Aller au contenu

Les trois chercheurs de pistes/09

La bibliothèque libre.
Bibliothèque à cinq cents (p. 30-35).

CHAPITRE IX
« Vieux Rocher »

À peu près au même temps où Munroe quittait le camp Johnston pour revenir chez lui, on pouvait voir un cavalier traversant la prairie qui s’étend au sud-est du Concho.

Cet homme paraissait âgé d’environ cinquante ans. La peau de son visage était cuivrée et ridée, et ses cheveux longs et noirs laissaient entrevoir des filets argentés. Maigre et de taille moyenne il paraissait cependant plein de vigueur et très musculeux. L’agilité qu’il montrait en selle l’aurait fait remarquer, car il se retournait constamment et avec rapidité de tous côtés.

Ses yeux bleus et perçants semblaient pénétrer l’ombre épaisse qui s’étendait en avant de lui pendant qu’il rejetait nerveusement de sa bouche et à de courts intervalles, le jus du tabac qu’il mâchait.

Sa culotte en peau de daim était déchirée et couverte de taches, ainsi que sa chemise de flanelle bleue, dont le large col ouvert par derrière laissait voir une peau brûlée et aussi brune que celle d’un sauvage.

Son « sombrero » de feutre noir à large bord était jeté sur le derrière de sa tête, et à en juger par son apparence malpropre il avait dû quelquefois servir à essuyer la poêle à frire et souffler le feu des camps.

Ses yeux étaient profonds, ses sourcils épais, son nez effilé ; une barbe épaisse de la même couleur que ses cheveux, cachait son menton et ses lèvres, lesquelles, découvertes, auraient montré tous les signes d’une volonté ferme et d’un esprit indomptable. Une personne possédant à peine quelques notions de physiologie aurait pu voir de suite que ce vieux coureur de plaines, était un homme véritablement honnête, sur lequel on pouvait compter jusqu’à la mort pour une bonne cause.

Ceci était bien vrai, car le vieil éclaireur que nous venons de présenter n’était autre que « Vieux Rocher, » un des plus grands ennemis des sauvages, et le plus célèbre coureur de plaines du Sud-ouest, il y a vingt ans.

« Vieux Rocher » était monté sur un cheval robuste, aux jambes fines, aux yeux grands et intelligents comme ceux de son maître, et qui semblait toujours flairer le danger. L’animal n’était pas beau mais convenait parfaitement à celui qui le montait, à cause de sa force et de sa rapidité. Sans lui, le vieil éclaireur ne se serait pas ainsi promené sur la frontière la plus dangereuse du Texas, où la vie des coureurs de plaines dépend le plus souvent de la vitesse et de la force de leur coursier.

Évidemment « Vieux Rocher » n’était pas pressé ce jour-là, car il écartait les éperons et laissait les rênes flotter sur le cou de son cheval.

Ses armes consistaient en une carabine Colt à cinq chambres, qui portaient chacune une balle conique d’une once, en une pairie de revolvers de la même fabrique et en un long coutelas.

Son sac à balles, sa ceinture, ses rênes, sa selle et les coutures extérieures de son pantalon étaient garnies de franges représentées par des chevelures sauvages. Il portait aussi sur sa selle le nécessaire d’un camp, et se trouvait parfaitement équipé pour les plus longues courses.

Nous ayons dit que « Vieux Rocher » et un sauvage ami de la tribu des Caddo appelé « Chat Rampant » étaient compagnons de Munroe, et qu’ils avaient toujours redouté quelque malheur depuis que le jeune homme avait amené sa femme sur les bords du Rio Concho. Ils s’étaient promis tous deux de surveiller la petite maison de leur ami, et depuis la naissance de l’enfant, leurs visites à la demeure de Munroe avaient été plus fréquentes, car l’excellente jeune femme avait su gagner la sincère amitié de ces deux généreux trappeurs, qui se seraient fait tuer pour elle.

« Vieux Rocher » s’en allait à la rencontre de son ami, le sauvage, suivant une convention faite d’avance, et tous deux devaient monter le Concho, le jour suivant, pour aller voir la famille de Munroe, et aussi pour porter du gibier à Marion. Le rendez-vous était pour le matin suivant, par conséquent, le vieil éclaireur était en avance.

Si cette rencontre avait eu lieu un jour plus tôt, c’est-à-dire le matin de la journée où nous rencontrons « Vieux Rocher, » les événements que nous venons de relater n’auraient certainement pas été aussi sérieux.

Mais il n’en devait pas être ainsi.

Le vieil éclaireur ne paraissait pas le même ce jour-là. Il avait peut-être un pressentiment des événements affreux qui devaient se passer à l’habitation de Munroe.

Nul doute qu’il regrettait d’avoir promis de rencontrer le Caddo, car il aurait préféré pousser, ce soir-là, sa course jusqu’en haut du fleuve, mais l’eut-il fait, qu’il serait arrivé trop tard pour secourir ses amis.

L’expression de son honnête figure, lorsqu’il jetait les yeux avec une certaine inquiétude vers le haut du Rio Concho, dépeignait clairement les émotions que nous venons de signaler.

S’il avait été doué de la vue du busard, et avait pu s’élever dans l’air, il aurait aperçu au loin, vers le sud, une bande d’Apaches aussi rapprochée que lui des rives boisées du Concho et un peu en avant de la maison de Munroe, mais de l’autre côté de la rivière.

Heureusement, le vieil éclaireur n’était pas inquiété par ce spectacle, car en eût-il été témoin, qu’il n’aurait pas pu arriver assez tôt pour prêter son aide.

Si son cheval n’avait pas été aussi fatigué par une longue journée de marche sous le soleil brûlant, il aurait peut-être laissé un signe ou un indice de son passage pour « Chat Rampant », et alors il aurait continué à monter la rivière jusqu’à la maison de billots, mais, se résignant à attendre, il s’avança vers le bois, et y entrant, trouva de suite un endroit couvert d’herbes, situé tout près de la rivière. Le cheval dévora avec avidité les têtes de seigle sauvage, avant même qu’on lui eût enlevé sa bride, mais l’éclaireur ne manifesta aucune fatigue, quoiqu’il eut passé tout le jour en selle. Il sauta lestement à terre et débarrassa son cheval de sa selle et de sa bride, et se mettant à lui parler comme à un ami, il lui dit :

— « Pieds Légers, » vieux compagnon, on a l’air morfondu, n’est-ce pas ? V’là une bonne quantité de nourriture, et la rivière est là qui murmure pour t’inviter à y aller boire. Pour moi j’suis prêt à dîner ici et j’ai hâte de mâcher quelque chose.

Le Caddo ne ramp’ra pas par ici avant le soleil levé, j’pense, et j’vas aller faire un p’tit tour avant que l’heure arrive. Cré nom de chiens, que j’suis devenu bilieux depuis que mes amis sont établis sur le Rio Concho ! et du diable si j’sais pourquoi ! j’ai déjà été embêté comme j’suis aujourd’hui, et il s’est toujours passé quelque chose de sérieux ensuite. J’espère que rien ne va mal là bas, mais on n’peut pas toujours dire quand un mauvais vent du nord va se lever pour nous geler les os.

C’est ainsi que ça se passe sur notre boule de boue, mon vieux « Pieds légers, » le malheur nous tombe dessus lorsqu’on y est le moins préparé.

Eh bien ! allons boire, ensuite tu pourras sauter dans ce seigle sauvage et ronfler fort ce soir, car je veux manger des punaises pendant les six prochaines lunes s’il ne m’arrive pas malheur ou à un de mes compagnons, avant que le soleil paraisse encore deux fois.

J’sens des Apaches dans l’air, et j’gagerais qu’il va y avoir une grosse moisson de chevelures pour moi et « Chat Rampant. » Les rayons du soleil paraissent pleins de sang. J’voudrais que le Caddo vint rôder par ici avant midi. Je ne m’ennuie pas ordinairement, mais aujourd’hui j’suis pas bon à grand’chose.

Pendant que l’éclaireur parlait ainsi, « Pieds légers » avait réussi à trouver un endroit sur la rive où il put boire, et il était revenu manger l’herbe avec une satisfaction évidente. De temps en temps cependant il levait la tête et regardait « Vieux Rocher » comme s’il eut voulu écouter avec plus d’attention quelques passages particuliers du monologue de son maître.

Le vieil éclaireur s’était occupé à ramasser du bois sec pour allumer son feu, puis ouvrant son sac, il avait commencé à préparer son frugal repas.

Comme le cheval, l’homme restait de temps en temps sans remuer, écoutant attentivement pour essayer de saisir les bruits inaccoutumés ou suspects qui pourraient indiquer la présence du danger, pendant que ses yeux perçants scrutaient les ombrages d’alentour.

« Vieux Rocher » comptait beaucoup sur l’instinct de son cheval. Souvent celui-ci, pendant leurs courses, sentait l’approche du danger et ne manquait jamais d’avertir son maître, qu’il fut endormi ou éveillé.

« Vieux Rocher » ayant préparé son souper, le mangea avec appétit, arrosant ses aliments d’une bonne tasse de café (breuvage favori de l’homme des plaines).

Ceci fait, le vieil éclaireur éteignit son feu, après avoir allumé sa pipe de bois, puis s’assit sur sa selle, tout près des couvertures qu’il avait étendues sur l’herbe.

Il fuma silencieusement, jouissant énormément de ce repos bienfaisant après une longue marche.

À part le bruit que faisait « Pieds légers » en tondant l’herbe abondante de la prairie, et à part le murmure des eaux et le hurlement d’une panthère ou le cri d’un hibou, le silence le plus complet régnait autour de lui.

« Vieux Rocher » resta ainsi environ une heure, muet et immobile, pendant que les ténèbres envahissaient le bois, mais la lune éclaira bientôt de sa lumière argentée tout le camp du vieil éclaireur.

Soudain, un sifflement semblable à celui d’un oiseau retentit au-delà du Rio Concho.

« Pieds légers » leva vivement la tête en faisant entendre un ronflement particulier et « Vieux Rocher » sauta sur ses pieds comme s’il eut reçu un choc électrique.

— Du diable, si ce n’est pas le Caddo ! s’écria-t-il, transporté de joie. Allons-nous en faire une chasse et brûler un peu de poudre aux dépens de messieurs les Apaches ! Allons, « Pieds légers » ! v’là « Chat rampant, » donne la patte, mon ami.

Le noble animal parut comprendre parfaitement ce que son maître lui disait et se hâta de tendre le pied, que celui-ci secoua vivement.

« Vieux Rocher » répondit ensuite au signal donné.