Les sangsues/07

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Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 48-55).

VII

OÙ LES EAUX DORMANTES SE RÉVEILLENT


En route, Mme Pioutte essaya de causer avec sa fille. Mais aux quelques questions qu’elle lui posa, Cécile ne répondit rien. Elle semblait ne pas entendre. Elle était pâle, et son regard fixe et sombre dévisageait, à travers l’espace, quelque point invisible et secret de sa conscience. Par moment, elle se mordait les lèvres, avec tant de rage contenue que le bout de ses dents se colorait fugitivement de rouge. Mme Pioutte la vit si préoccupée qu’elle n’osa plus lui parler. Elles descendirent du tramway et, sans échanger un mot, gagnèrent la rue Saint-Savournin. Il commençait à pleuvoir, on ouvrait des parapluies, et chaque être se transformait en une tortue humaine, qui cheminait dans la boue, à l’abri de sa toiture convexe.

L’abbé était sorti. Virginie passait l’après-midi chez une de ses amies. Il n’y avait dans l’école que M. Niolon, qui gardait quelques élèves en retenue, dans la salle d’études du rez-de-chaussée. Cécile, toujours taciturne, entra dans sa chambre ; sa mère l’y suivit. Cécile s’assit près de la cheminée et jeta quelques morceaux de bois dans le feu, qui se mit à flamber et à pétiller joyeusement. Mme Pioutte prit place sur le divan et commença d’ôter ses gants noirs. Il y eut un long silence.

— Eh bien, Cécile, fit-elle, enfin, d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre enjouée, comment trouves-tu M. Caillandre ?

— Affreux ! s’exclama Cécile.

— Mon Dieu, ma fille, tu exagères ! dit Mme Pioutte, avec bonhomie. Je conviens qu’il n’est pas joli, joli… Mais enfin tu t’y habitueras. On se fait vite à la figure des gens. Quand il y aura dix mois que tu seras avec lui, tu n’y feras plus attention…

Cécile se retourna brusquement et donna à sa mère un regard indigné.

— Tu t’imagines que je vais l’épouser ? s’écria-t-elle.

— J’en suis sûre.

— Eh bien ! détrompe-toi, je ne l’épouserai jamais.

— Pourquoi ? fit posément Mme Pioutte… Écoute, Cécile, si ton pauvre père vivait encore, tu pourrais faire la dégoûtée, mais, dans ta position, tu n’as pas les moyens de te montrer si dédaigneuse. Tu refuses M. Caillandre aujourd’hui. Sais-tu qui tu accepteras demain ? Les qualités morales de ce monsieur devraient te faire passer sur son extérieur. C’est un très honnête homme, qui aimera son foyer et qui ne courra pas après la première venue comme ont l’habitude de le faire de plus jolis garçons. Il gagne six mille francs, il aura davantage avec le temps. Il est encore jeune, il a de l’avenir. C’est une jolie situation pour une jeune fille sans dot. Je ne veux pas t’influencer, tu es libre, mais je sais que tu es trop raisonnable pour ne pas reconnaître combien ce parti est avantageux pour toi. Je crois même que tu seras très heureuse avec lui. Il te faut un homme doux, pas violent, comme ce M. Caillandre. Si tu épousais un homme aussi vif que toi, vous feriez ensemble un mauvais ménage…

Cécile ne répondit rien. Elle conservait son air rêveur et distrait et regardait bondir dans la cheminée les flammes élégantes et souples.

— Allons ! demanda Mme Pioutte, que peux-tu répondre de raisonnable à ce que je te dis ?

— Ah ! fit la jeune fille, avec un air de profond ennui, tu penses encore à ce M. Louis Caillandre !

— Oui, et je pense aussi qu’il faudrait que tu fusses bien sotte pour ne pas l’épouser.

— Mais tu ne l’as donc pas vu, s’écria Cécile, avec un subit accès de colère, tu ne l’as donc pas regardé ! Mais c’est un imbécile, ton M. Louis Caillandre, c’est même pis que cela, c’est l’imbécile. Je n’en veux pas. Je ne veux pas croupir, végéter misérablement auprès de cette défroque d’humanité, de ce déchet vivant. Ce n’est pas un homme, cela, c’est un résidu. L’as-tu examiné en face, cria-t-elle, avec un sursaut de fureur, as-tu contemplé cette figure plate, ce front écrasé, ces yeux bestiaux ? Cela n’existe pas, cela n’a ni beauté, ni caractère, ni intelligence, ni esprit, ni manières, ni rien. Je ne me marie pas pour devenir une potiche, pour faire la cariatide dans un salon ou dans une chambre… Je me marie pour vivre !

— Toujours romanesque ! dit Mme Pioutte, avec mépris.

Cécile eut un mouvement d’indignation :

— Romanesque ! Romanesque ! Vous n’avez tous que ce mot-là à la bouche, mais c’est une niaiserie, maman, ce que tu dis là ! Enfin, il faut comprendre les choses. Nous en sommes arrivés à un tel point d’inconscience, de veulerie et de mollesse que le désir seul de la vie s’appelle du romanesque ! Mais il n’y a rien de plus faux, de plus artificiel, de plus romanesque que notre manière d’agir ! Est-ce que ça ne ressemble pas à un mauvais roman, ce que nous venons de faire ? Attendre un jeune homme, que l’on n’a jamais vu et qui doit vous épouser, sans vous connaître, l’attendre en compagnie de sa mère, aux sons d’une musique militaire, près d’un chameau… Non, cela me répugne d’y penser ! Je suis en vente, je suis aux enchères, je le sais ! Mais me le faire sentir à ce point-là ! Allons ! qui en veut ? une jolie fille sans dot, qualités morales (car j’en ai, moi aussi, de ces qualités morales dont on me rebat les oreilles), élevée chrétiennement, fait ses robes (c’est un mensonge, j’en ai fait deux dans ma vie !), femme d’intérieur (n’est-ce pas ainsi que tu t’exprimes ?), elle sera à n’importe qui, au premier venu, mais qu’on se présente ! Allons ! vite ! vite ! Profitez de la liquidation ! Demain, il sera trop tard, elle vaudra moins. Elle aura vieilli, elle sera fanée ! Allons ! personne ne dit mot ? Voyons, un peu de bonne volonté, messieurs, c’est une occasion unique, ne la laissez pas échapper !

Cécile poussa un éclat de rire strident et hystérique et cacha sa tête dans ses deux mains.

— Cette scène est absurde et ridicule, dit Mme Pioutte, de sa petite voix aigrelette et sèche, tu ne dis que des bêtises. Ton seul grief contre M. Caillandre est qu’il n’est pas beau. On ne peut pourtant pas t’envoyer chercher l’Apollon du Belvédère. Quant à son intelligence, tu en parles comme une enfant. Sur quoi peux-tu la juger ? Tu as passé dix minutes avec lui ! Et tu n’as pas même fait le moindre effort pour le faire parler ! Évidemment, si tu n’appelles intelligents que ceux qui ont des idées aussi extravagantes et aussi biscornues que les tiennes, j’espère bien pour lui qu’il ne l’est pas !

— Je ne veux pas de la vie qu’il me ferait mener, reprit Cécile, avec une ardeur fiévreuse. Ah ! je la vois d’ici, cette existence ! Passer mes journées chez moi, attendre patiemment l’heure de son retour, l’écouter se plaindre de ses chefs ou raconter des anecdotes sur ses collègues, ne jamais bouger, croupir, croupir ! Je ne veux pas !

— Eh bien ! refuse, ma fille, refuse. Attends le Prince Charmant, le fils du roi, le millionnaire qui viendra te chercher. Comme si la vie était un conte de fées !

— Mais ce n’est pas cela que je demande. Je ne suis pas si bête, enfin ! Je ne désire pas un millionnaire, un Prince Charmant, mais quelqu’un qui vive, qui soit un homme, un ambitieux, un énergique, quelqu’un qui gagne deux mille francs, mais qui ait un véritable avenir ! C’est une vie sans imprévu que je refuse. Se marier ainsi, mais c’est déjà mourir ! Je saurai, en épousant M. Caillandre, que ce sera fini pour moi, comprends-tu ? fini, fini, que rien d’autre n’arrivera, que tout le long de ma vie, j’entendrai les mêmes sottises, je serai dans la même position, avec les mêmes connaissances et les mêmes meubles. Mais ma vie serait aussi morne, aussi triste, aussi immobile que celle du chameau… Ah ! il était symbolique, ce chameau-là !

Mme  Pioutte maintenait à grand’peine sa colère. Venir à bout des difficultés les plus insurmontables, garantir l’avenir de son fils, assurer son travail et son succès, et tout perdre en se heurtant là, contre cet entêtement, contre ce refus qui n’était pour elle qu’un caprice ! Et elle s’exaspérait en silence, n’osant montrer sa fureur, de crainte de laisser échapper un mot maladroit qui mette sa fille en garde et lui fasse soupçonner qu’elle avait peut-être plus de raisons qu’elle n’en révélait à vouloir ce mariage. Et elle regardait avec rage cette belle fille aux yeux éclatants et durs qui dressait son indépendance en face de son désir et s’obstinait à faire de sa volonté une barrière infranchissable aux vœux de sa mère.

Cécile se leva tout à coup et commença de se déshabiller. Elle ôta son chapeau, en face de la glace, et dégrafa rapidement son corsage. Quand elle l’eut enlevé, elle le jeta à l’autre bout de la chambre, puis elle contempla longuement la claire image de son cou lisse, de ses épaules et de sa poitrine en pente douce. Et soudain, elle s’élança vers sa mère.

Elle lui mit sous les yeux et sous le nez ses bras frais, ses poignets veinés de bleu, toute sa chair mate et brune, d’où montait une bonne odeur de sève et de jeunesse, et elle lui cria avec une sombre violence :

— Regarde-moi donc ! Regarde mes épaules, mes bras, ma gorge ! Ne suis-je pas belle ? Mais belle à créer des émeutes ! Et crois-tu que tout cela ira à un Caillandre, crois-tu qu’un Caillandre aura cette poitrine, ces lèvres, ce corps ? Non, ce n’est pas pour lui, il n’est pas digne d’être aimé d’une femme comme moi ! Mais il n’oserait même pas me toucher ! cria-t-elle, avec un nouvel éclat de rire hystérique, cela l’aveuglerait, l’éblouirait ! Ah ! vous avez la main heureuse ! Un Promase et un Caillandre !

— Tu es souverainement inconvenante, ma fille, dit Mme Pioutte, suffoquée. Si ton oncle t’entendait…

— Eh bien ! oui, je suis inconvenante, je le sais, et puis après ? Je suis lasse de toujours mentir. Comme si je ne savais pas ce que les hommes veulent de nous ! Mais j’ai vingt-cinq ans, ma mère. Et d’ailleurs, je suis une révoltée, entends-tu, une révoltée…

— Je ne te reconnais pas, Cécile, fit Mme Pioutte ahurie.

— Je le sais bien ! Comment pourrais-tu me reconnaître ? Tu ne me connais même pas. Tu ne sais rien de moi. Eh bien, oui, je jette le masque, voilà tout !

— Tais-toi, Cécile, tu es folle ! J’ai honte de toi. Tu as donc perdu toute retenue, toute pudeur pour parler ainsi ! Moi, qui suis ta mère, je n’oserais pas m’exprimer comme tu le fais !

— Oh ! toi, tu as passé l’âge où l’on s’exprime ainsi ! — Mais ne sais-tu pas, cria Cécile, plus violente encore, que tout cela a un prix, que la chair est l’équivalent de l’or, que cela représente, à qui sait s’en servir, de la joie, de la fortune, de la passion, des voyages, du luxe, des fêtes, que cela vaut de la vie intense, non pas un végètement obscur de mollusque, mais de l’amour, des désirs, de l’ardeur, de la frénésie, qu’avec cela on marche devant soi, fièrement, en regardant ce qui vient, au lieu de rester immobile, à somnoler, à voir passer les jours, en les comptant, à ouvrir stupidement les yeux, devant le même jardin, la même cage…

La fureur de Cécile commençait à épouvanter sa mère. Elle ne l’avait jamais vue ainsi. Elle allait et venait à travers la pièce en gesticulant, une flamme allumait ses joues pâles, ses yeux brillaient de fièvre et presque de démence. Elle avait l’air d’un torrent qui rencontre une digue, et qui, ne pouvant la rompre, ne sait où s’épancher. Il y avait en elle quelque chose de frénétique, de tendu et d’exaspéré qui était épouvantable et qui était superbe. Elle reprit :

— Ah ! se sentir étreinte de toutes parts par la médiocrité ! N’avoir rien où se raccrocher ! Je suis empoisonnée par mes désirs ! Ils meurent en moi, et ce sont autant de cadavres que je porte et dont la pourriture me corrompt… — Ah ! notre père a été bien coupable ! Quand on ne peut assurer l’avenir de ses enfants, on n’en fait pas !

— Cécile, ne parle pas ainsi de ton père ! s’exclama Mme Pioutte, indignée.

La jeune fille ne l’écoutait pas. Elle continuait à crier :

— Si j’avais su tout cela plus jeune, j’aurais pu me faire actrice. J’aurais vécu au moins avec intensité ! Maintenant, c’est trop tard ! — Épouser Louis Caillandre, — mais c’est mourir ! C’est se mettre sous la dalle d’un tombeau. C’est un monument funéraire, cet homme-là ! Il faut le renvoyer au cimetière… Ah ! passer ses plus belles années, ses années de force, de jeunesse et de beauté, dans cet ennui, dans cette inaction, dans cette torpeur ! Ne rien sentir, ne rien voir, ne rien éprouver, n’avoir pas une occasion où se passionner, où goûter la vie ! Des années entières où il n’y a rien, rien, le néant, le vide, une existence de cave. Et passer ainsi des jours et des jours, et recommencer avec un mari ! Non, je ne sais pas ce que je ferais plutôt que de m’y résigner. Pour briser ces liens qui me retiennent à la misère, au dégoût, à la médiocrité, je suis capable de tout. S’il ne s’agissait que de mettre le feu à cette maison, je le ferais… oui, je crois bien que je le ferais !

— Mais tais-toi donc ! C’est effrayant, ce que tu dis là. Tu es complètement folle, tu as perdu la tête…… Si ton oncle t’entendait !

— Ah ! que me fait que l’on m’entende ou non ! Pour une fois que je suis sincère !

— Si tu te révoltes, déclara Mme Pioutte, avec beaucoup de dignité, ce ne peut être que contre Dieu, puisque c’est de la vie même que tu te plains. C’est ton orgueil qui t’inspire ces folies. Prends garde, c’est l’orgueil qui a perdu Lucifer ! Tu reproches à la vie, en somme, de ne pas t’offrir plus de distractions. Mais la vie est une série d’épreuves…

— Ah ! tu dis cela maintenant. Tu en as pourtant pas mal joui, de la vie, avant la mort de papa. Tu as pas mal gaspillé d’argent à t’amuser et à te distraire, comme tu dis. Et comme tout cela t’est interdit à présent, tu voudrais que personne n’en profitât, c’est tout naturel. Et maintenant que tu es vieille, que tu as fini ton temps, tu trouves que la vie n’est qu’une série d’épreuves et qu’il faut songer à l’Éternité. J’en ferai autant quand j’aurai ton âge ! Et d’ailleurs, ce n’est pas m’amuser que je veux, mais vivre ! Je ne refuse pas la souffrance, mais je veux que ma vie soit pleine, et non pas un long mur gris, gris, gris !

Elle appuya sur ce mot comme une folle, et cela devint une sorte de cri aigu, de glapissement sauvage, strident, féroce.

Elle tordit de désespoir ses beaux bras nus, elle arracha ses peignes, les jeta à terre et les piétina. Le flot superbe de ses cheveux croula sur ses épaules et la vêtit jusqu’aux reins de son ruissellement frais, soyeux, ondulé, innombrable. Elle se jeta sur le canapé en sanglotant. Bien des années de révolte contenue, de désirs effrénés et de désillusions cruelles crevaient ainsi, dans cette écluse de larmes qui la vidait de tout un passé taciturne. La crise de nerfs, qui menaçait depuis un moment, éclata. Cécile se tordit, en hurlant de désespoir et de rage, et se roula au milieu des coussins.

Mme  Pioutte courut au pot à eau et baigna la figure de sa fille, en la suppliant de se taire. Mais Cécile criait plus fort. Alors sa mère le lui vida sur la tête. L’eau inonda la jeune fille, gonfla sa bouche, remplit ses yeux, colla les mèches éparses de sa chevelure. Cette fois, Cécile se tut et resta hagarde, suffoquée, prise d’un accès de toux qui l’étouffait. Et déjà elle sentait renaître en elle un calme charmant, un repos de convalescence, maintenant qu’elle s’était à demi soulagée de cette souffrance qui l’avait torturée si longtemps.