Les sangsues/03
III
L’ENGRENAGE
Quatre jours après la réunion mensuelle des professeurs, Mme Gaudentie Pioutte avait avec Charles une discussion assez vive.
Elle venait d’apprendre, par une amie qui passait ses hivers à Paris et qu’elle chargeait de surveiller de loin son fils, que celui-ci y vivait avec une maîtresse que l’on disait même enceinte de ses œuvres. Une telle révélation bouleversa Mme Pioutte. Elle vit du premier coup le sinistre collage tant redouté de toutes les mères, la situation détruite, l’avenir perdu ; cette nouvelle fauchait impitoyablement ses rêves les plus chers ; il fallait renoncer au mariage riche et à la brillante position mondaine qu’elle ambitionnait pour le futur peintre. À cela, s’ajoutait la terreur que l’abbé Barbaroux apprît la conduite de son neveu ; elle connaissait Théodore, il ne l’excuserait jamais, et la généreuse protection qu’il accordait à Charles disparaîtrait avec sa confiance. Il était donc indispensable d’éviter au plus tôt ces funestes conséquences, et de détacher le jeune homme de la femme qui l’avait captivé et qui le tenait en esclavage, car Mme Pioutte ne doutait pas que Charles fût un brave enfant, trop naïf et trop inexpérimenté, pour se défier des ruses d’une dangereuse sirène. Elle lui envoya de l’argent afin qu’il vînt passer quelques semaines auprès d’elle. Charles arriva sans méfiance. Le soir même de son retour, sa mère l’entreprit sur le chapitre de ses mœurs avec une redoutable violence. Elle s’emporta, elle cria, elle pleura. Mais Pioutte opposait à ses reproches, à sa colère et à ses larmes une sereine indifférence et des plaisanteries moqueuses. Il inventa d’ailleurs, pour s’excuser, tout un fabuleux roman, transforma sa maîtresse, en réalité modèle fort vulgaire, en une belle jeune fille de bonne famille qui s’était enfuie de chez elle, où elle était malheureuse, battue même par une marâtre, évidemment empruntée à quelque mélodrame, et il déclara qu’il ne l’abandonnerait jamais. Sa mère crut à ce conte. Il flattait sa vanité et son admiration pour Charles. Elle se tut. Puis, un matin, où le peintre causait avec Mme Pioutte dans sa chambre, la discussion recommença :
— Avec tout ce que j’ai fait pour toi, Charles, voilà comment tu m’en récompenses !
Mme Pioutte se tenait assise auprès de son lit, petite, vive, l’œil gris, rusé et fin, la figure osseuse, le teint jauni, la peau serrée sur les os. Elle avait la forte mâchoire et le grand nez en bec de vautour de son frère, mais l’air défiant et dissimulé.
— Non, mais c’est inimaginable, à la fin, s’écria Charles. — Ce que j’ai fait, ce que j’ai fait ! On dirait que j’ai tué quelqu’un ! Tout ça, parce que j’ai une maîtresse !
— Malheureux ! mais si ton oncle le savait !
Charles éclata de rire.
— Ah ! oui, je crois que si mon oncle le savait, il en ferait une fière maladie ! Tout le monde ne peut pas vivre comme lui. Je ne suis pas un anachorète, moi !
— Ton enfant naîtra-t-il bientôt ? demanda madame Pioutte, après un moment de silence.
— Dans cinq mois.
— Vois-tu, mon petit, si ton oncle savait tout cela, il serait capable de tout, il te supprimerait peut-être même ta pension ! Et alors qu’est-ce que tu deviendrais ?
— Le fait est que ça ne serait pas rigolo, déclara Charles.
— Tu as fait une bêtise, Charles, répare-la.
La proposition était si inattendue que Charles vira prestement sur ses talons.
— Qu’est-ce que tu me chantes là ? grommela-t-il.
Mme Pioutte ne songeait qu’à interrompre une situation qui pouvait brouiller son fils avec son frère. Puisqu’il se refusait à abandonner sa maîtresse, il ne lui restait plus qu’à l’épouser.
— Marie-toi, fit-elle. Tu m’as dit toi-même que tu le ferais volontiers, Mlle Jouve étant…
Elle s’arrêta devant l’ahurissement du peintre :
— Est-ce que ce n’est pas une jeune fille de bonne bourgeoisie, obligée de devenir institutrice et que tu as rencontrée chez des amis…
— Oui, oui, s’écria Charles, qui se rappela à temps le formidable récit qu’il avait raconté à sa mère et déjà oublié.
— Épouse-la donc, répliqua Mme Pioutte.
Tout en causant, l’ingénieux Charles entrevoyait peu à peu les lignes d’un plan machiavélique. Il souffrait de sa misère, des besoins sans nombre le poursuivaient, il désirait une installation plus luxueuse que le garni où il logeait, les créanciers le harcelaient, et il n’apercevait, dans le cruel souci de sa mère, que le moyen de lui tirer une nouvelle et colossale carotte.
Il s’écria donc avec amertume :
— Comment veux-tu que nous nous mariions ? Il faut de l’argent pour cela ! Ce n’est pas toi qui nous en fournira… Nous sommes des sacrifiés, il faut bien accepter avec résignation la douloureuse existence des sacrifiés.
— Ne dis pas cela, Charles !
— Pourquoi ? C’est la vérité. C’est bon pour les riches de se marier. Ah ! si mon oncle, au lieu de dépenser tant d’argent pour ses coûteuses fantaisies, en avait gardé un peu plus pour nous, nous n’aurions pas une si misérable situation ! Crois-tu que ce soit gai d’être avec une femme qui n’est pas la vôtre, renié des siens, ne pouvant voir personne, hors de l’Église et de la Société ? Tout cela parce qu’on n’est pas riche et qu’on a cependant du cœur ! Et quand mon enfant naîtra, il n’aura même pas de nom. Ce sera un enfant naturel. Ton premier petit-fils, maman, sera un enfant naturel.
Mme Pioutte, touchée au vif, se mit à pleurer.
— Mais enfin, il ne faut pas tant d’argent pour se marier ?
— J’admets qu’il en faille peu, ce peu, est-ce toi qui nous le donnera ?
— On pourrait peut-être le trouver. Voyons, Charles, combien te faut-il ?
— Vingt mille francs ! déclara Charles Pioutte, avec aplomb.
Il pensait que, s’il réussissait seulement à obtenir le quart de cette somme, il réaliserait une fameuse affaire.
Mme Pioutte sursauta.
— Vingt mille francs ! Tu es fou. Il ne faut pas tant que ça…
— Tu vois bien, dit-il placidement, qu’il est inutile d’y songer.
— Mais vingt mille francs ! Y penses-tu ?
— Je n’ai pas une autre idée en tête !
— Vingt mille francs ! Sais-tu que c’est une somme ?
— Je le sais. C’est vingt mille francs, deux fois dix mille, quatre fois cinq mille…
— Ne te moque pas de moi, fit Mme Pioutte, courroucée, et qui, au son métallique de ces mots retrouvait beaucoup de son caractère et un peu de sa lucidité. Je sais ce qu’est la vie. Jamais tu ne me feras croire qu’il faut vingt mille francs…
— Je ne te force pas à le croire, dit Charles avec indifférence.
— Du moins, explique-moi ce que tu comptes faire d’une telle somme.
— N’en parlons plus !
— Établis-moi le montant de ces dépenses, si tu veux que je te croie. As-tu des dettes ?
— Parlons d’autre chose !
— Certes, je reconnais que la vie est chère. Nulle ne le sait mieux que moi. Veux-tu avoir des provisions, devant toi, pour l’avenir ?
— Je ne veux rien, je ne demande rien, — sinon qu’on me fiche la paix. Quant à mon mariage, zut, n’est-ce pas ?
Il y eut un silence, Mme Pioutte pleurait à petits coups comme une gargouille qui se déverse. Charles mangeait la moitié d’un croissant qu’il venait de trouver sur la commode.
— Si ton oncle apprend cela, tu n’auras plus un sou !
— Et alors, dit brusquement Charles, comme je n’ai de goût que pour la peinture, et que, pour vivre, il faut au moins se donner la peine de vivre avec agrément, je me débarrasserai au plus tôt de ces soucis, une balle de revolver est vite reçue !
Mme Pioutte frémit de terreur et vit, dans son imagination affolée, un Charles étendu sur un lit, le front troué d’une blessure rouge, près d’une jeune fille de bonne maison, qui joignait ses mains aristocratiques et pleurait sur les draps sanglants.
— Tu ne ferais pas cela, s’écria-t-elle, en pâlissant.
— Plus souvent que je me gênerais ! répondit Charles.
— Tu ferais ça, toi, toi… Toi que j’ai élevé chrétiennement, tu me laisserais…
— Que je meure de faim, ou autrement, pour toi, le résultat est le même !
— Tu n’as pas de cœur, tu es cruel, injuste, égoïste… Tu n’as pas pitié de moi, ta mère…
— Allons, nous y voici, recommence à faire des phrases !
— Mais enfin, pourquoi te faut-il vingt mille francs ! s’écria Mme Pioutte, éperdue, explique-moi au moins ce que tu veux faire de tant d’argent !
— Sapristi, maman, ne comprends-tu pas qu’avec les deux cents francs que je reçois de mon oncle il m’est impossible de vivre avec Clémentine…
— Tu le fais bien maintenant…
— Maintenant, je vis en concubinage, comme tu le dis si bien. Sais-tu que nous logeons en garni ? Avec cet argent nous serions chez nous, nous pourrions avoir confiance dans l’avenir. D’ailleurs, si je n’ai rien, Clémentine sera forcée d’aller faire ses couches à l’hôpital. Comment veux-tu que je paye un docteur, une garde, avec ces pauvres dix louis ? Maman, ajouta-t-il, comme s’il trouvait cette idée prodigieusement drôle, ton premier petit-fils naîtra à l’hôpital !
Mme Gaudentie Pioutte, tout en pleurant, réfléchissait. Elle ne voyait nulle part l’Eldorado, la Terre Promise, le Klondyke où elle puisse découvrir cette somme mythologique de vingt mille francs. À tout hasard, elle tenta cependant de faire baisser les prétentions de son fils.
— Avec dix mille francs tu en aurais bien assez !
Une lueur de convoitise passa dans les gros yeux bleus de Charles.
— Les aurais-tu, par hasard ?
— Non, fit-elle, mais c’est plus facile à trouver que vingt.
— Tu es bête, maman, dit-il assez vexé de cette déception.
Mme Pioutte se mit à gémir. Elle n’avait rien à elle. Elle n’arrivait qu’avec beaucoup de peine à faire marcher la pension. Et elle énumérait ses griefs, d’une voix sourde et monotone, comme l’on débite un chapelet. Il interrompit :
— Alors, maman, c’est entendu, tu me trouveras ces argents.
— Non, mon cher, je t’assure, n’y compte pas.
— Si, j’y compte. Tu ne veux pas en avoir l’air, mais tu me les trouveras. Tu es habile, tu sais où le diable a fait feu. Et puis t’as du cœur, t’es une bonne vieille bête de mère dévouée qui ne voudra pas que son fils bien-aimé, son Charlot, continue à offenser le Bon Dieu et que son petit-fils naisse à l’hôpital.
Il s’approcha de sa mère, posa sur ses joues deux baisers retentissants et prit un feutre noir à larges bords qu’il avait jeté sur le lit défait.
— Et n’oublie pas que j’attends les vingt mille balles pour la noce, dit-il à voix basse.
Repliant à demi un bras qu’il rapprocha de sa poitrine, il exécuta, de l’autre, sur sa manche, le mouvement d’un archet qui va et vient contre les cordes d’un violon, puis, avec une dernière grimace, il enfonça son feutre crasseux sur sa tête chevelue et descendit quatre à quatre l’escalier.