Les trois cocus/Chapitre XV

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Librairie populaire (p. 101-107).


CHAPITRE XV

BATAILLE AU PAPIER TIMBRÉ


— Sacré mille millions ! s’écria Robert Laripette, lorsqu’en rentrant chez lui sur le midi il constata l’absence de son autruche.

D’un saut, il fut chez le concierge.

Agathe n’avait pas vu les Zoulous. Elle se trouvait dans la pièce la plus reculée du logement, occupée à couler une lessive, au moment où les nègres du Cap avaient causé à son mari la belle frayeur que nous savons. Elle ignorait donc ce qui s’était passé. Ne voyant pas son légitime Orifice, elle avait pensé qu’il était allé se faire cautériser. Cependant, elle finit par trouver qu’il y mettait longtemps.

Quand Robert fit irruption dans sa loge, réclamant son autruche, Agathe lui répondit sur un ton aigre-doux :

— Je ne suis pas chargée de la garder, votre autruche… Est-ce que je sais où elle est ?…

— Madame ! hurla Laripette qui était furieux, quelqu’un s’est introduit chez moi avec une fausse clef et a emmené Pélagie… Il me faut Pélagie, tout de suite, ou je dépose une plainte au commissaire de police !

— M’en fiche bien, de vot’Pélagie ! riposta la portière… Si c’est Orifice qui vous l’a fait disparaître, il a z’évu là une joliment belle idée…

— Où est votre mari ?

— Ça ne vous regarde pas !

— Oh ! mille tonnerres ! concierge maudite, tu me paieras cher tout cela !

— Dites-donc, vous, je vous défends de me tutéyer !…

Robert sortit de la maison, prit ses jambes à son cou et courut chez Bredouillard.

L’avocat prit son air le plus solennel, et, après s’être fait narrer l’aventure, conclut :

— Évidemment, c’est le concierge qui a fait disparaître votre autruche ; mais en cela, il n’est à coup sûr que l’instrument du propriétaire… C’est au propriétaire qu’il faut intenter un procès… Auparavant, toutefois, afin de ne pas lancer une assignation à la légère, il conviendrait de faire appeler le portier devant le commissaire de police, pour avoir des renseignements… Nous saurons ce qu’est devenue la pauvre bête ; car le père Orifice a dû la tuer et peut-être même la couper en morceaux.

— Les brigands ! disait Laripette.

Le jeune homme suivit le conseil de l’avocat. Le portier, qui avait reparu chez lui vers une heure de l’après-midi, fui appelé à trois heures devant le commissaire du quartier.

Ce magistrat, à qui Bredouillard avait affirmé que le père Orifice avait fait disparaître Pélagie, n’eut pas la présence d’esprit de demander tout d’abord des informations chez ses collègues des quartiers voisins. S’il eût agi ainsi, il eût appris que six nègres et une autruche avaient été vus le matin, entre huit et neuf heures, remontant vers Montrouge et passant notamment par l’avenue d’Orléans.

Il se borna à interroger le portier et son épouse.

— Qu’avez-vous fait de l’autruche de M. Robert Laripette ? demanda-t-il au couple hargneux que l’intervention de l’autorité avait considérablement radouci.

— Monsieur le commissaire, dit le père Orifice, je vous jure sur les cendres de mon fils Hyacinthe, qui est ce que j’ai de plus cher au monde, que je ne sais pas tant seulement le premier mot de ce dont auquel vous voulez me parler.

— Crépin, fit Mme Agathe s’adressant à son mari, tu en sais plus long que tu ne veux en dire ; ne nous fiche pas dans l’embarras pour un sale oiseau qu’après tout la justice s’en moque… Tu lui as tordu le cou, je le comprends, je t’approuve… Ce n’est pas une affaire, quand tu l’avouerais… La seule chose qui risque de te mettre dans de vilains draps, c’est de t’ostiner à tromper monsieur le commissaire.

— Mais je te dis que je suis étranger, comme l’enfant qui vient de naître, à la disparition de cette autruche de la malédiction !…

— Tu t’ostines, Crépin… Tu as tort, ça te cuira… Moi, monsieur le commissaire, je m’en vas vous dire tout… Ce locataire, il nous a indignement trompés ; il s’est fait autoriser sur son bail d’avoir des oiseaux chez lui… Mais pensez donc que personne, au ciel ou sur la terre, aurait pu qu’il voulait nous colloquer une culotteuse de pipes… Alors, ce matin, Orifice s’est absinté depuis huit heures et demie jusqu’à une heure après midi…

— Vous buvez donc de l’absinthe ? fit le commissaire, se tournant vers le portier.

— Excusez, monsieur le commissaire, dit vivement Agathe avant que son mari ait pu ouvrir la bouche, je veux dire qu’il s’est absinté, qu’il est sorti dehors tout le temps que je vous explique… quoi !

— Ah ! votre mari s’est absenté ?

— Enchanté, si vous voulez, monsieur le commissaire… Et quand il a reparu, je lui ai dû comme ça : « Mazette ! tu es resté longtemps en course, Crépin, mais t’as pas perdu ton temps… — J’étais au grenier, qu’il me répond. — T’as estourbi l’autruche de l’entre-sol ; le locataire est furieux ; t’as rudement bien fait. » Il me dit que non et il me raconte qu’il ne toucherait pas cet animal pour tout l’or du monde, même qu’il a vu un régiment de diables…

— Certainement, monsieur le commissaire, fait à son tour le portier, j’ai dit la vérité à Agathe, comme je vous la dis à présent… Le cœur sur la main, moi !… J’ai pas touché à l’autruche… Seulement, ce matin, j’ai eu des apparitions dans ma cour…

— Des apparitions ?… qu’est-ce que vous me chantez là ?

— Vrai comme il n’y a qu’un seul bon Dieu ! monsieur le commissaire… Je balayais la cour… V’lan ! la terre s’ouvre, là, à un endroit ousqu’il n’y a que du pavé et pas de trappe, par conséquent… et je me vois devant moi un sorcier long, long comme tout… puis, patatra, il s’aplatit… je lui ai causé tandis qu’il était encore dans le trou jusqu’à la moitié du corps… et il me demandait M. Laripette… Après quoi la terre s’est refermée et je me suis trouvé nez à nez avec six grands diables tout noirs qui tombaient bien sûr de l’enfer… Alors, je me suis ensauvé par les escaliers et je me suis caché au guernier derrière les malles… Dame ! j’avais peur qu’il m’arrivât quelque malheur… Je n’ai pas bougé de plusieurs heures…

Agathe s’impatientait.

— Crépin, t’as tort de vouloir faire prendre le Messie pour une lanterne à monsieur… Avoue que l’as étranglé l’autruche et que t’as passé ton temps à la faire disparaître… On ne te guillotinera pas pour une sale bête, saperlotte !

Le commissaire ne put rien tirer de plus du père Orifice.

Quand le portier et son épouse furent partis, il fit part de ses impressions à Bredouillard et à Laripette.

— Mon avis est, dit-il, que le concierge a tué d’une manière quelconque cette autruche que vous appelez Pélagie ; il ne peut pas justifier l’emploi de son temps entre huit heures et demie du matin et une heure de l’après-midi… Sa femme, qui évidemment doit connaître le bonhomme, est aussi convaincue, de son côté, qu’il est coupable… Seulement, que voulez-vous y faire ?… Si vous déposez une plainte pour provoquer une action correctionnelle, ce portier a de grandes chances d’être acquitté ; il ne paraît pas jouir de la plénitude de sa raison… Il vaut mieux que vous intentiez, à lui et au propriétaire responsable, une action purement civile qui pourra vous valoir des dommages-intérêts.

Bredouillard opina dans le même sens. Une assignation, par laquelle M. Tardieu, le propriétaire, était sommé de restituer Pélagie ou sinon d’avoir à payer trente mille francs de dommages-intérêts, fut rédigée dans la soirée. Bredouillard se chargea d’activer la procédure. Laripette jura qu’il ne se contenterait pas des dommages-intérêts, mais qu’il tirerait une vengeance éclatante de ce coup d’audace. Bredouillard lui conseilla le calme, et l’engagea à faire une visite au président Mortier pour tâcher de se le rendre favorable.

Laripette revint à son domicile.

Une surprise l’y attendait. Accrochée à son cordon de sonnette, était une majestueuse feuille de papier timbré.

M. Tardieu l’invitait à « comparoir » par devant le tribunal civil pour entendre prononcer la résiliai ion de son bail.

— Par exemple ! voilà qui est le comble du toupet ! s’écria Robert. Il invoque Pélagie pour me donner congé et il me la supprime !… Celle-là est trop raide… Voilà qui me décide à parler au président… Je verrai bien si cet homme, si prévenu qu’il soit, refusera de me rendre justice.

Et il grimpa tout d’une traite jusqu’au second.

Le président n’était pas encore de retour du tribunal, et sa femme venait d’avoir une explication avec l’abbé Chaducul.

Le vicaire de Saint-Germain-l’Empalé, que nous avons laissé au moment où la veille au soir il se dirigeait en coulant, déguisé en pompier, vers la rue de la Gaîté, n’avait pas le moins du monde l’envie de concourir à éteindre l’incendie signalé. Il allait du côté du sinistre, mais avec l’intention formelle d’obliquer par la première rue propice, et de s’en revenir tranquillement ensuite chez lui.

Voyez la guigne ! il fit rencontre d’un camarade. Celui-ci l’emmena à l’incendie. Personne des pompiers qui manœuvraient contre-le feu ne le connaissait ; mais, à Paris, le corps des pompiers est si nombreux qu’un simple soldat peut y passer inaperçu.

Durant, deux heures on le fit pomper, grimper sur des échelles, on le mit à la chaîne, on lui commanda de saper une poutre ; bref, on lui imposa mille corvées qu’il trouvait absolument désagréables.

Enfin, quand on fut maître du feu, il réussit à se glisser dans la foule, sous prétexte d’aller porter un ordre, et il s’esquiva.

Il était minuit lorsqu’il rentra à son logis.

Ursule, sa bonne, qui était accoutumée aux escapades de son maître, s’était couchée sans l’attendre.

Comme il n’avait pas ses défis, qui étaient au pouvoir de Philéas, il sonna discrètement à la porte de son appartement.

— Qui est là ? demanda Ursule.

— C’est moi, j’ai perdu mes clefs.

— Voulez-vous attendre un moment, Monsieur l’abbé ?… Je vais m’habiller et vous faire de la lumière…

— Mais non, ouvre tout de suite,

— C’est que je suis en chemise.

— Cela m’est bien égal… Ouvre et n’allume pas ta chandelle… Je connais le chemin, sapristi !

Ursule ouvrit donc, l’abbé cuira, et, grâce à l’obscurité, sa bonne ne vit point dans quel étrange costume il rentrait.

L’abbé se déshabilla sans bruit et serra précieusement l’uniforme de Philéas dans une armoire.

— Cela pourra me servir, pensa-t-il, pour faire des farces pendant le carnaval prochain… Quant à mon costume, à moi, j’en serai quitte pour reprendre demain ma dernière soutane et pour m’en commander de suite une seconde neuve que je mettrai au plus tôt… Ursule elle-même ne se doutera de rien.

Ce qui l’ennuyait, c’était la perte de son portefeuille oui, indépendamment du petit dossier du prêtre polonais, contenait des papiers très importants. L’abbé Vasilii Groussofski ne tarderait pas à venir lui réclamer ses lettres de recommandation, ses certificats et son passe-port. Que répondrait-il ?

Donc, tandis que Laripette rédigeait, de concert avec Bredouillard, son assignation contre M. Tardieu, l’abbé Romuald Chaducul était reçu par sa pénitente, madame Mortier.

— Ma chère Marthe, lui disait-il, j’ai beaucoup souffert hier à cause de vous… D’abord, la fumisterie de mon curé… ensuite, ce déguisement forcé que j’ai dû prendre… Ah ! si vous saviez quel calvaire ! quel calvaire !… Je vous raconterai toutes les péripéties de ma soirée, un jour où nous aurons plus de temps… Venons au plus pressé… Je veux absolument savoir quel est ce pompier, dont j’ai pris le costume et qui, par contre, est parti avec ma soutane…

— Romuald, je vous jure…

— Que ce n’est pas un de vos amants ?… D’accord… Il faut donc que vous découvriez en l’honneur de qui il se mouvait hier ici en caleçon et que vous me fassiez connaître son nom et son adresse,..

— Il ne pouvait être là que pour Églantine…

— Votre domestique ?

— Oui… Mais Églantine est une fine pièce… Personne n’a vu filer son pompier… On n’a aucune preuve contre elle… Elle n’avouera pas…

— Diable !… Il faut cependant.

— Vous êtes bon, vous !… Vous vous imaginez qu’il n’y a qu’à dire : il faut…

— Enfin, Marthe, vous comprenez que je ne puis pas aller à l’état-major demander l’adresse particulière du pompier Philéas… Car j’ai entendu prononcer son prénom…

— Et pourquoi n’iriez-vous pas à l’état-major ?

— Avec ça !… Quel motif donnerais-je ?…

— Vous avez l’esprit assez fertile pour imaginer un prétexte…

— Soit ; mais avec le guignon qui me poursuit, je risque de me trouver nez à nez avec le Philéas en question, et, pour peu que ce pompier soit un impie, l’explication fera esclandre dans l’état-major… Non, la situation est trop délicate… Si vous ne vous chargez pas, Marthe, de la dénouer, il faut que vous obligiez votre domestique à venir se confesser à moi ; je saurai bien lui tirer les vers du nez.

— Pour cela, je vous l’accorde.

Églantine fut mandée sur-le-champ.

— Ma fille, dit madame Mortier, à partir d’aujourd’hui, je tiens à ce que vous preniez monsieur l’abbé Chaducul pour confesseur…

— C’est bien de l’honneur que me fait madame, de me donner un confesseur de sa propre main, et le sien même encore… mais je me confesse déjà à un révérend père qui pourrait se formaliser si je le quittais sans motifs, et vous comprenez, madame, que…

La vérité est qu’Églantine ne se confessait pas du tout et n’y tenait aucunement. Ses bourgeois étant dévots, elle avait raconté, dès le début, qu’elle avait pour directeur de conscience un religieux du couvent voisin.

Mme Mortier interrompit sa domestique :

— Églantine, vous me ferez le plaisir, je vous le répète, de vous confesser à monsieur l’abbé Chaducul.

— Bien, madame, répondit la bonne, voyant qu’il n’y avait pas à regimber.

L’abbé esquissa un sourire :

— Mon enfant, je vous attendrai demain matin chez moi pour votre première confession.

Il salua alors la présidente et sortit gravement.

Dans le vestibule, il se croisa avec Laripette, à qui Églantine venait d’ouvrir et qui se faisait annoncer.

Au nom de Robert, la présidente parut vivement contrariée.

— Dites à ce monsieur que M. Mortier n’y est pas, que je n’y suis pas, que personne n’y est…

— Mais, madame, il dit qu’il attendra, et que ce qu’il a à apprendre à M. le président est d’une extrême importance…

— Il veut parler quand même à mon mari ?

— Oui, madame.

— Faites-le entrer, alors, et dites-lui que madame Mortier consent à le recevoir en attendant que M. le président soit de retour.

— Bien, madame.

— Quelle tuile ! murmura la présidente, se parlant à elle-même.

Quand Robert se trouva seul en présence de Marthe, et que, voulant exposer sa requête, il leva les yeux sur elle, il fit un saut en arrière et ne put retenir ce cri :

— Madame Chandler !…

— Chut, monsieur Robert !… De grâce ! supplia la présidente.