Les sangsues/02

La bibliothèque libre.
Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 10-13).

II

L’ABBÉ THÉODORE BARBAROUX


Théodore Barbaroux appartenait à une vieille famille provençale. Son père, avoué médiocre, le voyant studieux et intelligent, voulut en faire un professeur ; sa mère aurait préféré qu’il fût prêtre. Docile et soumis, aussi travailleur que dévot, l’enfant s’achemina en même temps vers cette carrière et vers cette vocation. Il acheva brillamment ses études et, reçu à l’École normale, il en sortait avec le titre de professeur au lycée de Marseille. Il comptait exercer cet emploi quelques années, afin de se rompre à l’enseignement, puis se vouer à la théologie et entrer dans les ordres. Les événements disposèrent autrement de son sort. Ses parents moururent, à trois mois de distance l’un de l’autre. Il demeura seul au monde avec sa sœur Gaudentie, qui avait treize ans de moins que lui. Il se consacra à elle.

Elle fut l’unique joie de sa vie solitaire. Il s’efforça de lui donner un caractère ferme et généreux, il mit toute son ardeur à cette formation d’une âme. Pendant cinq années, il n’eut de pensées que pour elle, sa piété le tenant fort éloigné des femmes ; elle lui constitua, à elle seule, un intérieur et un foyer.

Un jour, il fallut songer à la marier. Gaudentie était alors jeune, jolie et fraîche. Silencieuse et renfermée, elle révélait peu de son caractère. Un vieux prêtre s’occupa d’elle, il lui trouva un prétendant, ambitieux et finaud, pressé de faire fortune. Il était employé dans une maison de commerce et s’appelait Marius Pioutte. Gaudentie eut en dot la totalité de l’héritage laissé par ses parents, et, de plus, Théodore s’engagea à faire sur ses appointements une rente au jeune ménage.

Aidé par cette mise de fonds, Pioutte gagna de l’argent dans le courtage. On était alors dans une époque très favorable aux affaires. Adroit et rusé, il devint assez vite négociant, et l’un des plus gros brasseurs d’entreprises de la place.

Pendant ce temps, Théodore Barbaroux modifiait toute sa situation. L’Université se montrant fort libérale en matière philosophique, le professeur fut mal noté pour son catholicisme intolérant et surtout pour les virulentes sorties qu’il se permettait en pleine classe contre ceux qui ne partageaient point ses convictions. On lui donna de discrets avis. Il n’en tint aucun compte. On lui adressa des reproches sévères. Il se fâcha alors, étant fort entier et cassant de caractère, et, donnant brusquement sa démission, quitta le lycée.

Les raisons de ce départ furent connues. Quelques familles bien pensantes tinrent à retirer également leurs enfants, par protestation contre l’enseignement voltairien. Barbaroux fonda une école libre. Un ancien clerc de M. Barbaroux, homme pratique et d’intelligence nette dans les choses de la vie courante, lui servit d’économe, et contribua au succès du nouveau pensionnat. Il eut l’idée de mettre le prix de la pension à cent francs par mois, ce qui attira un grand nombre d’enfants. On y prenait ainsi, dans la ville, par le seul fait d’y être élevé, comme un brevet de richesse, d’aristocratie et de bon esprit. Il n’y avait pas de classes primaires. M. Barbaroux n’avait pour adjoints qu’un professeur de langues étrangères, celui de mathématiques, et un surveillant. Il possédait un local étroit et mal placé qui lui coûtait peu. Il ne dépensait presque rien, sobre, économe et chaste comme il l’était. En vingt ans, il plaça plus de cent mille francs. Quand la guerre de 1870 éclata, il licencia son école et alla se battre, quoique déjà âgé, dans une compagnie de francs-tireurs. Il fut blessé, se réfugia en Suisse et revint à Marseille, après la signature de la paix. Alors il songea à réaliser le grand souhait de toute sa vie. Il partit pour Rome, y resta cinq ans et revint avec la soutane.

Il y avait longtemps que les Pioutte se passaient de lui. M. Pioutte gagnait énormément d’argent, il menait une vie luxueuse et dépensière qui effrayait un peu la simplicité de M. Barbaroux. Gaudentie avait eu quatre enfants ; l’aîné étant mort, il lui restait un fils et deux filles.

Ce fut alors l’époque des fameux décrets. On ferma plusieurs couvents, et des religieux allèrent loger en ville. Plusieurs familles catholiques vinrent demander à l’abbé Barbaroux de rouvrir son pensionnat. Il obéit par devoir. Mais il voulut consacrer toute sa vie à cette œuvre, qu’il souhaita immense et propre à restaurer la foi dans les nouvelles générations. Il eut l’imprudence de faire de grands frais. Il acheta, rue Saint-Savournin, une vaste maison, qui appartenait à des religieuses et qu’il paya fort cher. Il consacra vingt mille francs à l’édification d’une chapelle, dans la cour, afin de satisfaire un de ses rêves les plus longuement caressés.

La nouvelle école profita d’abord de la réputation de l’ancienne. Mais l’abbé Barbaroux eut le tort de vouloir y appliquer pratiquement plusieurs principes chrétiens. C’est ainsi qu’il accepta un grand nombre d’écoliers pauvres, dont la mauvaise éducation se communiquait peu à peu à tous les élèves. Beaucoup de parents retirèrent leurs enfants, et le pensionnat Saint-Louis-de-Gonzague périclita.

L’ancien économe étant mort dans l’intervalle, l’abbé Barbaroux choisit, pour le seconder, un très brave homme, extrêmement religieux, mais aussi chimérique que son patron. À eux deux, ces idéalistes commirent fautes sur fautes, et l’administration générale de la maison s’en ressentit.

Dix ans après la fondation du nouvel établissement, il arriva une catastrophe qui ébranla toute la famille. M. Pioutte mourut brusquement, d’une attaque d’apoplexie. La hardiesse de ses spéculations et l’exagération toujours croissante de ses dépenses l’avaient conduit à la ruine. De cette colossale fortune, aussi vite écoulée que rapidement construite, il ne restait que des dettes. L’abbé Barbaroux en paya la plus grande partie, puis il prit à sa charge sa sœur et ses neveux. Charles avait alors vingt ans, Cécile dix-neuf et Virginie, quinze.

Le nouvel économe mourut peu après et M.  Augulanty le remplaça. La situation de l’abbé commençait à ne pas être brillante. Il dépensait beaucoup, son pensionnat baissait insensiblement, et il ne lui restait de tout son capital péniblement amassé qu’une quarantaine de mille francs sur lesquels il prélevait une somme à la fin de chaque période scolaire.

Pendant quelque temps, il tint bon. Mme Pioutte s’occupait du ménage, Charles étudiait la peinture à Paris, Cécile et Virginie, ne se contraignant de rien, vidaient la poche de l’abbé, pour subvenir à leurs frais de toilettes, de promenades en voiture, et de distractions. Mais les premiers symptômes de ruine dans la maison furent surtout visibles, le fameux jeudi où l’abbé Barbaroux pria ses collaborateurs de ne point passer à la caisse.