les cœurs les croyances impérissables du christianisme. Rien de plus imposant que ce spectacle, rien de plus touchant que la noble hospitalité accordée par le chef de l’Église aux nombreux enfants qui se pressaient autour de lui. Le Saint-Père lui-même chanta la messe, et après l’évangile prononça une homélie dans laquelle, traitant du mérite des saints et de la puissance de leur intercession, il émut si profondément son auditoire, qu’à défaut des bruyants applaudissements, interdits par le caractère auguste de l’orateur et la sainteté du lieu, de longs murmures d’approbation couraient dans l’assemblée.

À l’Offertoire, quatre offrandes eurent lieu, savoir : cinq cierges ornés avec un art inexprimable, deux pains, un baril de vin, un second rempli d’eau, des tourterelles, des colombes et plusieurs petits oiseaux, enfermés dans une cage. Ces divers symboles ont été reçus par quatre archevêques orientaux.

Le roi et la reine de Naples, avec toute la famille royale, l’infante Isabelle de Portugal, le corps diplomatique, et les officiers supérieurs de l’armée d’occupation assistaient à la cérémonie. La foule était prodigieuse et la basilique resplendissait éclairée par plus de douze mille cierges. Le service intérieur était fait par les soldats français.

Le 9 juin, l’immense coupole du Vatican s’illumina comme par enchantement. Tout ce que l’imagination peut rêver de plus splendide s’efface devant le magique tableau qu’offrit ce jour-là le palais pontifical. Les aumônes abondantes que la charité chrétienne n’oublie jamais dans ses joies, avaient attiré sur le parvis immense la plus grande partie des Transtéverins ; au sommet du palais Saint-Ange, la fameuse Girandole lançait incessamment vers le ciel ses gerbes de feu aux mille couleurs ; les cloches, dans leurs joyeuses volées, semblaient redire l’hymne mystérieux de l’Hosanna dont l’écho est dans tous les cœurs. Oh ! ce calme au milieu de l’orage, cette pompe dans l’incendie lugubre qui désole l’Église, cette joie céleste quand l’ambition gronde aux portes de la cité catholique n’est-ce pas le triomphe de l’idée chrétienne, éternelle, devant laquelle tout se brise, comme au pied du rocher les vagues de l’Océan ?

Un consistoire semi-public eut lieu en présence des cardinaux et de tous les évêques et l’auguste pontife prononça une allocution, souvent interrompue par l’émotion des prélats. Sa Sainteté reçut ensuite des mains du cardinal Matteï une adresse du clergé qui, approuvant les actes de Pie IX, sans restriction, déposait à ses pieds l’assurance d’une fidélité à toute épreuve.

À deux heures, un banquet solennel réunissait les cardinaux et les évêques dans le grand salon de la bibliothèque du Vatican, et trois cents convives s’asseyaient à la table pontificale. Le repas fut d’une grande simplicité ; mais Pie IX se montra d’une gracieuseté qui lui gagna tous les cœurs. Au Casino de Pie IV, surtout, son affabilité fut extrême, et les prélats ne se séparèrent de lui qu’avec le témoignage des plus sincères regrets, pour aller porter à leurs diocèses les touchants souvenirs de la canonisation japonaise.

Que résultera-t-il pour l’Église, et l’Orient surtout, de l’assemblée romaine ? Quels progrès peut attendre le christianisme de l’acte éminemment catholique qui vient de s’accomplir ? Les contrées lointaines que les vingt-six ont fécondées de leur sang se réuniront-elles enfin à la grande métropole ? Les prières des saints illustres dont s’est enrichi le calendrier de l’Église, la prépondérance que dans ces dernières années la France s’est acquise en Chine, dans les Indes, par la guerre, au Japon par les traités, semblent nous promettre une prochaine fraternité dans le Christ, l’exercice libre du saint ministère, proscrit depuis longtemps ; et ce ne sera pas une des moindres gloires de l’empereur Napoléon III que d’avoir fait rayonner la croix du Vatican sur les coupoles des pagodes de Pékin et de Jeddo.


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