Les trois cocus/Chapitre XIX

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Librairie populaire (p. 124-130).


CHAPITRE XIX

À L’ARCHEVÊCHÉ


Deux dévotes archi-heureuses, c’étaient Irlande et Scholastique. Philéas, lui aussi, était heureux, à un certain point de vue : la vie lui apparaissait désormais sous l’aspect riant des bombances éternelles. Quant à filer le parfait amour, il trouverait bien, hors de son nouveau domicile, quelque agréable aventure.

La pensée de retourner à l’état-major des pompiers de la ville lui était bien venue une ou deux fois.

— Philéas, mon garçon, s’était-il dit, tu es en train de te mettre dans un mauvais cas… Tu vas tout bêtement être porté comme déserteur… c’est une fichue idée que tu as eue d’accepter d’être l’aumônier de ces deux vieilles folles…

Mais l’instinct de la gourmandise et la perspective d’une existence oisive remplie de chatteries reprenaient le dessus, l’emportant dans la balance.

Et puis, ce n’est pas tout que de songer à rentrer au corps ; comment y rentrerait-il ?

Se présenterait-il en soutane ? il lui faudrait expliquer le motif de ce costume, répondre à d’interminables pourquoi.

D’abord le ridicule pour lui, un ridicule qui lui resterait toujours dans sa compagnie ; ses camarades ne se feraient pas faute de l’appeler l’abbé, de lui colloquer des sobriquets aussi nombreux que désobligeants ; la vie lui serait impossible.

Ensuite, la soutane qu’il avait été obligé d’endosser chez le président Mortier ne se trouvait pas là à la suite d’un miracle ; Philéas ne croyait guère aux miracles : il y avait donc quelque curé compromis dans cette maison-là.

Ne pouvant s’imaginer qu’un prêtre était l’amant de la présidente, il attribuait à Églantine la présence de cette soutane. La petite scélérate ! Elle lui avait en effet paru bien émue quand il était arrivé. Il avait mis ce trouble sur le compte du xérès de la bourgeoise. Il s’agissait, parbleu ! du dérangement que sa venue occasionnait.

En somme, pour expliquer à ses chefs son travestissement, au cas où il se présenterait au corps, il lui faudrait raconter tout ; il y aurait une enquête ; on découvrirait l’abbé ; ce serait pour lui un ennemi terrible. Philéas se moquait de la religion comme d’une guigne ; toutefois il se disait, non sans quelque raison, qu’il en cuit toujours de mettre contre soi les robes noires.

En outre, il y avait là cette fameuse tonsure dont il s’était gratifié. Là-dessus, il ne pourrait donner aucune explication plausible. Il était évident qu’il s’était fourré dans le pétrin ; mais il était plus dangereux d’en sortir que d’y rester.

N’avait-il pas des papiers en règle ?…

Oui ; mais si le véritable Groussofski se présentait à l’archevêché et se trouvait nez à nez avec lui ?…

Impossible de se retourner d’un côté ou d’un autre. Philéas nageait dans un océan de perplexités. Enfin, il prit une résolution. Il resterait curé. Arriverait ce qui pourrait. Le portefeuille dont il se trouvait détenteur lui indiquait le propriétaire de sa soutane. Il contenait nombre de petits papiers qu’il jugeait fort compromettants. Tant pis ! il irait de l’avant. Son travestissement durerait peu ou beaucoup, cela lui était égal ; si un jour sa vraie personnalité était découverte par les curés, il les menacerait alors d’un esclandre, et, bien sûr, ce seraient eux qui s’empresseraient de régulariser sa situation.

Il avait pris cette résolution le surlendemain de sa métamorphose.

Grande fut sa surprise quand, à midi, le facteur lui apporta une lettre ; il y avait sur l’enveloppe : « M. l’abbé Vasilii Groussofski, 13, rue Copernic. » La lettre portait le timbre de l’archevêché.

— Vous avez donc z’été à l’archevêché dire que vous m’aviez chez vous ? demanda-t-il aux deux dévotes.

— Mais non, monsieur l’abbé, répondirent les vieilles filles d’une seule voix.

La vérité est qu’elles avaient raconté à qui avait voulu les entendre qu’elles donnaient l’hospitalité à un prêtre polonais. Les autres demoiselles de leur archiconfrérie, jalouses, avaient répété l’anecdote au curé de la paroisse, qui s’était empressé d’informer l’archevêché. Il était vexé, le curé. Scholastique et Irlande lui donnaient souvent des petits cadeaux pour telle ou telle bonne œuvre, et il comprenait très bien que les dons à faire seraient désormais au profit du prêtre polonais.

— Je vois ce que c’est, dit Irlande.

— Moi aussi, fit Scholastique.

— C’est mademoiselle Varoquet, la porteuse de bannière… — Précisément.

— Qui a raconté à sa manière que nous avons recueilli citez nous ce bon abbé Vasilii et qui voudrait nous faire avoir du désagrément.

— Eh bien, mesdemoiselles, s’empressa de dire Philéas, je ne resterai pas chez vous ; je ne veux point z’être cause que je vous compromette…

— Mais pas du tout ! crièrent les deux sœurs

Grisgris avait ouvert la lettre. On l’invitait à passer dans l’après-midi même à l’archevêché.

— Nous vous accompagnerons, firent Scholastique et Irlande avec enthousiasme.

On déjeuna à la hâte.

— Ah ! c’est comme cela ! clamait Irlande.

— Vraiment ! on veut nous enlever l’abbé ! hurlait Scholastique.

— Nous verrons l’archevêque lui-même !

— Nous lui parlerons !

— Et la conclusion sera…

— Que l’abbé recevra ce soir même…

— L’autorisation d’être notre aumônier…

— N’est-ce pas, Irlande ?

— Oui, Scholastique !

En grande vitesse, on s’habille et l’on va à l’archevêché.

— Qui sait comment tout cela va finir ? se disait le pompier tonsuré.

On arrive. L’abbé exhibe sa lettre. Un jeune diacre l’introduit auprès d’un des vicaires généraux.

— Soyez ferme ! disent à Philéas les deux vieilles filles, que le diacre invite à attendre dans une sorte de parloir.

Le grand-vicaire était derrière un bureau chargé de paperasses.

Il prie le faux abbé de s’asseoir et entame la conversation :

— Monsieur l’abbé, dit-il, voilà plusieurs jours que vous êtes arrivé à Paris, et vous n’êtes pas encore venu vous présenter à l’archevêché…

— À merveille, pense Philéas, je vas attraper un savon ; mais je sais un renseignement précieux : c’est que l’individu dont auquel je me substitue, il n’est pas connu à l’état-major de la calotte.

Et, cette réflexion faite, il répond à haute voix :

— Faut vous expliquer, monsieur le grand-vicaire… J’ai z’été indisposé dès les premiers jours de mon arrivée…

— Oui, repart l’autre sévèrement, il paraît que vous vous adonnez à la boisson…

— Allons, bon ! pense Philéas, voilà que ces deux vieilles toupies ont tout raconté aux commères de leur paroisse !…

Le grand-vicaire continue :

— Sans mesdemoiselles Duverpin, vous eussiez été un objet de scandale…

— Monsieur le grand-vicaire, on a esqua… on a esquagéré, je vous jure…

— Exagéré, corrige l’autre… N’importe, il suffit… Mes renseignements sont bons… Il est vrai que vous êtes recommande à M. l’abbé Romuald Chaducul, de Saint-Germain-l’Empalé ; mais si vous ne corrigez pas votre conduite, M. l’abbé, bien certainement, se refusera à faire valoir son influence en votre faveur.

Philéas tournait son chapeau entre ses mains.

— Vous ne parlez que difficilement le français, à ce que je vois ; mais le comprenez-vous bien ? interroge le grand-vicaire.

— Parfaitement, monsieur le grand-vicaire.

— Alors, vous avez bien saisi le sens de mes observations ?

— Oui, monsieur le grand-vicaire.

— Maintenant, autre chose… Que comptez-vous faire à Paris ?

Philéas restait coi, bouche béante.

— Votre intention est-elle de demeurer chez les demoiselles Duverpin qui, paraît-il, ouf manifesté l’intention de vous garder comme leur aumônier ?

— Monsieur le grand-vicaire, je suis t’à vos ordres… à ceux de monseigneur l’archevêque… à ceux de ces demoiselles…

En disant cela, il avait l’air si ahuri que le grand-vicaire ne put s’empêcher de se faire cette réflexion :

— Ma foi, le gaillard n’est pas le moins du monde dangereux.

Après quoi, il donna l’ordre d’introduire les demoiselles Duverpin. Scholastique et Irlande entrèrent en faisant de grandes révérences, et se mirent de suite à parler toutes les deux à la fois, sans attendre que le grand-vicaire leur eut accordé la parole.

— Monsieur le grand-vicaire !…

— C’est un complot !…

— Nous voulons un aumônier !…

— Et, comme nous l’avons heureusement trouvé…

— On nous le jalouse !…

— L’abbé Vasilii nous apprend le polonais…

— Nous savons déjà le noël : Vaqui l’houro

— Et, de notre côté, nous lui apprenons le français…

— Il nous confessera…

— Il nous accompagnera dans nos pèlerinages…

— C’est le curé de notre paroisse qui vous a fuit un rapport contre lui…

— C’est Mlle Varoquet qui a calomnié l’abbé auprès du curé…

— On vous aura dit que l’abbé Vasilii a été rencontré ivre par nous…

— C’est un mensonge !

— C’est, une infamie !

— Si l’on ne nous accorde pas justice, nous parlerons à Monseigneur lui-même…

— Nous ferons intervenir notre frère le président…

— Car nous voulons notre aumônier…

— Il nous le faut !…

— Voilà !…

Tout cela avait été débité d’une seule haleine par les deux vieilles, sans prendre souffle. Le grand-vicaire était déconcerté par ce flux de paroles.

Il avait, en effet, reçu un rapport contre l’abbé polonais. Son intention était de lui intimer l’ordre de prendre domicile dans un modeste hôtel quelconque et de l’attacher comme prêtre habitué à la première paroisse venue. La démarche des demoiselles Duverpin l’ébranla considérablement.

— Eh ! eh ! se dit-il en lui-même, ces deux vieilles folles sont enragées… St on leur refuse leur aumônier, elles sont capables de ne plus rien donner à l’église… Elles monteront la tête au président Mortier… Après tout, elles sont laides à faire peur… Pas de scandale à craindre au point de vue du batifolage… Et puis, si réellement ce polonais s’adonne à la boisson, mieux vaut qu’il se saoule à domicile chez des dévotes qui cacheront ses excès…

Il se fit toutes ces réflexions en moins d’une seconde. Aussi, releva-t-il la tête pour dire :

— Mesdemoiselles, nous n’avons à l’archevêché aucun parti pris contre votre protégé, comme vous paraissez le croire, et, pour vous prouver que vous étiez dans l’erreur, je donne à M. l’abbé Groussofski, dès aujourd’hui, l’autorisation de vous servir d’aumônier… Il dira seulement ses messes à la paroisse… jusqu’à ce que Monseigneur vous ait permis d’avoir chez vous un oratoire privé…

Philéas n’en revenait pas. Ce succès inespéré le comblait.

Irlande et Scholastique se jetèrent aux genoux du grand-vicaire et lui baisèrent les mains avec transport.

Celui-ci congédia bien vite les demoiselles Duverpin et leur aumônier.

— Nous avons remporté la victoire ! dit triomphalement Scholastique, en descendant l’escalier d’honneur de l’archevêché.

— Et nous aurons notre oratoire privé ! ajouta Irlande.

— Tout de même, conclut Philéas, que c’est un beau succès !

Les deux vieilles toquées étaient si heureuses qu’elles décidèrent de conduire sur-le-champ l’abbé Groussofski chez un tailleur, pour lui faire prendre mesure d’une autre soutane, vu que celle qu’il avait ne lui allait pas du tout. Le pompier leur avait déclaré en confidence que c’était un vieux curé de province qui, le voyant en haillons, la lui avait donnée lors de son fameux voyage effectué à pied de Varsovie à Paris.

Au moment où le trio franchissait le seuil de l’archevêché, une voiture s’arrêtait devant la porte enchère. Une dame d’âge mûr, courte, ronde, à la trogne rouge, en descendait. Sitôt qu’elle vit le jeune abbé flanqué d’Irlande et de Scholastique, elle se précipita à sa rencontre, le dévisagea et lui sauta au cou en s’écriant :

— Oh ! cette figure !… Permettez que je vous embrasse, monsieur l’abbé… Vous êtes tout le portrait de mon neveu !

Avant que Philéas ait eu le temps de se défendre, la dame lui avait appliqué sur chaque joue un baiser retentissant

— Que signifie ? demandèrent Scholastique et Irlande interloquées.

— Mais je n’y comprends rien, fit le faux Groussofski, également surpris… Madame, je n’ai pas l’honneur de vous connaître, ajouta-t-il en s’adressant à l’expansive matrone.

— Je le sais bien, répondit celle-ci ; mais peu importe… Venez me voir quand même un de ces jours… C’est étonnant comme vous ressemblez à mon neveu !

Et, vive comme un écureuil, elle grimpa prestement l’escalier que le trio venait de descendre.

Irlande, Scholastique et leur aumônier étaient fort intrigués.

— Quelle est donc cette dame ? demandèrent-ils à un suisse qui se pavanait sur le seuil de la grande porte d’entrée.

Le suisse se pencha et leur dit à voix basse d’un air mystérieux :

— C’est madame la marquise de Rastaquouère.