Les trois cocus/Chapitre XVII

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Librairie populaire (p. 113-117).


CHAPITRE XVII

LE PASSÉ DU NUMÉRO 3


Vous savez que Marthe était Hollandaise.

Précisons.

Elle était née à Amsterdam, mais elle avait quitté son pays de fort bonne heure. Son éducation avait été faite partie en France, partie en Angleterre.

Marthe était d’une nature essentiellement folichonneuse, et, pour satisfaire ses caprices aussi multiples qu’inconstants, elle se moquait du Code de la belle façon.

Son père l’avait mariée à un négociant lyonnais.

Après trois ans de ménage, elle avait disparu de la ville avec un commis-voyageur en parfumerie.

Le commis-voyageur en parfumerie l’avait lâchée à son tour, un beau matin, à Londres.

Là, elle épousa un fabricant de dentelles, sans s’inquiéter de savoir si son premier mari était mort ou vivait encore.

Ce second ménage avait duré quatre ans.

Il se termina par un enlèvement dont un capitaine marin fut le coopérateur.

Au cap de Bonne-Espérance, troisièmes noces : l’époux, cette fois, fut sir Ship Chandler, un veuf qui avait une grande fillette du nom de Briséis et qui possédait une mine de diamants.

Là, la liaison fut courte : onze mois tout juste.

Retour en Europe, et quatrième mariage, pendant la traversée, avec un passager qui était tombé amoureux fou de la volage Marthe. C’était un Portugais, celui-là. Il possédait quinze millions de fortune, gagnés à la traite des nègres. Il invita tout l’équipage et tous les voyageurs à la noce. Il paya les frais d’escale à Lisbonne, où eurent lieu les épousailles, et l’on repartit.

Un an plus tard, le Portugais était posé à son tour.

Enfin, Marthe donna sa main au président Mortier, qui ne se doutait certes pas que sa charmante épouse avait déjà quatre maris, tous robustes et bien portants.

Au Cap, Marthe avait eu l’occasion de voir quelquefois Robert Laripette ; mais, à cette époque, le jeune homme était docteur à bord des paquebots anglais et il ne restait à terre que fort peu de temps.

Il avait cependant assisté au mariage de sir Ship Chandler de la False-Bay, l’ami de son père, avec cette friponne d’Hollandaise qui se faisait appeler mademoiselle Marthe Van Glover.

Après le dîner des épousailles, l’Anglais avait dit à Laripette :

— Si vous étiez raisonnable, nous aurions fait double noce aujourd’hui…

— Comment ça ?

— Vous auriez épousé ma fille Briséis, parbleu !

— Ah ! fichez-moi la paix ! avait répondu Robert.

Quand il revint, après un voyage, Marthe commençait déjà à avoir assez de son troisième mari.

Elle le trouvait trop long, et sa myopie lui était insupportable. À chaque instant, il embrassait dus négresses, croyant avoir affaire à sa femme.

Un jour, Marthe était allée à la chasse ; car elle était très hardie. Elle revêtait un costume masculin pour être plus à son aise, et elle partait en course à travers bois. Souvent elle pénétrait fort avant dans les terres et avait ainsi couru des dangers.

Elle ne se faisait accompagner par personne.

Adroite au tir, elle ne manquait jamais de rapporter quelque belle pièce de gibier.

Ce jour-là donc, elle suivit les bords de la Keiskamma, qui est la grande rivière qui sert de limite à la colonie anglaise. Kilo avait couru longtemps, tué force cailles, et elle se reposait non loin de la rive, à l’ombre d’un gigantesque eucalyptus.

Tandis qu’elle s’adonnait à la rêverie, elle entend tout à coup des branches craquer dans le voisinage ; c’était le pas d’un autre chasseur.

Etonnée, elle se redresse ; car elle croyait inexplorée cette partie du territoire, où elle avait plaisir à s’aventurer.

— Qui va là ?

C’était Laripette.

— Tiens, monsieur Robert !

— Moi-même.

— Que venez-vous faire par ici ?

— Je me suis mis dans la tête de rapporter un pélican… Mais, jusqu’à présent, je n’ai pas aperçu la moindre plume d’un seul de ces vilains oiseaux-là… Et vous, madame Chandler, avez-vous fait bonne chasse ?

— Oui.

— Vous vous reposez ?

— Oui… Arrêtez-vous donc une seconde, et renoncez à votre pélican… Nous causerons… Voulez-vous ?

— Je veux bien.

Et voilà nos deux chasseurs qui se racontent l’un à l’autre leurs petites histoires, Robert fait part à Marthe de toutes ses excursions sur la côte. Marthe narre à Laripette tous les embêtements de son ménage.

De fit en aiguille, on se dit un ou deux mots galants à double entente. Hubert n’avait aucun point de ressemblance avec le Joseph, de la Bible, et madame Chandler, par contre, sortait du même moule que la femme de Putiphar. Et puis, ils éprouvaient du charme a lier connaissance intime dans la solitude de la forêt.

Soudain, un clapotement sinistre se fait entendre à proximité, dans la rivière, et un affreux crocodile paraît, le nez au-dessus des eaux.

Marthe et Robert, comme bien l’on pense, ne songent plus du coup à la galanterie. Lestes ils sont ; en un clin d’œil ils grimpent dans l’eucalyptus.

Monsieur le crocodile, qui s’était promis de dîner de nos deux chasseurs, se dresse comme il peut pour les atteindre, en faisant claquer ses immenses mâchoires

— Est-il laid ! dit Marthe, qui a toujours le mot pour rire. C’est tout le portrait de mon mari quand il montre ses longues dents !

Ce crocodile était rusé. Voyant qu’il n’y a pas moyen pour lui d’arriver à la hauteur où se trouvent nos jeunes imprudents, il se dit qu’il aura meilleur compte à dégringoler l’arbre.

Là-dessus, il cogne de toutes ses forces contre l’eucalyptus, mordant l’écorce, déchiquetant tout ce qui est à sa portée, et faisant avec ça un tapage des cinq cents diables.

— Malepeste ! observe Robert, s’il y va de ce train-là, il aura vite détraqué notre forteresse… Avez-vous de la poudre et des balles, madame Chandler ?

— Oui, mais cela n’entrera jamais dans la cuirasse de ce gaillard.

— Cela dépend. Il s’agit de viser juste.

— Où ?

— Visez au cou, au défaut des os de la tête et des écailles… ou bien visez à l’œil…

— Compris.

Nos deux chasseurs chargèrent leurs fusils comme il fallait pour un gibier de cette importance, et tirèrent. Le caïman poussa un cri de douleur, mais il n’abandonna pas le siège de l’eucalyptus. C’était un crocodile têtu.

— Eh ! eh ! mon gros père, dit Robert, il paraît que nous t’avons touché, mais pas assez bien ; ça est entré, seulement il y a meilleur tir à faire.

Pif ! paf ! À la seconde décharge, messer Crocodilus fit entendre un hurlement lamentable, et ce fut tout. L’affreuse bête était morte.

— Voilà un drôle de pélican ! conclut Mme Chandler.

Les deux chasseurs descendirent de leur arbre. Tout danger était passé ; mais ils n’étaient plus d’humeur à reprendre la conversation interrompue par l’arrivée du caïman. Un confrère aurait fort bien pu sortir à son tour de la traîtresse rivière.

Ils retournèrent donc à la ville.

Le lendemain, une petite troupe de nègres vint enlever le crocodile mort que Robert rapporta à Londres.

Le lecteur s’explique maintenant pourquoi, à la vue de la présidente, Laripette s’était écrié : « Madame Chandler ! » et pourquoi la présidente l’avait supplié de ne pas ajouter un mot. Quoique n’ayant jamais croqué ensemble la pomme — et l’on a vu qu’il s’en était fallu de peu — Mme Mortier et le locataire de l’entresol se connaissaient.

Robert, quand il fut remis de sa surprise, se dit en lui-même :

— Veinard que je suis !… Elle est la crème des bonnes filles, cette chère Marthe… Elle n’est ni bête, ni laide, tant s’en faut… Voilà mon numéro 3.

La présidente lui prit les mains :

— Monsieur Robert, jurez-moi que vous ne venez pas ici en ennemi !

— Moi ! en ennemi !… Pourquoi cela ?

— Je ne sais pas… j’ai cru… Vous avez dit que vous vouliez quand même parler à M. Mortier, et ce pour une affaire d’extrême importance… J’ai pensé que vous m’aviez vue ces jours-ci et que vous vouliez révéler au président qu’il n’est pas actuellement mon seul mari…

— Rassurez-vous, madame ; je suis venu ici pour plaider contre le propriétaire de cet immeuble et convaincre M. le président que je ne suis pas un voisin plus désagréable qu’un autre. Mais, puisque j’ai le plaisir de vous rencontrer, je vous jure que vous pouvez compter sur ma discrétion…

— Merci, Robert…

— En revanche, je vous prierai de m’autoriser à vous appeler ma chère Marthe, comme cela m’échappa un soir au Cap, au bord de la Keiskamma, et je vous demanderai la faveur de reprendre un de ces jours certain entretien commencé à l’ombre de l’eucalyptus…

Et qui fut interrompu par un crocodile, ajouta Marthe en riant.