Les trois cocus/Chapitre III

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Librairie populaire (p. 12-18).


CHAPITRE III

UNE SOIRÉE CHEZ LE COLONEL


Il y avait soirée, ce même jour, chez le colonel Campistron de Bellonnet, le locataire du troisième ; soirée intime.

Le colonel avait pour femme une petite brune, Pauline de Bellonnet, dont il avait ajouté le nom patronymique au sien, — pour arrondir la phrase, disait-il.

Pauline, malicieuse enfant de la Provence, avait le diable au corps.

M. et Mme Mortier étaient au nombre des invités du colonel, ainsi que Saint-Brieux et Belvalli. Il y avait là aussi une vieille brisque, le général Sesquivan, un breton, sénateur réactionnaire, qui avait battu en retraite à Lille, et qui, sous l’Ordre-Moral, avait commandé un état de siège dans le Midi ; il était décoré pour avoir dressé des poteaux d’exécution, ce qui faisait dire qu’il portait un caillot de sang républicain à la boutonnière. Le président Mortier ne manquait jamais, quand il rencontrait le général chez Campistron, de le féliciter sur ses exploits ; mais la vieille brisque, que la connaissance d’une archiduchesse de pacotille avait totalement ramolli, répondait aux félicitations par des grognements sourds qu’Isidore ne savait comment interpréter. Le fait est que le général Sesquivan avait une manière de grogner telle qu’on ne savait jamais au juste s’il était de bonne ou de mauvaise humeur.

Un autre invité du colonel était un jeune avocat imberbe qui, politiquement parlant, était un vrai caméléon. Il se disait démocrate et ne fréquentait que le monde monarchiste ; il se disait libre-penseur et venait de se marier à l’église de la Trinité. Georges Lapaix était neveu de Campistron.

Campistron était bonapartiste, et Mme Lapaix cléricale.

Aussi, Georges se tenait le raisonnement suivant :

— J’arriverai quand même. Si la République dure, je me pousserai comme républicain. Si l’empire revient, mon oncle me patronnera. Si c’est le comte de Chambord, en avant les influences de la famille de ma femme ! Quand j’aurai un fils, j’en ferai un orléaniste, ce sera la poire pour la soif de mes vieux jours.

On voit par là que, comme Polichinelle, Georges Lapaix était réussi.

Tandis que les invités prenaient le café, Saint-Brieux avait murmuré quatre mots à l’oreille de Mme Mortier :

— Rien dans la coiffe !

Mme Mortier avait regardé son mari en blêmissant.

— Il aura découvert le truc, avait-elle dit à voix basse.

La soirée parut bien longue à la présidente et au substitut. Cependant M. Mortier ne sourcilla pas.

Il causa longuement avec le colonel et le général. Le sujet de la conversation était la politique.

— Nom de Dieu ! hurlait Campistron, tout le monde se rallie à cette sacrée Marianne que le diable emporte ! Jusqu’à Galiffet, maintenant, qui pose pour le républicain ! C’est indécent ! Où allons-nous ?…

— Je vous demande pardon, dit l’avocat Lapaix intervenant. Galiffet n’a rien changé à ses anciens sentiments. C’est un habile homme qui, par une adroite et très judicieuse tactique, fait semblant de…

— Laisse-moi tranquille, mon neveu… Toi, d’abord, tu n’as pas voix au chapitre… Ici, tu nous fais parade d’opinions énergiquement conservatrices ; mais je sais très bien qu’au dehors…

— Mon oncle !

— Tra, la, la ! Monsieur Georges, je ne suis pas une andouille, et ce n’est pas à moi, mille tonnerres ! que l’on fera prendre des rougets pour des carpes !…

À ce mot de carpes, le général Sesquivan poussa un grognement.

— Carpe au bleu ! fit-il en donnant un coup de poing sur la table… Saut de carpe !… Boum !… et Carpentras !…

Tout le monde se regardait, ahuri.

Belvalli, souriant, poussa le coude à Saint-Brieux.

— Tu sais, lui fit-il de façon à n’être entendu de personne autre, voilà que ça lui prend, à ce vieux dur à cuire ; s’il se met à faire de l’esprit, cela va être drôle…

Heureusement, M. Mortier s’empressa de maintenir la vieille brisque, à qui les yeux sortaient de la tête.

— Calmez-vous, général, disait-il… Voyons, soyez raisonnable… N’envenimez pas la discussion.

Le général poussa un nouveau grognement et retomba au fond de son fauteuil pour ne rien dire de quelques minutes.

Pauline Campistron, à qui la politique donnait sur les nerfs, profita de l’incident pour mettre brusquement la conversation sur une autre voie.

— À propos, monsieur Mortier, vous savez que l’appartement de l’entresol est loué ?

— Non… Qu’est-ce que cela peut me faire ?

— On ne sait pas. Placide, en descendant tantôt, a vu sur la porte la plaque du nouveau locataire. Il paraît que c’est une dame, et même une dame qui exerce une profession… tout à fait extravagante.

— Bigre !

Cette exclamation avait été poussée par Campistron et par le président à la fois.

Le colonel sonna Placide.

Placide était son valet de chambre, précédemment son ordonnance, à l’époque où Campistron était en activité. Placide parut.

Raide comme un automate, il salua et dit :

— Qu’y a-t-il au service de mon colonel ?

— Placide, demanda Campistron, ma femme est folle ; elle prétend que depuis aujourd’hui la maison est mal habitée, et qu’il y a, à l’entresol, une locataire exerçant une profession… extravagante.

Placide salua.

— Madame la colonelle n’est pas folle, dit-il. J’ai vu la plaque en cuivre de l’appartement de l’entresol, occupé depuis hier. Cette plaque porte : Mlle Pélagie, culotteuse de pipes.

— Qu’est-ce que cela signifie ? firent le président et Campistron.

Et Mme Mortier ajouta :

— Avez-vous interrogé le concierge, Placide ?

— J’ai interrogé M. Orifice, madame. Il ne sait pas lui-même ce que cela veut dire. Ce n’est pas à une demoiselle qu’il a loué, mais bien à un jeune homme brun, grand, à petite moustache, avec une figure rouge et un long cou, qui a pris un bail de trois-six-neuf et a dit ne pas être marié…

— Pas marié !… Parbleu ! une demoiselle Pélagie, culotteuse de pipes !

— Non, messieurs, non, mesdames… Ce jeune homme a dit formellement n’être marié ni de la main droite ni de la main gauche… Il a déclaré vivre sans père ni mère, sans frère ni sœur, sans enfants ni parents, ni amis d’aucun sexe…

— Mais alors ?

— Le concierge n’en sait pas plus long. Il donne sa langue aux chiens. À propos de chiens, il y a trois nuits… mais ça, c’est une autre histoire… Pour en revenir au locataire, il a emménagé hier et est sorti ce matin de très bonne heure… Il n’est pas rentré de la journée… On ne sait pas où il est… Il a laissé son appartement fermé et il n’y a, en effet, personne chez lui… M. Orifice a regardé et écouté pendant une heure par le trou de la serrure…

Tandis que Placide donnait ces détails, Mme Campistron savourait à petites gorgées sa tasse de café.

Placide continuait :

— Ce locataire a pourtant paru être un jeune homme très convenable ; il vit de ses rentes, n’a pas hésité pour donner le premier prix qu’on lui a demandé de l’appartement… C’est un monsieur fort bien qui a beaucoup voyagé, paraît-il, et qui se nomme Robert Laripette.

À ce nom, Mme Campistron poussa un petit cri.

— Qu’as-tu, Pauline ? dit le colonel.

— Rien, j’ai avalé une gorgée de travers… Ce n’est rien, mon ami, c’est passé.

Placide fut renvoyé à l’office et les conversations reprirent leur train. Chacun se demandait qui trouverait la clé de ce mystère.

— Assez causé là-dessus ! fit tout à coup le colonel. Toutes ces bricoles-là, ça m’énerve : Quand nous jaserions pendant trois ou quatre éternités, cela ne nous avancerait à rien… Cette culotteuse de pipes, la première fois que je la rencontre dans l’escalier, je la prends par la peau du dos et je la déménage… Et si le propriétaire ne veut pas lui casser son bail, on entendra parler du colonel Campistron de Bellonnet, nom de Dieu !… Voilà comme je suis, moi !

Et en disant cela, il prenait machinalement le Figaro du jour qui se trouvait là et le froissait.

— Voyez-vous, poursuivait-il, ce n’est pas parce que j’ai durci mon cuir dans les casernes que j’accorderais des circonstances atténuantes à l’inconduite !… Tout ce qui est contre les mœurs, chansons grivoises, dîners en cabinet particulier, mariages au vingt-unième arrondissement, adultères, soirées chez Bullier, et cætera, tout ci, tout ça, condamnation à mort… L’adultère surtout, fusillé et coupé en morceaux… Mille millions de mille millions ! c’est heureux que Pauline soit une épouse modèle… mais si elle mourait et que je vinsse à me flanquer d’une Messaline, nom de Dieu ! ça tournerait mal… Une canne à épée, un revolver… Ah ! miséricorde ! je plains les amoureux !

Le colonel était devenu violet. Il écumait. Il se rassit tout sec en disant :

— Non, en voilà assez ! Parlons d’autre chose !

On l’avait laissé dire ; car chacun connaissait sa manie, qui était de fulminer à tout propos contre les gens de mœurs légères et de faire, sans s’en prendre à personne de son entourage, des scènes terribles dans lesquelles les menaces aux adultères jouaient un grand rôle.

En cela, Campistron suivait un plan qu’il s’était tracé. Beaucoup plus âgé que sa femme, il s’était dit que pour s’assurer la fidélité de Pauline il devait lui faire bien entrer dans la tête que la moindre galanterie serait pour elle son arrêt de mort. La fidélité conjugale par la terreur, tel était son plan. Aussi, ne laissait-il jamais échapper l’occasion d’une sortie furieuse à propos des femmes qui joséphient leurs maris.

Son petit tapage terminé, Campistron ouvrit le Figaro, et sans autre formule de politesse :

— Vous savez, messieurs, causez de ce que vous voudrez. Moi, je vais lire mon journal.

Et, en effet, il se plongea dans sa lecture, tandis que les invités reprenaient une troisième fois leurs conversations sur la pluie et le beau temps. Seul, le général ne disait rien.

Il y avait cinq minutes que Campistron était tranquille, lorsqu’il bondit sur sa chaise :

— À la bonne heure, nom de Dieu ! voilà que le Figaro purifie sa petite correspondance… La petite correspondance, c’était la seule chose qui me heurtait dans ce journal… Toujours des déclarations d’amour et des rendez-vous contre les maris ! Aujourd’hui cela va mieux… La correspondance galante cède le pas à la correspondance militaire… Vive Dieu ! mes compliments au journal !…

Sur ce, déployant majestueusement la feuille, il lut à haute voix :

— « Correspondance à 3 francs la ligne… TAMBOUR-MAJOR. Je suis dans la forteresse. L’oursin retiré de la demi-lune. »

En entendant cette lecture, Mme Campistron rougit jusqu’aux oreilles, mais personne n’y prit garde.

Le colonel était joyeux au possible.

— Tambour-major, forteresse, demi-lune, s’écria-t-il, tout ça, cela me botte. Vive l’armée, nom de Dieu ! Il n’y a que l’oursin que je ne comprends pas.

On allait peut-être chercher à déchiffrer cette correspondance que Campistron qualifiait de militaire, quand un grand bruit se fit dans l’escalier.

— Au secours ! au secours ! criait-on.

Placide ouvrit gravement la porte pour aller voir ce qui se passait. Une jeune femme blonde, échevelée, se précipita, suivie d’un gros monsieur, poussif, essoufflé.

Chacun de placer son mot.

— Qu’y a-t-il ?

— C’est M. et Mme Paincuit.

— Les locataires du premier.

— Que leur est-il arrivé ?

Mme Paincuit, plumassière, se trouvait mal, on s’empressait autour d’elle.

Elle prononçait des phrases entrecoupées.

— Vivante !… Oh ! c’est affreux… Quelle infamie !… L’avoir conduite ici !… Je l’ai vue… Elle est vivante !…

— Rassure-toi, Gilda, disait M. Paincuit en tapant dans les mains de sa femme.

— Mais qu’est-ce donc ? lui demandait-on.

Tous étaient vivement intrigués. L’air terrifié de la femme contrastait singulièrement avec la physionomie du mari, qui paraissait ivre de bonheur et qui, lui aussi, répondit par phrases entrecoupées :

— Oui, vivante… et belle !… Rien n’est plus beau qu’elle !… Elle est dans la maison… Elle y restera !

À ce dernier mot, Mme Paincuit fut prise d’une crise violente.

— Ô Néostère, murmura-t-elle, vous êtes sans pitié, vous me ferez mourir.

Et elle s’évanouit.

La porte était restée grande ouverte. Il y avait toujours du vacarme dans l’escalier. Quelqu’un se précipita encore chez les Campistron. Cette fois, c’était le père Orifice, le concierge. Il était affolé. Ses cheveux étaient tout ébouriffés.

— Aïe ! aie ! aïe ! geignait-il, quel malheur !

— Mais qu’est-ce donc ? interrogeait-on à la ronde, pendant que le plumassier Paincuit s’efforçait de faire revenir sa plumassière.

— Nous sommes perdus, répondit le portier… Je l’ai vue…

— Qui ?

— Pélagie…

— La culotteuse de pipes ?

— Oui… Elle m’a avalé mes lunettes !

Et le père Orifice s’arrachait une poignée de cheveux.

Vlan ! au même moment un coup de poing formidable retentit. C’était le général Sesquivan qui sortait de sa torpeur.

— Lunette à chaud ! beuglait la vieille brisque après un grognement… Lunettes de dinde !… Boum !… Serpent à lunettes !…