Les sangsues/12

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Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 93-99).

XII

CHAQUE ARAIGNÉE FAIT SA TOILE


Félix Augulanty, qui continuait à être aidé par les prêtres et qui leur devait des élèves, chaque année, pendant les vacances, reçut, un jour, environ dix mois avant son échec auprès de Virginie, du vieil abbé de Dainnamare, chanoine d’Aix, une lettre où il lui recommandait une jeune ouvrière, piqueuse en bottines, « honnête fille, trop jolie pour sa situation », disait le bon chanoine, et qui fuyait sa famille. Augulanty chercha pour la fugitive une place et un logement, la prit sous sa protection, lui prodigua les bons conseils et finit par devenir son amant. La conquête de cette Émilie Sayaudet, brune, vive, belle femme, avec une chevelure appesantie et des yeux qui brûlaient le regard, flatta la fatuité d’Augulanty. L’ouvrière ne pouvait que s’éprendre de l’homme qui, le premier, lui témoigna de l’attention, de la galanterie et du dévouement. Elle vint demeurer aux Chartreux, tout près d’Augulanty, qui allait la rejoindre, chaque soir, et la quittait, à l’aube, en hâte, pour regagner son logis.

Mais désormais l’économe eut, lui aussi, son remords. Il trembla à son tour devant l’abbé Barbaroux et craignit que cette intrigue ne lui fût, un jour, connue, ce qui ruinerait à jamais son crédit, ses espérances, son avenir et le rejetterait dans la misère d’où il avait eu tant de peine à sortir.

Plus tard, voyant que rien de sa liaison ne transpirait, Augulanty se rassura et devint moins prudent. Une fois, l’ouvrière parla timidement de mariage. L’économe inventa aussitôt un prodigieux roman pour lui expliquer qu’il ne pourrait l’épouser que dans longtemps, lorsque certaines circonstances fabuleuses, qu’il lui raconta en détail et qui l’enchaînaient, se seraient produites. La piqueuse, lectrice assidue de romans-feuilletons, n’aurait pas osé mettre en doute un tel récit ; elle se décida à attendre patiemment.

Il arriva, par malheur, que ce futé de M. Bermès démêla toute l’affaire, ayant rencontré, un dimanche, Augulanty et sa belle, dans une colline lointaine où il promenait lui-même ce qu’il appelait « une de ses mauvaises fortunes ».

Un jeudi de fin du mois, M. Augulanty, pour se rendre à la réunion des professeurs, passa devant M. Bermès et l’abbé Mathenot, qui causaient devant la porte, et les honora du salut un peu hautain d’un supérieur à ses subordonnés. C’était quelques jours avant son désastre, et il se croyait encore tout près de remplacer l’abbé Barbaroux.

— Qui dirait que ce garçon-là, qui ressemble à un bâton de cold-cream, a une aussi jolie maîtresse ? dit Bermès, en soupirant. — Il avait bu quelques verres d’absinthe de plus que de coutume, et il parlait un peu au hasard.

L’abbé Mathenot eut un éblouissement.

M.  Augulanty a une maîtresse !

Mais le séminariste reparut aussitôt en lui, il cacha sa joie et s’écria d’un ton pénétré :

— Une maîtresse ! Jamais je ne croirai cela ! Un homme qui communie tous les quinze jours ! Un homme d’une piété exemplaire ! Vous devez vous tromper, monsieur Bermès…

Celui-ci haussa les épaules :

— Permettez-moi de vous dire, l’abbé, que vous vous y entendez à connaître la nature humaine comme moi à être pape… ou sous-pape. Votre digne Augulanty a une maîtresse, je peux vous l’affirmer. — Et une jolie fille, encore ! Brune, mince et grasse en même temps, une belle poitrine… J’en ferais volontiers mes dimanches !

— Oh ! monsieur Bermès !

— Pardon, l’abbé, j’oubliais que vous êtes un rigoriste ! — Cette femme ressemble beaucoup à une personne que j’ai connue à Buda-Pesth, une femme idéale, mon cher, d’une grâce, d’une souplesse !… Elle était blonde, avec des yeux bleus, grands, grands… comme des cuillers. Elle avait une passion pour moi. Elle était mariée à un diplomate, M. Ni…bodovélitch. Elle s’est noyée dans le Danube, peu après mon départ… Pauvre Everhilda !

Bermès allait continuer à dévider le facile écheveau de ses souvenirs, sans doute imaginaires, mais Mathenot l’interrompit. Il se moquait bien d’Everhilda, qu’il envoyait rejoindre les précédents romans de M. Bermès. Il insista :

— Mais enfin, monsieur Bermès, avant de croire une pareille chose de mon confrère M. Augulanty, un homme si édifiant, je voudrais avoir de plus amples renseignements. Une telle accusation ne se jette pas ainsi sans preuves. Hélas ! je sais que la chair est faible… In lombis virius diaboli… Samson a failli devant Dalila, et le Dieu des armées s’est servi de Judith pour châtier Holopherne ! N’importe, vous devez avoir vos raisons pour parler ainsi…

— Hé, l’abbé, vous n’êtes pas obligé de le croire. Qui vous y force ? D’ailleurs, si vous voulez des tuyaux, en voici. La personne en question s’appelle Cayaudet ou Bayaudet, elle est piqueuse de bottines et elle demeure aux Chartreux, à côté de la maison où loge notre Augulanty. Elle est arrivée d’Aix, il y a un an ou deux, et elle a été recommandée par un prêtre à Augulanty, qui a pris tout à fait au sérieux cette recommandation, comme vous pouvez en juger…

Quatre heures sonnèrent. Mathenot et Bermès allèrent rejoindre le conseil, dans la salle des délibérations.

Le jeudi suivant, ayant sollicité un congé de quelques heures, l’abbé Mathenot partit pour le quartier des Chartreux. Craignant que ce menteur de Bermès ne l’eût trompé, il tenait à faire sa police de surveillance lui-même. Il s’était souvenu qu’il avait jadis rendu service à une femme qui tenait boutique de comestibles, au coin du boulevard où logeait l’économe. Il avait eu l’occasion de placer son mari comme bedeau à l’église des Réformés. C’était un fainéant, très vaniteux et très solennel. Il fut séduit par le côté de pompe et d’importance de son nouveau métier, il s’y trouva bien, il y resta, ce qui soulagea infiniment sa femme, dont il mangeait l’argent et qui en garda beaucoup de reconnaissance à l’abbé.

Après avoir fait quelques façons, Mme Ropion consentit à raconter à ce bon abbé Mathenot les amours de M. Augulanty et d’Émilie Sayaudet, et confirma ainsi les récits de Bermès.

Mathenot prit congé de l’épicière et revint vers la rue Saint-Savournin. Il faisait froid. Le prêtre marchait à grandes enjambées dans la poussière, il se pressait, comme s’il avait peur de ne pas aller assez vite, de ne pas arriver à temps pour exécuter lui-même son rival.

En entrant dans l’école, il demanda à la concierge M. Barbaroux. Il se trouvait au salon. Mathenot s’y présenta.

— Monsieur le directeur, déclara-t-il de suite, et encore essoufflé de sa course, je voulais justement vous voir. J’ai une communication très importante à vous faire…

L’abbé hérissa ses gros sourcils touffus et fixa ses yeux clairs sur Mathenot, qu’il invita à s’asseoir.

— Monsieur le directeur, commença le délateur, avec sa brutalité particulière, je viens vous dire qu’un homme à qui vous donnez toute votre confiance en est indigne et vous trompe…

L’abbé leva la tête avec stupéfaction, des rides se groupèrent sur son front.

— Qu’est-ce que vous me chantez là, Mathenot ? grommela-t-il. De qui parlez-vous ?

— De M.  Augulanty !

Barbaroux sursauta, il sortit ses lunettes de leur étui et se les planta sur le nez.

— J’ai toujours soupçonné cet Augulanty d’être un hypocrite, cria Mathenot en agitant ses longs bras noirs comme pour effrayer un vol de moineaux. Depuis que je l’ai entendu une fois s’exprimer avec une liberté coupable sur notre Sainte Mère l’Église et ses représentants, je le surveille… Et je viens d’apprendre que cet Augulanty vit depuis dix mois, au moins, avec une maîtresse…

Ce mot fit sur le directeur autant d’effet que le contact d’une pile électrique. Il fut aussitôt debout, les mains tremblantes, le visage congestionné, frémissant, atteint au plus profond de cet ardent besoin de croire, qui était le signe le plus caractéristique de cet homme de foi.

— Mais c’est impossible ! s’écria-t-il de sa voix rude et caverneuse, on vous a menti, vous vous êtes trompé !

— C’est ce que j’ai dit d’abord également, monsieur le directeur, quand on me l’a appris. Malheureusement, ce n’est que trop vrai… On reconnaît l’arbre à ses fruits… La maîtresse de M. Augulanty est une piqueuse de bottines… Il est souvent difficile de distinguer le bon grain de l’ivraie… Elle arrive d’Aix et elle s’appelle Émilie Chayaudet. Elle était chaudement recommandée à M. Augulanty… Salomon lui-même aurait pu s’y tromper, mais cet imposteur n’échappera pas à la justice de Celui qui sonde les reins et les cœurs…

Mathenot, très exalté, gesticulant, debout, à son tour, clamait ces phrases à bout portant dans la figure de Théodore Barbaroux, qui répétait obstinément :

— Mais c’est impossible ! Mais c’est incroyable ! Mais je n’admettrai jamais une chose pareille !… Voyons, réfléchissez… Comment, vous, Mathenot, un prêtre ! pouvez-vous croire qu’un homme aussi pieux que M. Augulanty…

— Mais s’il est un hypocrite…

— Non, non. L’hypocrisie a des bornes. Un hypocrite ne peut pas passer pour un homme réellement religieux. Dieu ne permettrait pas que les mauvais ressemblassent à ce point aux bons… D’ailleurs, croyez bien que je sais reconnaître la vraie piété de la fausse. Augulanty a encore communié dimanche passé ! Et vous admettez un pareil sacrilège ? Mais ce serait un démoniaque, un possédé !

— Monsieur le directeur, je ne fais que vous répéter ce que je sais.

— Mais comment le savez-vous ? s’écria tout à coup l’abbé, d’une voix bourrue.

— J’ai pris des renseignements, j’ai consulté des gens qui le connaissent, j’ai…, murmura Mathenot, passablement interloqué et qui ne pouvait dire qu’il était au courant de la vie de son collègue par les potins de M. Bermès et les ragots d’une épicière.

— C’est cela ! s’écria l’abbé Barbaroux, qui commençait à montrer une véritable colère, vous avez fait parler des gens, vous avez recueilli des cancans ! Des renseignements de concierge ! Et c’est là-dessus que vous vous basez pour accuser M. Augulanty ! Ah ! c’est indigne, cela, Mathenot, indigne ! Je n’aurais jamais cru cela de vous ! — Mais, enfin, continuait l’abbé, en marchant de long en large dans le salon, les mains enfoncées aux poches de sa soutane, quand on répète des accusations pareilles, on en porte la preuve, au moins… En avez-vous ?

— Mais, monsieur le directeur, murmura Mathenot, décontenancé, ce que je dis en est une…

— Ça, une preuve, allons donc ! J’appelle preuve un fait visible, tangible… un fait !

— En ce cas, monsieur le directeur, il est impossible de le prouver… J’ai cru utile de vous mettre en garde contre un menteur et… un fripon ! Vous n’y croyez pas ! Libre à vous. Vous voulez continuer à laisser comme professeur à nos enfants, dans une maison chrétienne, un libertin et un athée… Je ne vous en empêche pas… Dieu vous éclairera tôt ou tard ! Quant à moi, j’aurai fait mon devoir. On peut croire que j’agis par jalousie. Non, monsieur le directeur, croyez-le bien !… Mais c’est dans votre intérêt que je parle, ne le comprenez-vous pas ? s’écriat-il d’une voix plus enrouée, vous ne savez pas combien je vous aime, combien je vous admire, combien je suis dévoué à l’école Saint-Louis-de-Gonzague, parce que c’est une grande œuvre de foi, dans un temps pourri, achevé, qui ne croit plus à rien… Vous êtes mon maître, je suis fier d’être votre disciple et de le dire ! Et quand je vois que votre bonté, votre confiance vous égarent, quand je vois…

Mathenot, suffoqué, se tut. Cet homme rude, brutal et cassant, avait des larmes dans les yeux. Cette émotion troubla l’abbé Barbaroux.

— Mon cher Mathenot, dit-il, d’une voix radoucie, je ne vous soupçonne pas de jalousie, je vous connais trop pour cela I Excusez-moi si je suis allé trop loin dans mes expressions. Mais la surprise a été si forte… La Providence ne m’abandonnera pas, elle m’inspirera un moyen de connaître la vérité. Je ne méprise pas votre avis, je prendrai mes renseignements.

Mathenot se retira. Il espérait bien que l’abbé Barbaroux apprendrait l’infamie d’Augulanty. Quelle reconnaissance alors il aurait pour l’homme qui l’avait débarrassé d’un tel hypocrite ! Mathenot, emporté par son imagination, se voyait déjà économe.