Les trois cocus/Chapitre XXI

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Librairie populaire (p. 139-149).


CHAPITRE XXI

L’ODYSSÉE D’UN FIACRE À L’HEURE


Gilda Paincuit avait reçu de Laripette sa première leçon de cosmographie, et elle désirait suivre un cours complet.

À trois heures de l’après-midi, tandis qu’elle avait tout lieu de croire le plumassier à son magasin de la rue Saint-Denis, elle envoya sa domestique lui chercher un fiacre et dit en sortant :

— Je ne serai pas rentrée avant six heures, je vais faire un tour au bois de Boulogne.

Et, en effet, en sautant dans la voiture, elle lança ces mots au cocher :

— À l’heure… Menez-moi du côté des Champs-Élysées, en passant par le boulevard Saint-Germain.

Le cheval prit sa course en trottinant.

Lorsque le sapin arriva à l’intersection du boulevard Saint-Germain et de la rue de l’École-de-Médecine, la plumassière tapa vivement contre la vitre d’intérieur :

— Cocher ! cocher ! arrêtez une seconde !

L’automédon obéit. Un jeune homme, qui n’était autre que Robert, se précipita à la portière. Il ouvrit et prit place auprès de la jolie plumassière.

— Permettez-moi de changer votre itinéraire, chère dame, dit-il. J’ai à passer une seconde chez Me  Bredouillard pour savoir où en est mon procès à propos de Pélagie. Cela ne nous écartera pas beaucoup, du reste, de la route que nous avons à faire pour nous rendre vers les Champs-Élysées.

— À votre guise, monsieur Robert. Peu importe la route que nous suivrons, du moment que nous sommes ensemble… J’avais si peur que vous ne fussiez pas exact au rendez-vous !…

— Oh ! quelle peur injuste !

Et il dit au cocher :

— Avant d’aller aux Champs-Élysées, vous arrêterez un moment à la rue Bonaparte, no 25.

La voiture roula.

C’était bien, en réalité, un rendez-vous. Robert n’avait pas perdu son temps. L’avant-veille, il avait vu Mme Paincuit pour la première fois, et l’on sait que le soir les esprits frappeurs avaient dit : Demain. Ce demain-là avait été, paraît-il, bien employé, puisque le jour qui le suivait voyait une promenade en fiacre.

Que fit-on dans ce véhicule ? — On baissa les stores, pour ne pas effaroucher les passants, et l’on s’embrassa de la jolie façon, ha cosmographie autorise ces privautés.

Un instant, la voiture s’arrêta. On était arrivé au no 25 de la rue Bonaparte.

Robert ouvrit la portière et sauta sur le trottoir.

— J’en ai à peine pour quelques minutes, dit-il à Gilda, le temps de monter, de dire deux mots à Me  Bredouillard et de redescendre.

Gilda resta donc dans le fiacre.

Mais, à peine Laripette vient-il de s’engager dans la grande allée de la maison, que le plumassier Paincuit paraît à l’extrémité du trottoir.

Est-ce bien lui ?… Oui, c’est lui, à n’en pas douter… Gilda reconnaît parfaitement Néostère qui s’avance, calme, majestueux, la bedaine tendue en avant… Mais où va-t-il ? Est-il besoin de le demander ?… Il se rend, lui aussi, chez son ami Bredouillard… Gilda se tapit de son mieux au fond du sapin… Elle réussit à ne pas être vue ; M. Paincuit s’est arrêté une seconde, n’a jeté qu’un coup d’œil distrait sur le fiacre, et, à son tour, est entré au no 25.

Alors, elle se livre à une série de réllexions.

Tout danger est-il passé ?… Non… Il est certain que Néostère et Robert vont se rencontrer chez Bredouillard… Elle est payée pour connaître le plumassier : elle sait à quel point il est crampon.

Il va s’attacher à Laripette, il descendra avec lui, Robert ne pourra s’en débarrasser, ils arriveront tous les deux à la voiture : si Robert veut passer outre, en entraînant le plumassier, le cocher s’imaginera qu’on veut le filouter et protestera ; de quelque manière qu’il s’y prenne, Laripette sera obligé de venir avec le mari au fiacre qui recèle l’épouse coupable, et le pot-aux-roses sera découvert.

Comment s’en tirer ?

Gilda constate que le cocher vient de quitter son siège pour aller siffler vis-à-vis une goutte chez le marchand de vin. Elle ne fait ni une ni deux, quitte prestement la voiture, et s’en va en rasant les boutiques. Sa partie de plaisir est sacrifiée, mais M. Paincuit ne se doutera de rien. Quant à Robert, lorsqu’il trouvera le fiacre vide, il comprendra.

Or, Mme Paincuit s’était trompée dans son calcul.

C’était bien son mari le plumassier qui venait d’entrer au no 25 de la rue Bonaparte ; mais il n’allait pas chez Bredouillard. Dans cette même maison demeure également le substitut Saint-Brieux. M. Paincuit va rendre visite à ce membre du parquet dans le but de le bien disposer en faveur d’un de ses commis qui est poursuivi pour avoir administré une raclée soignée à un restaurateur. Ce n’est qu’en sortant de chez le substitut qu’il ira serrer la main à son ami l’avocat spirite.

En outre, la Providence, qui a l’œil sur tout, comme chacun sait, fera que Laripette aura terminé sa visite et sera déjà parti lorsque le plumassier sonnera à la porte de Bredouillard. Donc, notre ami Robert ne se doute pas le moins du monde de la présence de M. Paincuit dans la maison. Il se renseigne auprès de son défenseur, tout en songeant à la belle Gilda qui l’attend, pense-t-il, en bas dans le fiacre. Bredouillard lui donne tous les renseignements qu’il désire : l’assignation de Laripette contre M. Tardieu ayant été signifiée après celle du propriétaire, on prendra des mesures pour faire joindre les deux affaires, de manière à ce que tout se plaide ensemble. Robert se déclare satisfait ; il salue l’avocat et prend congé de lui.

En descendant le grand escalier de la maison, il se frotte joyeusement les mains. Après les affaires sérieuses, voici les plaisirs qui se préparent.

Le fiacre est toujours là, immobile devant la porte cochère ; le cocher est sur son siège, car il a terminé sa petite station chez le marchand de vin ; la portière est fermée, les stores sont baissés comme tantôt. Il ouvre et… pousse un cri de surprise.

Ici je m’adresse au lecteur, et je lui pose une question :

— Devinez quel cri poussa Laripette en ouvrant la portière du fiacre ?

Le lecteur. — Parbleu ! ce n’est pas malin de deviner. Mme Paincuit avait filé. Laripette cria donc : « Tiens ! personne ! » ou bien : « Où a-t-elle pu passer ? » ou encore ; « Ah çà ! est-ce que Gilda m’aurait lâché ? »

L’auteur. — Vous n’y êtes pas.

Le lecteur. — Robert aura dit alors : « Bon ! mon amoureuse a éprouvé quelque besoin pressant. »

L’auteur. — Non, mon bel ami.

Le lecteur. — « Cristi ! je me suis trompé de fiacre ! »

L’auteur. — Tralala, ce n’est point cela encore.

Le lecteur. — Alors, je donne ma langue aux princes d’Orléans, a tout ce qu’il y a de plus « chien » au monde. Vous avez raison, leclenr. Aussi bien, ne vous ferai-je pas poser plus longtemps. Le fiacre n’élait pas vide ; une femme s’y trouvai ! blottie, et Laripette, en la voyant, s’était écrié :

— Marthe !

À quoi Mme  Mortier — car c’était bien la présidente — avait répondu :

— Robert !

Là-dessus un dialogue s’engagea :

— Quoi, Marthe, vous ici ?

— Par exemple ! ce fiacre est donc à vous ?

Et ils se regardaient étonnés, ahuris, Laripette surtout ne comprenant absolument rien à cette substitution de personne.

À la fin, il se décide à demander une explication :

— Oui, ma chère amie, c’est à moi, ce fiacre… Mais comment y êtes-vous entrée ?

— Oh ! mon Pieu, c’est bien simple… seulement… Montez donc… voyez, le cocher est intrigué de ce que vous restez là, à causer à la portière…

En effet, le cocher se demandait pourquoi son client hésitait à monter. Il se retourna en se penchant et lui demanda :

— C’est-y toujours aux Champs-Elysées que nous allons, bourgeois ?

Après une seconde de réflexion, Robert répondit :

— Oui… allez…

Et il reprit sa place dans la voiture.

— Vous alliez donc aux Champs-Elysées ? interrogea la présidente.

— Mais… dame !… oui… fit Laripette quelque peu embarrassé.

En lui-même il se disait :

— Que diable est-il arrivé pendant que j’étais chez Bredouillard ?… Marthe et Gilda se sont-elles vues ?… Ont-elles eu une explication ensemble ?… Cette Marthe, qui a un toupet d’enfer, a-t-elle congédié la plumassière, et s’est-elle installée à sa place ?… C’est qu’elle en est bien capable !…

En mol de la présidente vint jeter un peu de lumière sur ce chaos et rassurer Robert.

— Vous vous offrez ainsi des promenades… comme cela… tout seul… sans inviter votre chère Marthe ?… Eh bien, c’est gentil !…

Laripette poussa un soupir de satisfaction. La présidente n’avait pas vu la plumassière ; voilà ce qui ressortait du moins de ce qu’elle venait de dire. Elle lui reprochait de se promener tout seul ; donc, il n’y avait personne dans le fiacre quand elle y était entrée. Restait à éclaircir deux autres points du mystère : comment et pourquoi Gilda était partie ; comment et pourquoi Marthe s’était installée dans sa voiture. Le premier point serait tiré au net dès la première entrevue que Robert aurait avec Mme Paincuit ; relativement au second, il pouvait l’éclaircir sur-le-champ.

— Vous ne répondez pas, Robert, fit la présidente.

— Que voulez-vous que je vous dise ? Il l’ait un temps superbe… Tout me conviait à une promenade… C’est au bois que je comptais aller… Dame, si j’avais pu penser qu’il vous aurait été possible de vous échapper pour une après-midi, j’aurais pris l’agréable liberté de vous donner un rendez-vous.

— Très bien, j’accepte vos excuses.

La voiture roulait, traversant en ce moment le pont des Saints-Pères. Marthe tendit sa joue à Laripette.

— En signe du pardon que je vous accorde, je vous autorise à m’embrasser.

Robert, profitant de la permission, embrassa la présidente, mais non point sur la joue. Le baiser lui fut rendu avec usure.

— À vous, maintenant, ma chère Marthe, dit-il, après quelques secondes de becquetage, à vous, ma toute aimée, de m’expliquer comment et pour qui vous êtes montée dans mon fiacre.

— Je vous ai dit tantôt que rien n’était plus simple… Mon Dieu, oui, c’est tout ce qu’il y a de plus simple… Je passais dans la rue Bonaparte. Une voiture venait en sens inverse… Je vous aperçois à l’intérieur… Je vous adresse un salut… Vous ne me voyez pas… La voiture continue à filer… Mais, tandis que j’ai la curiosité de me retourner, la voilà qui s’arrête devant le numéro 25, et vous descendez… Je reviens sur mes pas… Vous êtes leste comme tout, mon cher Robert… Avant que je vous aie rejoint, vous aviez disparu dans la maison. Alors, une idée me traverse le cerveau… Si je faisais une surprise à mon ami Laripette ?… J’attends une minute devant une boutique, en regardant la devanture… Je vois le cocher qui quitte son siège et qui va chez le marchand de vin. Je profite de son absence… et v’lan ! me voilà dans le fiacre… Je baisse les stores, afin que votre surprise soit plus brusque et plus complète quand vous reviendriez… Vous ne m’aviez pas invitée à votre promenade… Je me suis passée d’invitation… Et voilà… N’est-ce pas que vous avez été bien surpris, quand vous m’avez vue ?

Elle avait débité tout cela d’un seul trait, et Robert l’avait écoutée sans l’interrompre.

— Oui, répondit-il, lorsqu’elle eut fini, j’ai été fort étonné de vous trouver là, et agréablement étonné, vous pouvez le croire… Que je vous remercie de votre bonne inspiration !

Il l’embrassa de plus belle. On longeait alors le Louvre.

— Elle vient de me fabriquer une histoire… Si ce qu’elle m’a dit était vrai, elle aurait vu Gilda tout d’abord, et son récit me l’aurait fait comprendre.

Et puis, il se ressouvenait foui à coup que, si lui, Robert, avait été surpris de trouver Marthe dans son fiacre, la présidente, de son côté, avait poussé une exclamation d’étonnement quand il avait ouvert la portière.

— Robert ! avait-elle dit… Par exemple ! ce fiacre est donc à vous ?

La présidente oubliait qu’elle avait, durant quelques secondes, témoigné le plus parfait ahurissement.

Robert eut l’air d’ajouter foi au conte bleu débité par Marthe. Pourquoi la contredire ? Dans sa pensée, il était à présent certain qu’un laps de temps s’était écoulé entre le départ de Gilda et l’arrivée de la présidente dans la voiture. Les deux femmes ne s’étaient sûrement pas vues. Tout ce qui risquait d’être vrai dans le récit de Marthe, c’était la station du cocher chez le marchand de vin ; c’est pendant cette absence que la substitution, dont l’automédon ne paraissait pas se douter, avait dû s’opérer. Pour avoir inventé une histoire, Marthe devait s’être trouvée dans quelque situation qu’elle ne tenait pas à lui dire et qui l’avait obligée à se réfugier au premier endroit venu ; elle avait mis à profit une voiture qui était là, sans cocher et sans voyageur, sauf à la quitter sitôt passé le danger qui l’y avait conduite ; et lui, Robert, était sans doute arrivé trop tôt.

Tel est le raisonnement que se tint Laripette en son for intérieur. Après tout, que lui importait ? Il s’était embarqué au début pour une petite promenade à Cythére. Eh bien, la promenade ne s’effectuait-elle pas ?

Disons en quatre mots que le raisonnement du perspicace Robert était parfaitement juste.

Ce n’était pas un simple caprice qui avait conduit la galante Marthe dans le fiacre de Laripette. Quelques instants après le départ furtif de Gilda, Mme Mortier passait dans la rue Bonaparte, cheminant sur le trottoir opposé à celui auprès duquel stationnait la voiture vide. Arrivée en face du numéro 25, la présidente traversa la chaussée. Le substitut Saint-Brieux habitait, avons-nous dit, la même maison que l’avocat Bredouillard. Or, Marthe avait, ce jour-la, rendez-vous d’amour avec le substitut. Tandis qu’elle passait la rue, retroussant sa jupe et laissant voir un bout de mollet grassouillet, elle aperçoit soudain le président son époux qui arrivait sur le trottoir opposé. Une pensée subite frappe Marthe comme un éclair. Trois jours auparavant, elle avait constaté la suppression d’une correspondance adressée par elle à Saint-Brieux ; elle avait soupçonné M. Mortier d’être l’auteur de cette soustraction. On n’a pas oublié le truc de la coiffe du chapeau, truc éventé par Mme Suprême. Et voilà que le président se trouvait à point nommé dans la rue Bonaparte, à quelques pas de la maison où demeurait le substitut cocuficateur ! « Plus de doute, il nous épie ! » pensa la présidente. Elle ne pouvait entrer devant son mari au logis de Saint-Brieux ; M. Mortier l’eût arrêtée au passage ; elle eût été bien embarrassée de justifier sa présence en ces parages et surtout de justifier son entrée dans l’habitacle soupçonné. Retournerait-elle brusquement sur ses pas ?

Cette retraite trop prompte, alors qu’elle traversait le beau milieu de la rue, aurait attiré l’attention des passants. On ne prend pas garde à quelqu’un qui va son chemin, tandis qu’on remarque forcément celui qui change brusquement de front. Elle se fit donc, bien petite, en continuant la traversée fatale ; elle détournait la tête, elle se masquait de son mieux, obliquant de façon à ce que le fiacre stationnaire la dérobât aux regards d’Isidore Mortier, qui avançait toujours. Ce fut alors qu’elle eut cette inspiration ; se réfugier un instant dans la voiture vide et sans cocher, pour donner à son mari le temps de passer. Mais, à peine venait-elle de s’y installer que l’automédon à deux francs l’heure reprit place sur son siège, et elle réfléchissait à ce qu’elle lui dirait pour expliquer son séjour, court, mais étrange, dans le fiacre, lorsque la portière au store baissé s’ouvrit et Robert Laripette parut. On sait le reste. C’était par un pur hasard que e président, libre plus tut que de coutume, avait, fait un tour du côté de la rue Bonaparte. Le vénérable magistral était loin de se douter que sa femme, partie pour vendanger avec Saint-Brieux les grappes de Vénus, allait, par un concours bizarre de circonstances, les vendanger avec son colocataire.

Robert et Marthe étaient donc dans une situation identique.

Laripette se disait :

— Je m’expliquerai avec Gilda.

Et la présidente :

— Je m’expliquerai avec Saint-Brieux.

En attendant, on était en vue de l’obélisque, qui se tenait droit comme un I vis-à-vis la Madeleine.

La présidente se pencha à l’oreille de Robert et chuchota quelques mots qui firent pousser à son amant un joyeux éclat de rire. Et ce fut encore une série de baisers ardents. On s’embrassait à la mode des colombes, bec sur bec ; je dirai même que ce becquetage avait quelque chose de biblique et qu’il rappelait les humains de la Genèse, lors de l’accident qui interrompit l’édification de la fameuse tour de Babel.

Trois quarts d’heure plus tard, la voiture, sur l’ordre de Laripette, arrêtait devant un des cafés-restaurants du bois de Boulogne ; c’est dire que le cocher n’avait pas fatigué Cocotte et qu’on avait été sans secousses, au petit pas.

Comme il était écrit que ce serait la journée aux surprises, le cocher eut la sienne, quand il vit les voyageurs mettre pied à terre.

— Tiens ! pensa-t-il, il m’avait semblé que j’avais une voyageuse blonde, la voilà qui est châtain !

Il faisait chaud.

La voiture se gare. On monte aux cabinets particuliers du premier étage, et l’on commande des bocks.

Presque tous les cabinets étaient occupés. Des fenêtres, grandes ouvertes, mais à travers lesquelles l’œil ne pouvait pénétrer, tant elles étaient garnies de feuillage, partaient es éclats confus de mille chansonnettes folichonnes, sans compter les bêtises ; notamment une voix aigre qui hurlait :

Vive le mou, mou,
Vive le mouton !
Dont la laine,
Dont la laine,
Dont la laine et du coton !

Cela ne voulait rien dire, cela était bête comme la lune ; mais cela faisait rire les compagnes du chanteur, qui reprenaient en chœur ce refrain idiot. On entendait aussi leurs voix glapissantes.

Il y avait de la gaîté à ce coquin de premier étage.

— Bon ! fait Robert tout à coup, nous avons oublié le cocher ; c’est l’usage de lui faire servir une consommation.

Et il se met en devoir de sonner pour appeler le garçon.

Ah ! bien oui, la sonnette ne fonctionne pas.

Laripette sort, laissant pour un instant Marthe dans le cabinet, la porte entr’ouverte ; personne dans le couloir.

— Garçon ! crie-t-il.

Les garçons ne bougent pas. Il descend quelques marches d’un escalier en colimaçon.

Deux autres cabinets sont ouverts ; de l’un sort le colonel Campistron, l’œil très allumé ; de l’autre, un grand diable dégingandé qui balles murs en fredonnant.

Le colonel s’informe de l’endroit où est situé le cabinet inodore ; quant au grand diable dégingandé, il chante : « Vive le mou, mou, vive le mouton ! » et, après avoir pirouetté sur lui-même, il entre dans le cabinet que vient de quitter Robert.

Marthe se demande quel est cet intrus ; elle croit avoir déjà vu sa figure quelque pari.

— Monsieur, vous vous trompez de porte, dit-elle.

— Juste ciel ! ma pénitente ! clame l’autre.

C’était le curé Huluberlu, déguisé en civil et en train de faire ses farces. Le saint homme est dans les vignes du Seigneur. Il ne songe plus à l’aimable compagnie qu’il vient de quitter et veut embrasser la présidente.

Fichue situation que celle de Marthe !

Allez donc faire entendre raison à un calot in pochard.

Si elle crie, le scandale n’en sera que plus grand ; il racontera de belles choses, le curé de Saint-Germain-l’Empalé !

Et Robert qui va revenir !…

Mais Robert ne revenait pas. À l’instant où il a eu regrimpé l’escalier en colimaçon et où il se dirige vers son cabinet, il est happé au passage par Pauline Campistron, qui cherche son mari, lequel n’a pas dit où il allait.

— Vous ici, monsieur Robert ? Que faites-vous pat-là ?

— Et vous ?

— Moi, je suis avec mon mari…

— Oui, c’est vrai, je l’ai entre-aperçu il n’y a qu’un instant.

— Où est-il ?

— Là-bas, dans le fond.

Et le doigt de Laripette montre une porte, au bout du couloir, une perte sur laquelle il y a trois chiffres, dont deux zéros.

— Dans tout ça, reprend Pauline, vous ne me dites pas quel bon vent vous amène ici.

Notre Robert est passablement embarrassé.

— Il fait un temps superbe… J’ai pris une voiture et je suis venu prendre un bock au bois…

— Avec quelque cocotte, monstre !

— Moi ?… Pourquoi me dites-vous cela ?…

— Parce que vous êtes un vilain coureur…

— Oh ! si l’on peut calomnier ainsi un pauvre amoureux !…

— Vous êtes seul ?

— Dame, oui.

— Ce n’est pas vous qui faisiez tantôt un si fameux tapage avec cette chanson inepte de la laine qui est en colon ?

— Jamais de la vie !

— Vous me le jurez, Robert ?

— Vous ne connaissez pas ma voix, alors ?

— La voix ne signifie rien… Jurez-moi que vous n’avez commis envers votre Pauline aucune infidélité.

— Je vous le jure.

Ce dialogue s’était tenu à voix basse.

Pauline chiffonnait une dentelle ; nous savons qu’elle était nerveuse, la colonelle.

Soudain, un désir canaille s’empare de l’ancienne pensionnaire du Saint-Nom de Jésus : planter là son mari et filer avec Robert.

— Monsieur Laripette, je pars avec vous dans votre voiture.

— Et votre mari ?

— Qu’est-ce que cela peut vous faire ?… Cela me regarde, ce détail-la.

— Mais encore…

— C’est moi qui commande, monsieur, obéissez !

Justement, deux têtes de jolies impures paraissaient dans l’entrebâillement d’une porte.

Robert va droit à elles.

— Mesdemoiselles ?

— Monsieur ?

— Êtes-vous seules ?

— Pour le moment, oui.

— Aimez-vous à rire ?

— Toujours.

— Voyez-vous cette porte là-bas, au fond du corridor ?

— C’est le ?…

— Précisément.

— Eh bien ?

— Il y a là-dedans un vieux maréchal retraité…

— Mac-Mahon ?

— Non… C’est un maréchal millionnaire…

— Bigre !

— Emparez-vous de lui.

— Pour quoi en faire ?

— Ce que vous voudrez… Je vous le livre… Il sera heureux comme un roi de vous offrir à chacune une parure…

Là-dessus, Robert et Pauline s’esquivent. Dans l’escalier, Laripette glisse un demi-louis dans la main d’un garçon qui montait. Une minute après, le fiacre les ramenait vers Paris.

— Pour le coup, se dit mentalement le cocher, cette fois ma voyageuse est devenue brune.

Robert avait donné comme adresse :

— Boulevard Saint-Michel, 47.

C’était donc toujours la même dame, puisque c’était de ta que le fiacre était parti. Ce cocher regardait sans doute les chignons, et non les visages des dames.

Pour ce qui est de Laripette, il se demandait quelle bonne histoire il allait raconter c lendemain à Marthe pour expliquer sa disparition.

Un peu avant d’arriver à destination, Robert descendit de voiture, paya les heures qu’il avait à son compte, donna un fort pourboire, et le fiacre conduisit la colonelle toute seule à la maison prédestinée dont le père Orifice était concierge.

Point n’est besoin de dire que la route du bois de Boulogne au boulevard Saint-Michel avait été bien employée par la colonelle et son amant. Ils avaient, depuis le temps, tant de choses à se dire !