Les sangsues/22

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Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 166-172).

XXII

OÙ LE LECTEUR EST PRIÉ DE SE RENDRE
À L’ENTERREMENT DE COMBETTE


— Samoëns, dit l’abbé Barbaroux, apportez-moi donc ce que vous faites là… Non, non, pas ce papier, celui sur lequel vous écriviez maintenant… Oui, celui-là !

Le jeune Samoëns, très rouge, comprenant qu’il ne pouvait dissimuler plus longtemps son fâcheux écrit, se leva et l’offrit, d’un geste aimable, au vieux professeur qui lut à haute voix le vers suivant :

Comme un vol de gerfauts, hors du charnier natal !

— Qu’est-ce que c’est que ça ? grogna l’abbé, en prenant sa voix bourrue.

— Cela ?… Ce sont des vers, déclara Samoëns, avec un mélange de cordialité, de gêne et d’impudence. Les autres élèves, réunis dans la classe, pour élaborer un thème oral, pouffèrent de rire.

— Je le vois bien, s’écria Barbaroux, impatienté, mais de qui sont ces vers-là ?

— De José-Maria de Hérédia, dit pompeusement Samoëns.

— De qui ? répéta le prêtre qui vivait dans la plus parfaite ignorance des lettres françaises de ce siècle, depuis Chateaubriand.

— De Hérédia, de l’Académie française.

Le prestige de l’illustre Compagnie agit aussitôt sur l’abbé. Il se radoucit et déclara :

— Eh bien, Samoëns, vous serez en retenue pour copier des vers en classe…

Puis il lut le sonnet avec attention, inconsciemment séduit par l’extraordinaire sonorité des mots et par tout ce qu’ils contenaient d’idées de conquête, de carnage et de coalition sanglante et barbare. Il le mit de côté comme pour le savourer une seconde fois.

Mais alors survint un nouvel incident. M. Augulanty poussa la porte de la salle et s’introduisit, mais un Augulanty, blême, défait, funèbre, qui semblait avoir composé son visage d’après celui d’un fossoyeur ; il entra solennellement comme un maître des cérémonies, s’approcha de Barbaroux, et le visage patibulaire, lui parla à l’oreille.

Aux premiers mots, l’abbé Barbaroux tressaillit sur son siège. La plus profonde tristesse parut sur son visage accablé, et les élèves attentifs l’entendirent qui murmurait :

— Que me dites-vous là, Augulanty ? Ah ! mon Dieu, quel malheur, quel affreux malheur !

Augulanty se remit à parler si bas que l’on n’entendait rien à ses phrases. Quand il se releva comme d’un confessionnal, on remarqua que l’abbé était rouge.

Augulanty emporta hors de la salle son visage défait et son atmosphère lugubre. Le prêtre se leva.

— Mes enfants, j’ai une bien triste nouvelle à vous annoncer. Votre camarade Combette vient de mourir.

Un vent glacé passa sur les élèves, un souffle d’horreur et d’angoisse. Délussin devint d’une pâleur livide qui se répandit jusqu’au bout de son nez pointu. Chacun des élèves sentit avec épouvante l’horreur de cette mort, moins par sympathie pour Combette, que par saisissement d’apprendre que celui qui venait de disparaître ainsi avait le même âge que lui.

— Personne ne pouvait prévoir un tel résultat, continuait M. Barbaroux. Combette a été pris, ce matin à onze heures, d’un crachement de sang si violent qu’il est mort ainsi, en moins de dix minutes, sans même recevoir les secours de notre Sainte Religion. Que cet exemple vous serve de leçon, mes chers enfants. Vous le voyez, l’âge lui-même ne peut nous préserver de la mort subite. Il ne faut pas dire : « Nous songerons à faire notre salut quand nous serons vieux ! » Hélas ! l’impitoyable faux frappe les jeunes comme les vieillards. Maintenez-vous toujours en état de grâce, de telle sorte que vous puissiez dire : « Me voici, Seigneur, je suis prêt » à quelque heure et en quelque moment que la mort vienne. Mes enfants, termina l’abbé, d’une voix chevrotante, disons tout de suite un De profundis pour le repos de l’âme du malheureux Combette !

M. Barbaroux s’agenouilla sur sa chaise, les élèves sur leurs bancs.

Et il prononça d’une voix caverneuse ces paroles sacrées, qui, depuis tant de siècles, ont exprimé la douleur, ces termes liturgiques, dont chacun semble gonflé de larmes et de sang, et qui ont ravi aux lèvres brûlées de souffrance sur lesquelles elles glissaient, ce grand trouble mystérieux et mortel, qui pénètre en nous et nous déchire, quand nous les entendons.

Ce fut avec un calme exceptionnel que les élèves entrèrent en récréation. La mort de Combette avait étendu sur leurs esprits une sorte de grand dais funèbre, et, n’osant crier, comme si le cadavre avait été tout près d’eux, ils se parlaient à voix basse de cette catastrophe, en tournant autour des piliers.

Au milieu de cette foule sombre et chuchotante, Délussin roula ses fortes épaules et darda un regard haineux, avec un air très visible de s’en prendre au premier qui lui ferait grise mine et l’accuserait du trépas de Combette. Il exerçait un empire despotique sur ses camarades par sa force musculaire autant que par son audace, la violence de ses vices et sa brutalité. C’est un fait que, dans tout collège, le plus bas exerce une autorité et que chacun admire, en s’inclinant, qui lui paraît plus méprisable que lui.

Cependant Délussin remarqua que, dans chaque groupe, on se taisait à son approche. Il s’irrita de cette manière d’ostracisme et entra brusquement dans un cercle formé de Samoëns, de son inséparable Édouard du Puget, d’Iffraye-Lencontre, du petit Raoul de Robert-Damblin, blond, fin et joli comme une fille, et d’un grand garçon morne, qui ne parlait jamais à personne. On se tut aussitôt.

— Qu’est-ce que vous disiez là ? demanda Délussin en ricanant d’un rire moqueur, méchant, incessant, qui agaçait comme une sottise et exaspérait comme une injustice.

— Cela ne te regarde pas, fit Puget avec hauteur.

— Et si je tiens tout de même à le savoir ?

— Eh bien ! s’écria le fougueux Samoëns, nous disions que c’est tout de même toi qui as tué Combette !

Délussin devint pourpre de colère. On crut qu’il allait se jeter sur Samoëns, et des autres groupes, des enfants accoururent pour voir ce qui allait se passer. Mais Délussin ne bougea pas, et, comme il sentait sa position dangereuse, il entra en composition.

— Ah ! vous disiez cela ? Eh bien, j’aime autant à le savoir, parce que ça n’est pas vrai. Sachez, tas de moules, cria-t-il, que le premier qui répétera cette bêtise-là aura affaire à moi, je ferai de la marmelade avec son museau. C’est moi qui vous l’affirme. Combette était à moitié crevé déjà, est-ce que vous ne l’avez pas tous vu ? Et d’abord, de quoi est-il mort ? D’un crachement de sang, n’est-ce pas ? Un crachement de sang, ça vient des poumons, du gosier, de l’estomac, de je ne sais où, mais pas de la tête toujours. Je l’ai fait tomber sur le front ! C’est donc pas de ça qu’il a crevé !

Il se gardait bien de se souvenir du formidable coup de tête donné dans les omoplates de sa victime. Ses camarades se taisaient. Il termina ainsi son homélie :

— Et puis, si Combette est mort, c’est un bon débarras. C’était un sale cafard. Si vous le regrettez, vous êtes de fameux mollusques. Et maintenant, ne parlons plus de tout cela, et qu’on se le dise ! Gare à celui qui se permettra la moindre allusion à ce sujet !

Toute l’école Saint-Louis-de-Gonzague assista le lendemain aux obsèques du malheureux Combette. On vit s’avancer, derrière le corbillard, un petit vieillard malingre, voûté, trébuchant, une pauvre loque d’humanité, vacillante et douloureuse, que deux hommes soutenaient par les bras et qui sanglotait et sursautait à chaque ressaut de la voiture, comme si c’était sur son cœur qu’elle roulait.

Sa femme morte depuis longtemps, il ne lui restait plus au monde que ce fils, l’objet de toutes ses tendresses, le lieu de réunion de tous ses rêves. Et maintenant, c’était fini, il demeurait à jamais seul dans cette existence, il n’y aurait plus pour sa vieillesse abandonnée une affection, ni un sourire. Ses racines plongeaient dans deux tombes comme les racines d’un cyprès. Pourquoi son Paul, ce gentil garçon si doux, si patient, si affectueux, s’en allait-il ainsi dans cette caisse, exposé aux brutalités des fossoyeurs, aux indifférences des passants ? Pourquoi la grande nuit pesait-elle sur ces beaux yeux bruns de faon amoureux ? Oui, pourquoi ?

Et dans le cortège, celui qui avait arrêté les jours de Combette marchait tranquillement, brutal et serein. Et tous ceux qui l’avaient battu, humilié, jeté à terre, tous ceux qui l’avaient traité comme on ne traite plus les nègres, parce qu’il était gauche, maladroit et timide ; tous ceux qui s’étaient fait un jeu de ses tristesses, de ses larmes, sans songer que ce pauvre être méprisé possédait un père dont il était l’unique joie, tous venaient en rang, parlant entre eux, riant et les mains dans les poches.

L’abbé Barbaroux, vieilli, chagrin, les traits tirés, marchait à leur tête, escorté de M. Augulanty, funèbre, lugubre, un vrai fossoyeur, et de M. Bermès, qui avait dû prendre de nombreuses forces, avant de se mettre en route, car il montrait le regard humide d’un ivrogne, des yeux troubles et rouges. M. Niolon, tout seul sur le trottoir, se récitait à mi-voix quelques pages du Sermon de Bossuet sur la Mort, et M. Peloutier songeait à composer une poésie sur le décès du jeune Combette. Il entrevoyait déjà les premiers vers dont l’éloquence poignante l’enchantait.

Si jeune et déjà mort ! Seigneur, est-ce possible ?

Il chercha longtemps une rime à ce dernier mot. À l’église, pendant la cérémonie de l’absoute, la suite se présenta tout naturellement à son esprit :

Quoi ! quand avril garnit de bourgeons et de fleurs
Les campagnes, la mort l’a déjà pris pour cible ?
Quoi ? nous faut-il verser des sanglots et des pleurs ?

Peloutier fut très heureux de ce début. Pour tout dire, le père Combette étant imprimeur, le poète, avide de publicité, songeait à tirer le meilleur parti possible de ce trépas. Il espérait que le pauvre homme reconnaissant éditerait cette élégie à ses frais, si elle l’émouvait. Et M. Peloutier connaîtrait enfin la joie de se voir inséré.

Au cimetière, on crut que le vieux père allait rouler dans la fosse. Quand les hommes, couverts de cette argile fade qui sent la mort, cognèrent le cercueil au fond du tombeau béant, M. Combette glissa sur les mottes de terre molle et parut vouloir s’abîmer au fond. Des sanglots secouaient sa minable personne. Mathenot et Inar le retinrent. Puis on le traîna au coin d’une allée où chacun vint lui serrer la main et le réconforter à sa manière.

Barbaroux lui recommanda de songer au Ciel et lui promit de prier afin que le Tout-Puissant lui envoyât la grâce de supporter ce malheur avec courage. Augulanty pencha vers lui une figure convulsée et lui glissa entre les doigts, avec ces mots prononcés d’une voix entrecoupée :

— Courage, père infortuné, nous sommes de cœur avec vous !

Et Mathenot lui assura que Dieu, des intentions de qui il se croyait dépositaire, devait l’aimer bien particulièrement, puisqu’il l’avait choisi pour cette épreuve, choix dont le père Combette se serait bien passé, et Niolon lui répéta rêveusement une phrase de Chateaubriand, et Peloutier l’assura qu’il allait célébrer la mémoire de son enfant, dans une élégie digne de lui, et lui demanda la permission d’aller la lui présenter un de ces jours. Puis les élèves défilèrent. Ils vinrent tous secouer cette main inerte et tendue, comme si c’était une branche d’arbre dont on dût faire tomber des fruits, et Délussin lui-même la tirailla. Et on laissa le père Combette, immobile, morne, muet, au coin du sentier, et pareil à un nouveau saule pleureur qui aurait poussé là subitement…

Le lendemain, en récréation, Édouard du Puget déclara qu’il quittait l’école Saint-Louis-de-Gonzague. Quelques enfants s’assemblèrent autour de lui.

— Pourquoi ? demanda Jérôme de Saurin-Géroville, occupé sournoisement à brûler avec une cigarette la blouse d’un petit qui se tenait à ses côtés.

— Parce que mes parents n’entendent pas que je sois élevé avec des assassins…

— C’est pour moi que tu dis ça ? fit Délussin, d’un ton patelin.

— Oui, mon vieux.

— Ton affaire sera vite faite, mon bébé.

Il s’avançait en se balançant. Édouard du Puget, grand et mince, était incapable de résister physiquement au petit colosse qu’était son adversaire. Mais il haussa les épaules.

— Non, répondit-il, tu ne feras pas mon affaire, tu en as déjà une assez lourde sur les bras. Je ne me laisserai pas intimider comme le pauvre Combette. Si tu me touches, gare à toi, l’affaire de Combette viendra en justice, et avec tes antécédents, tu auras de la veine, si on ne te fourre pas à l’ombre jusqu’à ta majorité. Par complicité, par terreur, par lâcheté, par faux point d’honneur, tous nos camarades se taisent. Mais sache bien que si on t’arrêtait, tu cesserais d’être dangereux et qu’alors tous déposeraient contre toi ! Donc, fiche-moi la paix. Je m’en vais. Je ne te gênerai plus longtemps, mais je tiens à te déclarer, avant mon départ, que je te considère comme un voyou et comme un assassin…

Cette attitude décontenança Délussin et lui donna à réfléchir. Il dévora silencieusement ces outrages et s’éloigna en grommelant de vagues menaces. Édouard du Puget quitta l’école le soir même et Samoëns ne devait pas tarder à le suivre.