Les trois cocus/Chapitre II

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Librairie populaire (p. 6-11).


CHAPITRE II

CROQUIS DE PALAIS


Les deux jeunes substituts, Edgard Belvalli et Augustin Saint-Brieux, étaient les plus joyeux compères que jamais le parquet de Paris eût vus. Ils avaient le même amour, et, un beau matin, ils s’étaient aperçus qu’ils allaient mutuellement sur les brisées l’un de l’autre.

La ravissante Mme  Mortier, épouse du président, était l’objet de leurs communs soupirs.

— Halte-là ! avait dit Augustin, je m’aperçois, mon ami Edgard, que tu es amoureux de la présidente.

— Pardon, avait riposté l’autre, c’est toi, camarade Augustin, qui roucoule pour la belle Marthe.

Ils s’étaient regardés une seconde, avaient éclaté de rire, puis avaient murmuré :

— Que nous sommes bêtes ! Au lieu d’user nos moyens stratégiques l’un contre l’autre, si nous faisions alliance pour nous emparer ensemble de la place ?…

Nouvel éclat de rire, peu respectueux pour le vénérable président de la vingt-cinquième chambre.

L’amour des deux jeunes substituts n’était pas une folle passion, mais bien un caprice d’écervelés.

La coquette qui avait allumé cette flamme à deux becs n’était pas du reste femme à s’offenser d’une campagne menée contre elle en partie double. Mme  Marthe Mortier, adorable dans ses trente ans, était d’une bonté excessive, et, s’il lui était arrivé de succomber, cela avait toujours été par charité chrétienne et pour obéir au précepte « Faites pour autrui ce que vous voudriez qui fût fait pour vous-même. » Hollandaise et châtain clair, elle ne savait pas refuser.

M. Mortier, solennel dévot, ne se doutait de rien, cela va sans dire. On sait que les maris ont été créés et mis au monde avec les yeux dans leur poche.

Il était sûr de la fidélité de sa femme.

Et comment en aurait-il pu être autrement ?… Il faisait coudre par les couturières des médailles de la Vierge, — médailles bénies à Lourdes, s’il vous plaît, — dans toutes les robes de madame.

— Tant que votre femme aura la médaille de Lourdes sur elle, avait dit le curé, votre contrat ne subira aucun coup de canif.

Mme  Mortier n’avait jamais fait mentir l’oracle à tonsure. Si le contrat conjugal avait été criblé de coups de canif, c’est que dans ces moments critiques les saintes médailles n’étaient plus sur madame. On ne peut demander à des médailles plus que ce qu’elles ont promis.

La confiance du président Mortier égalait donc celle du vénérable Putiphar, autre magistrat, connu dans l’histoire égyptienne pour avoir été l’époux d’une conjointe également très inflammable.

Parfois, Isidore (c’était le petit nom du ministre de Thémis ; bâillait à se décrocher la mâchoire dans une audience qui n’en finissait plus. En rentrant chez lui, le soir, il ne manquait pas de se dire :

— Dieu ! que ce Belvalli fait des réquisitoires interminables ! Lui et Saint-Brieux, voilà les deux plus intarissables robinets du parquet !

Il ignorait, dans sa candeur naïve, qu’un traité secret existait entre les jeunes complices.

Quand Belvalli était désigné pour une audience, il allait trouver Saint-Brieux :

— Tu sais, Augustin, c’est moi qui tient le crachoir, demain, à la vingt-cinquième chambre. Émancipe-toi. Je parlerai pendant trois heures.

— Merci, Edgard ; à charge de revanche.

Et Saint-Brieux, sûr de son ami, allait le lendemain voir la belle Mme  Mortier. Il savait que, Belvalli occupant le siège du ministère public, l’audience finirait très tard.

Réciproquement, quand Saint-Brieux était chargé de requérir contre les justiciables d’Isidore, c’était Belvalli qui prenait du bon temps.

En vain M. Mortier disait :

— Mais, monsieur le substitut, la religion du tribunal est suffisamment éclairée : veuillez conclure.

Le jeune organe du ministère public consultait sa montre et répliquait imperturbablement :

— Monsieur le président est trop bon pour moi et trop indulgent pour ma faible éloquence ; cependant, comme il me reste encore à faire valoir quelques arguments qui édifieront tout à fait le tribunal, je ne puis me dispenser de les exposer ; m’abstenir, en pareille circonstance, serait faillir aux devoirs sacrés du poste qui m’a été confié.

Et là-dessus, il enfilait une nouvelle période de phrases redondantes. C’était inouï, ce qu’il avait toujours d’arguments à faire valoir ! Le président et ses assesseurs prenaient le parti de s’endormir ; ce qu’ils avaient de mieux à faire.

Le plus terrible de l’histoire, c’est que Belvalli et Saint-Brieux avaient, les trois quarts du temps, un auxiliaire redoutable. Cet auxiliaire, parfaitement inconscient du reste, était un avocat natif d’Auvergne, répondant au nom de Me  Anselme Bredouillard.

Celui-là était bien le plus stupide crétin que le Palais eût produit. Anselme Bredouillard avait trente-cinq ans, et il était aussi bête qu’avant son stage. Il était rouge-carotte, portant la barbe en collier. Il avait un défaut de langue, grâce auquel il se comparait modestement à Démosthène. Démosthène avant les cailloux, aurait-on pu lui répondre. On lui savait de hautes prétentions politiques ; ce qui faisait bien rire les camarades du barreau. Impossible de rêver un avorton pareil, tranchant avec un aplomb aussi comique les questions de la plus grave importance. Avec ça, venimeux, revêche, fielleux, hargneux, jaloux, rageur ; jamais on ne lui avait entendu dire du bien de quelqu’un. Par-dessus le marché, il était spirite.

Belvalli et Saint-Brieux exploitaient sa suffisance.

— Eh bien ! maître Bredouillard, disait de temps à autre l’un des deux substituts en tapant familièrement sur l’épaule au niais Anselme avant l’ouverture d’une audience, nous allons batailler aujourd’hui. C’est vous qui plaidez dans l’affaire Machin contre Chose, et c’est moi qui aurai à donner les conclusions du ministère public. Je n’ai pas de parti pris, mais il me semble que Chose a raison contre votre client. Toutefois, je n’ai pas mon opinion définitivement faite, et je me laisserai convaincre si vous faites valoir, avec le talent qui vous caractérise, de bonnes raisons.

Bredouillard se poussait du col.

— Je vous convaincrai, répondait-il.

— Oh ! ne vous avancez pas trop, cependant. Ce vous sera dur, d’établir que Machin n’est pas dans son tort.

— Que si, que si !

— Alors, il vous faudra plaider longtemps. Il est vrai que vous ne ménagez pas votre éloquence et que vous êtes de ceux qui ne fatiguent jamais leur auditoire, parleraient-ils plusieurs jours consécutifs…

— Oh ! vous exagérez…

— Non pas, cher maître. Tenez, combien de temps parlerez-vous aujourd’hui ?

— Dame, une heure et demie au minimum.

— Parions que durant cette heure et demie votre éloquence ne faiblira pas une seconde. Sapristi ! c’est que je vous ai déjà vu à l’œuvre. Vous vous appréciez moins, à coup sûr, que je vous apprécie.

L’imbécile Bredouillard était enchanté, ravi. Il s’imaginait être le maître suprême de la parole, et il y allait carrément de ses deux heures de plaidoyer. L’audience, de M. Mortier d’une part, de Mme Mortier, d’autre part, en était d’autant plus allongée.

Le soir, celui des deux substituts dont les vœux avaient été comblés par la belle Marthe, disait à l’autre :

— Le président n’est rentré qu’à sept heures, Bredouillard a donc donné ?

— Parbleu !

Les deux amis échangeaient une poignée de main et un sourire.

Mais le côté le plus comique de la situation, c’est que, pendant que Belvalli finissait de flirter avec la présidente, c’était le président qui portait à madame le nouveau rendez-vous de Saint-Brieux ; et réciproquement.

Voici comment le truc se pratiquait :

Il y a au Palais deux vestiaires : le vestiaire de la magistrature, et celui du barreau. Par conséquent, le parquet et le tribunal accrochent leurs chapeaux dans la même salle.

Pendant l’audience, le substitut griffonnait son billet doux. Lors de la délibération, il filait prestement au vestiaire, faisait semblant de farfouiller dans ses effets civils et glissait la missive dans la bordure intérieure de la coiffe du chapeau présidentiel.

Quand M. Mortier arrivait le soir chez lui, Mme Marthe s’empressait :

— Isidore, que je te débarrasse de ta canne et de ton chapeau !…

Isidore était charmé.

— Quelle perle que cette femme ! murmurait Isidore.

Et Mme Marthe prenait adroitement sa correspondance dans l’ingénieuse boîte aux lettres. La réponse s’effectuait invariablement par retour du courrier.

Une fois, l’audience avait été tellement longue, et le substitut avait eu tant de choses à écrire, que, la correspondance étant volumineuse, le chapeau n’entrait que difficilement sur la tête présidentielle.

Ce jour-là, M. Mortier était rentré à la maison en demandant de l’éther, du tilleul, de la guimauve, un bain de pieds, des sinapismes, etc.

— Je n’en puis plus ! s’était-il écrié ; ces audiences se prolongent d’une façon ridicule. Quand Belvalli ou Saint-Brieux sont compliqués de Bredouillard, il est impossible de répondre de la fin des débats. Sept heures de siège aujourd’hui, ma chère, sept heures. Nous avons commencé à midi et nous sortons à peine de finir d’entendre les gredins ! Quel dommage qu’il n’y ait pas dans le Code un article nous permettant d’appliquer à la défense et au ministère public la peine méritée par les accusés ! Sept heures, ma bichette, sept heures d’audience ! C’est épouvantable, on n’a pas idée de ça ! Tiens, regarde comme le sang m’est monté au cerveau ; je dois avoir la tête gonflée ; mon chapeau a toutes les peines du monde à entrer.

— C’est vrai, avait répondu Marthe ; ta tête a grossi, Isidore.

— Pourvu que je n’aie pas une congestion cérébrale !… Vite, un bain de pieds, Églantine.

Églantine, c’était la domestique, une luronne.

Il y avait trois mois à peine qu’elle était au service du président.

Elle avait, dès les premiers jours, montré un très grand attachement à madame.

Belvalli et Saint-Brieux, par contre, la voyaient de mauvais œil.

Le matin du jour où M. Robert Laripette s’était installé dans l’appartement de l’entresol, le président Mortier avait dit à Églantine ;

— Ma fille, hier, j’ai reçu une averse en revenant du tribunal. Faites-moi le plaisir d’aller faire donner un coup de fer à mon chapeau.

Or, au moment où Églantine prit le chapeau de monsieur pour le porter au chapelier d’en face, la correspondance de madame était déjà dans la boîte aux lettres.

Le hasard voulut que le chapelier fût absent.

La chapelière dit néanmoins qu’elle se chargeait de donner un coup de fer soigné et qu’Églantine pouvait revenir dans dix minutes.

En retournant la bordure de la coiffe, la chapelière trouva un papier qui avait l’air d’une lettre. Curieuse, elle lut le billet doux.

— Eh ! eh ! fit la chapelière après lecture, j’avais raison de me défier de cette délurée d’Églantine ; mon mari lui fait de l’œil, je m’en suis toujours douté, et ils ont trouvé ce moyen de correspondance, sous prétexte de coup de fer à donner au chapeau de M. le président… Les effrontés !… Heureusement, je suis là, et, sans rien dire, je veillerai au grain.

Ce disant, la chapelière avait confisqué la lettre, qui était ainsi conçue :

« Augustin, cette nuit j’ai rêvé de vous. Il me tarde de vous raconter mon songe. »

Le poulet n’était pas signé ; mais la chapelière ne douta pas qu’il fût adressé à son mari. De l’un de ses prénoms, le chapelier s’appelait Augustin.

Quand la chapelière rendit à la domestique le couvre-chef du président, Églantine remarqua que la commerçante dardait sur elle un regard mauvais.

— Tiens ! pensa-t-elle, qu’a donc Mme  Suprême à me regarder ainsi ? Dirait-on pus que je lui ai mangé sa soupe ?… Ces marchands de casquettes, ça se croit sorti de la cuisse de Jupiter… En voilà-t-il, des airs que ça se donne !… La prochaine fois, j’irai faire astiquer mon coup de fer par M. Plumet, leur concurrent du quartier.