Les trois cocus/Chapitre XIV

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Librairie populaire (p. 96-100).


CHAPITRE XIV

AMIS ET CONNAISSANCES DE LARIPETTE


Hyacinthe Orifice, progéniture de concierge, recevait régulièrement le matin sa fessée quotidienne ; ce qui ne l’empêchait pas d’en recevoir une supplémentaire dans la nuit, quand Mme  Agathe, obligée de se lever pour faire de la tisane à son mari, constatait que l’héritier présomptif s’était oublié dans son lit.

C’est ce qui était arrivé le soir où Néostère Paincuit, accompagné de Bredouillard, offrit un bock à Laripette à la brasserie d’en face.

Cette journée fut remplie d’événements, comme nous l’avons vu. Il n’y eut pas jusqu’à la colonelle qui n’éprouvât son incident. Ainsi que chacun a dû le penser, la veille au soir, Campistron s’était empressé de raconter à Pauline son exploit.

— Tu sais, lui avait-il dit après avoir congédié Laripette, ce nouveau locataire a un amour dans la maison…

— Ah ! ah ! dit Pauline intriguée.

— Oui, tantôt, en tirant son mouchoir, il a laissé tomber de sa poche une carte de visite…

— Que me dis-tu là, Bonaventure ? Une carte de visite ?

— De madame Paincuit…

— Ah bah !

— Et, au dos, il y a un rendez-vous pour demain trois heures…

— Et tu as lu ce billet doux ?

— Parfaitement… et j’ai bien vu que c’était de la plumassière… Il n’y aurait pas eu son nom au dos du poulet que j’aurais compris quand même d’où cela venait…

— Tu connais donc l’écriture de Mme  Paincuit ?

— Non… Mais la logique, que diable !… On n’est pas une bête… Ce n’est pas pour le roi de Prusse que ce garçon est venu s’installer ici… sans marchander… Il le paye beaucoup plus cher qu’il ne vaut, son appartement… Je fais le pari que ce coquin de Laripette a une intrigue avec la plumassière…

— Qu’as-tu fait de cette carte ?

— Je l’ai remise à son destinataire.

— Toi ?

— Oui, moi… Cela t’étonne ?…

— Non, cela m’amuse…

— Parce que d’ordinaire, je crie toujours après les jeunes gens qui vont piétiner dans les plantes-bandes conjugales d’autrui ?… Apprends donc qu’il n’est pas de règle sans exception… Ce M. Laripette, je te l’ai dit, a conquis du premier coup mes sympathies… Je le mets en dehors de la règle… Puis, tu sais, si le Paincuit est cornard, c’est bien fait… Il m’agace, cet animal-là, lui et son spiritisme… Nous a-t-il assez embêtés, à sa dernière soirée, avec sa manie de vouloir nous faire tourner sa table qui n’a pas bougé !… Si quelqu’un mérite d’être cocu, c’est lui, nom de Dieu !

Sur cette belle réflexion, Campistron donna le bonsoir à sa femme et s’en fut se coucher.

Vous jugez, cher lecteur, si Pauline fut donc perplexe toute la journée. Elle était fort aise que son mari n’eût pas reconnu son écriture ; mais elle craignait aussi que la manière dont Campistron avait remis le billet doux à Robert induisît celui-ci en erreur et lui fît croire à une déclaration de la part de Mme  Paincuit. En effet, elle n’avait jamais écrit au jeune homme ; elle s’en voulait d’avoir agi si précipitamment, d’avoir pris, pour donner son rendez-vous, le premier bout de carton qui lui était tombé sous la main. Elle fut dans des transes mortelles. Impossible d’éloigner le colonel ce jour-là ; c’est pour le coup qu’il aurait compris alors que le mari dont il s’agissait, c’était lui. L’infortunée Pauline ne savait à quel saint se vouer : elle souhaitait que Hubert eût pensé que c’était elle qui l’appelait, et, tout en souhaitant cela, elle craignait, vu la présence de Campistron, de voir son souhait réalisé ; d’autre part, elle ne pouvait songer, sans être prise d’un accès de colère jalouse, à la possibilité d’une visite rendue par Robert à Mme  Paincuit.

Tel est l’état d’agitation dans lequel la colonelle passa son après-midi. Le soir, elle était littéralement furieuse de voir que Laripette n’avait pas paru. Laripette, par contre, était loin de se douter des agacements qu’il avait procurés à sa chère Pauline.

Il pensa, ce soir-là, à sa future élève en cosmographie, et il se félicitait de ce que M. Paincuit s’offrait lui-même en holocauste, tout paré pour le sacrifice.

Le lendemain, sur les huit heures du matin, il descendait l’escalier pour aller acheter ses journaux et prendre un peu le bon air, quand il vit Mme  Agathe répéter sur les fesses du jeune Hyacinthe l’exercice de la veille au soir. Il s’arrêta, et, silencieusement, montra de loin au rejeton du portier une belle pièce blanche. Le gosse, qui piaillait, arrêta ses cris et ses pleurs. Les vingt sous qui surgissaient à l’horizon représentaient à ses yeux une compensation plus large que la raclée qu’il endurait.

Naturellement, Mme  Agathe ne vit rien de cette pantomime ; car, dans la position qu’elle occupait pour fesser Hyacinthe, elle tournait le dos à M. Robert.

Laripette passa. Une minute après, le gosse venait le rejoindre sur le trottoir en disant :

— Bébé bien sage, bébé a fait caca au lit.

— Très gentil, bébé, répondit Laripette, donnant au mioche les vingt sous promis. Bébé achètera beaucoup de bonbons avec la pièce blanche du monsieur.

Sur quoi, il descendit le boulevard Saint-Michel.

Ce matin-là, il n’avait pas à rentrer chez lui. Il aurait même déjeuné en ville, s’il n’eût eu à revenir pour donner à Pélagie sa pâtée.

Tandis qu’il était absent, un monsieur long, interminable, se présenta à la loge du père Orifice.

Le portier était en train de hurler de la belle façon.

— Pardon, monsieur, demanda le maigre et immense personnage, n’est-ce point ici que demeure un jeune homme avec une autruche ?

— Hou ! hou ! répondit le concierge, hurlant.

L’interminable monsieur répéta sa question. Cette fois, le père Orifice y prit garde ; car il dit, en roulant des yeux en joules de loto :

— Le compagnon de Pélagie ?… Un scélérat qui a commis tous les crimes ?… Oui, c’est ici… Qu’est-ce que vous lui voulez ?… hou ! hou !… Une restera pas longtemps, allez !… on va lui résilier son bail… hou ! hou ! hou !

— Merci bien pour le renseignement, riposta le long particulier, qui n’était autre que sir Ship Chandler. C’est tout ce que je voulais savoir. Je reviendrai.

Et il s’en alla, heurtant un cul-de-jatte qui se glissait jusqu’à la loge et demandait à son tour :

— M. Robert Laripette est-il chez lui ?

En heurtant le cul-de-jatte, l’Anglais s’était excusé poliment :

— Pardon, madame, avait-il dit à l’infirme.

Sir Ship Chandler était très myope. Il n’avait vu que quelque chose fie confus qui s’alitait, et, ne se rendant pas compte fin sexe auquel pouvait appartenir ce quelque chose, il l’avait à tout hasard appelé madame.

Quant au père Orifice, ce fut une bien autre affaire.

Il regardait mélancoliquement le ciel lorsque le cul-de-jatte l’interpella.

Tiré brusque meut de sa rêverie, il crut à une apparition féerique. L’impotent lui fit l’effet d’un sorcier jaillissant du sol, mais un sorcier qui n’aurait paru qu’à mi-corps.

Il poussa un cri et répondit au cul-de-jatte, tout en se mettant vivement la main devant les yeux :

— Lari… Laripette ?… N’y est pas !… N’y… N’y est pas !… Par… parti sans di… dire où !…

Quand le portier rouvrit les yeux à la lumière, le cul-de-jatte avait disparu.

Le père Orifice titubait sur ses jambes.

— Agathe ! criait-il, Agathe !

Sa femme d’accourir.

— Tu vois cet endroit… là ? — et son doigt était tendu vers la place où se trouvait tantôt le cul-de-jatte, — tu vois, n’est-ce pas ?

— Oui… Eh bien ?

— Eh bien, il n’y a qu’une minute, la terre vient de s’ouvrir là… et un sorcier en est sorti pour me demander le locataire de l’entresol !…

— Tu perds la boule…

— Non, je sais bien ce que je dis… mémé qu’un instant auparavant, c’est un autre personnage… à moins que ce n’en soit pas un autre… qui m’a posé la même question… Et celui-là était long comme une immense baguette magique… Agathe haussa le épaules et rentra dans sa loge.

Le père Orifice continua, en monologuant :

— Bien sûr, ce Laripette de malheur a ensorcelé la maison… Voilà des gens qui sortent de terre pour le réclamer… Est-ce bien deux individus qui m’ont parlé ? Ou bien est-ce le même individu, un sorcier en caoutchouc qui s’était allongé d’abord, et puis qui s’est aplati ?…

Il en était là de ses réflexions. Tout à coup, il aperçut devant lui six beaux nègres, six zoulou s qui venaient d’arriver n’ayant pour tout costume que leur court caleçon national et qui d’une seule voix demandaient M. Robert Laripette.

Le père Orifice crut voir une légion de diables. Perdant tout à fait la tête, il se précipita dans l’escalier, criant sans savoir ce qu’il disait :

— N’y est plus !… il est mort… Il est retourné en enfer !… Allez le chercher !…

Et, en quelques enjambées, il parvint au grenier, ouvrit la porte, la referma sur lui au verrou et s’alla jeter derrière un tas de vieilles malles abandonnées, frissonnant de tous ses membres.

Les Zoulous, — des amis que Robert avait connus au Cap, — furent déconcertés par une pareille réception ; toutefois, ils crurent comprendre qu’on leur disait que M. Robert était mort.

Ils se retirèrent, vivement affectés de cette fâcheuse nouvelle.

Tandis qu’ils franchissaient le seuil de la porte cochère, Pélagie, qui prenait l’air à la fenêtre, les vit, se mit à pousser des cris joyeux, à battre des ailes. La tendre bête reconnaissait des compatriotes. Les Zoulous se retournent.

— Tiens ! une autruche ! dit l’un dans le langage de leur pays.

— Celle de M. Laripette, sans doute…

— Hélas !… pauvre M. Laripette !…

— Elle est abandonnée, cette malheureuse autruche…

Pélagie se démenait à la fenêtre, ce qui faisait arrêter les passants ; enfin, elle prend son élan, enjambe l’appui et saute, assez lourdement il est vrai, dans la rue.

Les Zoulous, pensant que Robert leur en savait gré du haut du ciel, emmenèrent Pélagie.