Les trois cocus/Chapitre XXII

La bibliothèque libre.
Librairie populaire (p. 150-163).


CHAPITRE XXII

LES MAÇONNES DE L’AMOUR


Nous avons laissé tout à l’heure le curé Huluberlu annonçant à Ursule qu’il emmenait son vicaire déjeuner avec lui ; le curé de Saint-Germain-l’Empalé avait promis à Romuald de le présenter, après déjeuner, à une dame de ses amies, la très renommée marquise de Rastaquouère.

Il me faut donc raconter au lecteur ce qui s’était passé depuis cette promesse jusqu’au moment où nous avons retrouvé Huluberlu, déguisé en civil et chantant au bois de Boulogne : « Vive le mou, mou ! vive le mouton ! »

Les deux prêtres, réconciliés, avaient dévoré le fameux canard saignant aux truffes, dont il avait été question, et je n’étonnerai personne en affirmant que ledit canard fut arrosé de vins généreux et variés.

Curé et vicaire étaient notablement éméchés, quand ils se levèrent de table.

Mais, ils en avaient vu bien d’autres, et ils étaient solides sur leurs jambes, les gaillards, même lorsque leur tête était dans les brouillards de l’ivresse.

— Rastaquouère ! Rastaquouère ! répétait l’abbé Chaducul ; il me semble que je connais ce nom !…

— Possible ; la réputation de la marquise s’étend au loin.

— Ah ! j’y suis. C’est un jour en allant à l’archevêché, que j’ai rencontré cette dame… Oui, c’est bien cela… Mes souvenirs sont exacts… J’allais… Non, c’est-à-dire, je sortais… Une dame, déjà mûre, me saute au cou, et m’embrasse en s’écriant : « Excusez-moi, monsieur l’abbé ; mais ç’a été plus fort que moi ! Vous êtes tout le portrait de mon neveu ! »… Je pensai avoir affaire à quelque folle et ne songeai plus à cela. Le soir, en rentrant chez moi, lorsque j’ôtai la ceinture de ma soutane, je constatai que cette dame, dans son étreinte, avait adroitement glissé sous ma ceinture, à l’endroit le plus serré, une de ses cartes de visite… Cette carte, je l’ai gardée dans un portefeuille que malheureusement j’ai égaré, il y a deux jours.

Le curé ne put s’empêcher de rire à ce récit.

— Figurez-vous, mon cher Romuald, que j’ai fait la connaissance de la marquise dans des circonstances absolument analogues.

— C’est étrange.

— Non, cela prouve que la marquise a beaucoup de neveux ; car je ne suppose pas que nous nous ressemblions, vous et moi, le moins du monde.

— Et… est-on bien reçu chez madame de Rastaquouère ?

— À bras ouverts.

Les deux prêtres marchaient allègrement dans la rue de Rennes. Ils s’arrêtèrent devant une maison d’honnête apparence, saluèrent le concierge en passant et montèrent au second étage.

Le curé sonna d’une certaine façon.

Une bonne en tablier blanc vint ouvrir.

— Entrez, messieurs, dit-elle.

Elle les introduisit dans un petit salon capitonné en bleu. Cette pièce se distinguait par de nombreux canapés. Ils s’assirent.

Au bout de quelques instants, une draperie se souleva, et une matrone, la maîtresse de céans, parut.

— Marquise, dit le curé présentant son vicaire, l’abbé

Romuald, mon meilleur ami, désire vivement être initié à nos charmants mystères.

— Présenté par vous, répond la Rastaquouère, monsieur l’abbé sera admis à l’unanimité.

— Madame la marquise, balbutiait Chaducul, c’est trop d’honneur.

La Rastaquouère sourit.

— Je vais vous faire servir du café. Pendant que vous le prendrez, on procédera aux préparatifs de la réception.

Et elle se retira.

Romuald était agréablement intrigué.

— Qu’est-ce que cette joyeuse comédie qui se prépare ? interrogea-t-il quand il fut seul avec son curé.

— Mon cher, je ne vous ai pas tout dit.

— Je m’en doutais.

— Mais je vous ai jugé, et je sais que vous ne trahirez pas nos secrets.

— Quels secrets ?

— Vous verrez… Patience ! patience !… Qu’il me suffise pour l’instant de vous dire que vous allez être reçu chez les Maçonnes de l’Amour.

— Qu’est-ce que cela ?

— C’est une franc-maçonnerie d’un genre spécial, une franc-maçonnerie féminine, créée exclusivement à l’usage du clergé…

Les yeux de Chaducul brillaient comme des escarboucles.

La bonne servit le café : six tasses dans un grand plateau.

— Pourquoi six tasses ? demanda Romuald.

— Eh bien ! ne faut-il pas que vous trinquiez d’abord avec vos quatre marraines ?

— Mes quatre marraines ?

— Vous n’êtes pas au bout de vos étonnements.

Le vicaire se leva et arpenta le petit salon bleu…

— Huluberlu, mon cher, vous êtes admirable… Je vous reconnais mon maître, disait-il avec enthousiasme.

Et il allait et il venait, heureux au possible.

Tout à coup on entendit dans le lointain une voix, celle de la marquise, qui criait :

— Ohé ! ohé !… Gargoulette !… Moustache !… Sainte-Chipie !… Papillon !… ohé ! ohé !…

Romuald interrogea du regard son supérieur.

— Ce sont, dit celui-ci, vos marraines qu’on vous annonce.

Quatre jeunes filles, élégamment vêtues d’un négligé aux couleurs brillantes, faisaient leur entrée en gambadant.

— Où est le profane ? demandèrent-elles.

Huluberlu leva la jambe à une bonne hauteur, et sauta un instant sur un pied ; après quoi, il montra son vicaire qui n’en revenait pas.

Ecce homo ! dit-il gravement.

Et les quatre filles de chanter en sautillant :

Eccè, eccè homo,
Eccè homo qu’il nous faut !

Le curé de Saint-Germain-l’Empalé arrêta ces sauteries d’un geste solennel :

— Chevalières de la Croix-Rose, buvons à la santé du néophyte.

Elles prirent, toutes quatre, leurs demi-tasses et les choquèrent contre celle de Romuald, de plus en plus émerveillé.

Puis, l’une des chevalières vint s’asseoir familièrement sur les genoux du vicaire, lui donna un baiser sur chaque joue, et lui dit :

— Romuald, mon petit chien, de ce jour, moi, Gargoulette, chevalière de la Croix-Rose, je le baptise mon filleul !

Ce fut ensuite le tour de la seconde de ces femmes étranges.

— Romuald, mon petit chien, de ce jour, moi, Moustache, chevalière de la Croix-Rose, je te baptise mon filleul !

Après, vinrent successivement la troisième et la quatrième, disant : « Moi, Sainte-Chipie », ou bien : « Moi, Papillon », le reste de la formule ne variait pas. Et chaque fois, même cérémonial ; chacune s’asseyait sur les genoux du vicaire et l’embrassait sur les deux joues.

Cet excellent Chaducul était dans tous ses états.

— Épatant ! murmurait-il, épatant d’inouïsme ! Vivent les Maçonnes de l’Amour !

On prit un petit verre de cognac, que ces dames vidèrent d’un trait.

— Maintenant, chien-chien de filleul, fit Gargoulette, nous allons te bander lus yeux, et tu vas passer par les épreuves obligatoires…

— Des épreuves ?

— Oui, mon loulou, des épreuves sans lesquelles on ne peut pas être reçu chevalier des Maçonnes de l’Amour… Allons, Romuald, ferme tes jolis yeux… nous allons t’appliquer le bandeau.

Chaducul se laissa faire.

Il ferma bénignement les yeux, tendit la tête en avant.

Moustache avait roulé en bandeau un mouchoir de fine batiste. Gargoulette l’attacha de façon à ce que le vicaire ne pût absolument rien voir.

— Ne serrez pas trop fort, disait-il.

— Avec ça ! riposta Papillon, avec ça, mon loulou, qu’on va se gêner !… Si nous ne serrions pas, tu te priverais peut-être de glisser un coup d’œil sous le bandeau, hein ?

Gargoulette fit un nœud solide.

— Maintenant, commanda Sainte-Chipie, déroutez le profane !

On lui fit faire prestement cinq ou six tours sur lui-même, ce qui eut pour résultat d’égarer tout à fait le vicaire sur la route qu’on allait lui faire suivre.

— Du courage ! lui glissa Huluberlu à l’oreille.

Une main mignonne prit la grosse patte du néophyte, et la promenade commença.

Il traversa une infinité de couloirs, tournant à droite, et puis à gauche, allant en avant, revenant en arrière, montant, descendant.

— Je ne sais plus du tout où je suis, observa-t-il en s’adressant à son guide.

— Ferme ton bec, mon filleul, dit la voix flûtée d’une des chevalières de la Croix-Rose ; tu jacasseras à ton aise quand on t’en donnera la permission.

Chaducul ne dit plus rien, mais il embrassa la main qui le guidait à travers les ténèbres.

— Mille remercîments pour la caresse, murmura une grosse voix d’homme.

C’était le curé qui suivait sans bruit le néophyte et qui venait de parler en contrefaisant admirablement son organe. Chaducul, ne se rendant pas compte de la supercherie, pensa que son guide appartenait au sexe masculin et ne put alors s’empêcher d’esquisser une horrible grimace.

Aussitôt, il entendit autour de lui quelques rires étouffés.

On s’arrêta.

Ce fut alors un grand bruit de verrous et de grosses serrures, absolument comme dans la franc-maçonnerie sérieuse, — si l’on peut donner le qualificatif « sérieuse » à une institution où se pratiquent encore les épreuves ridicules dont chacun a plus ou moins entendu parler.

Du reste, ainsi qu’on le verra par ce qui va suivre, les Maçonnes de l’Amour copiaient fidèlement tout le rituel cocasse de la vraie franc-maçonnerie.

Le guide frappa quelques coups irréguliers contre une porte, et Chaducul entendit une voix de femme, a lui inconnue, qui disait :

— Il me semble que l’on vient de frapper à cette porte d’une façon bien étrange. Sœur de la Surveillance, mettez, donc un peu le nez à la lucarne pour voir ce que c’est.

Seconde voix. — Très respectable sœur Bruscambille, c’est un profane qui voudrait sans doute être initié aux mystères des Maçonnes de l’Amour.

Première voix. — Assurez-vous-en.

Voix du guide (voix féminine). — Mes sœurs, vous plairait-il de donner audience à un profane, filleul de quatre marraines qui sont, toutes quatre, chevalières de la Croix-Rose ?

Première voix. — Soit, introduisez-le.

Nouveau bruit de verrous et de grosses serrures.

On entraîne Chaducul en avant.

— Baissez-vous, il y a une voûte, lui dit on.

Il se baisse ; il n’y avait pas de voûte du tout. Mais, tandis qu’il a la nuque inclinée, il sent un air frais ; ce sont trois ou quatre maçonnes, qu’il ne voit pas, qui lui soufflent dans le cou.

— Bigre ! il va faire frais ici, pense le vicaire.

Il avance encore de quelques pas. On l’arrête. La voir de la dame ou demoiselle que l’on a appelée Bruscambille se fait de nouveau entendre.

— Profane, quel est votre nom ?

— Romuald Chaducul.

— Votre profession !

— Confesseur… Spécialité pour les jolies pénitentes… Tout à la disposition des Maronnes de l’Amour qui, j’en suis convaincu, doivent toutes être adorables.

Un murmure approbateur accueille cette réponse.

— C’est bien, dit la respectable sœur Bruscambille ; vous êtes décidé, à ce que je vois, à vous faire admettre parmi nous…

— Dans votre sein, mesdames, interrompit Chaducul avec un sourire… dans le sein de votre charmante société.

— Mais, réfléchissez bien à la démarche que vous faites. Vous allez subir des épreuves terribles. Vous sentez-vous le courage de braver tous les dangers auxquels vous allez être, exposé ?

— Comment donc ? ce sera avec le plus grand plaisir que je les affronterai !

— Alors je ne réponds plus de vous, conclut gravement Bruscambille.

Puis, s’adressant au guide, la présidente ajoute :

— Sœur Redoutable, entraînez le profane hors de notre temple, et avant de nous le reconduire, faites-le aller partout où doit passer le mortel qui aspire à connaître nos secrets.

On fait pirouetter Chaducul, et le voilà marchant encore a la suite de son guide mystérieux.

— Allongez la jambe, lui dit-on, il y a un trou.

Et Chaducul allonge la jambe.

Il trébuche sur une série d’aspérités inattendues. C’est un parquet mobile, sur lequel sont cloués des morceaux de bois, qu’on a glissé devant lui.

Puis, il monte une pente douce. Au bout de quatre ou cinq pas, il trébuche ; il était sur une planche à bascule. Heureusement, sa culbute est sans danger ; car il tombe dans les bras de quelques demoiselles dont il a le vif regret de ne pouvoir admirer les visages.

Il embrasse au hasard l’une d’elles ; on rit.

Décidément les Maçonnas de l’Amour sont gaies.

Après deux minutes de cette promenade accidentée, Chaducul est prié de s’asseoir. Il ne se doute pas qu’il n’a point quitté la salle et qu’on l’a tout bonnement ballade dans Ions les sens. Durant cette marche, il a les oreilles assourdies par un tapage infernal ; ce sont les Maçonnes qui tapent contre le parquet avec tout ce qu’elles ont sous la main.

Le profane se repose.

Voix de Bruscambille. — Profane, dites-nous pourquoi vous avez conçu le désir d’être admis parmi les Maçonnes de l’Amour.

Chaducul. — C’est mon curé, l’abbé Huluberlu, qui est aussi mon ami, qui m’a conduit ici, mesdames. Puisqu’il figure au nombre de vos chevaliers, c’est qu’on doit passer du bon temps en votre compagnie… Passer du bon temps, je ne demande pas autre chose.

Bruscambille. — Parfait… Voudriez-vous avoir la bonté de nous expliquer ce que vous pensez des étoiles filantes ?

Chaducul. — Je n’en pense rien du tout. Les étoiles filantes me laissent absolument froid. En fait d’étoiles, je n’aime que les mines folichonnes, et je mets toute ma gloire à les empêcher de filer quand elles sont auprès de moi.

Bruscambille. — Croyez-vous que la terre tourne ?

Chaducul. — Oui, quand j’ai bu un coup de trop.

Bruscambille. — Quelle est votre opinion sur les femmes ?

Chaducul. — Du moment qu’une femme est jolie, elle a toutes les qualités… Les laides ?… il n’en faut pas !

Bruscambille. — Que feriez-vous si vous deveniez, du jour au lendemain, roi d’un grand royaume ?

Chaducul. — Je décréterais le bannissement immédiat de tous les laiderons.

Bruscambille. — Pensez-vous que la lune soit habitée ?

Chaducul. — Ma foi, mon opinion n’est pas encore formée sur ce sujet. J’incline cependant à croire que la lune ne doit pas être habitée.

Bruscambille. — Si vous étiez laïque, comment vous vengeriez-vous de votre ennemi le plus délesté ?

Chaducul. — Je le marierais tout de suite à la fille d’une concierge hystérique, afin qu’il soit en proie à la plus terrible des belles-mères.

Bruscambille. — Croyez-vous au diable ?

Chaducul. — Je crois aux diables roses.

De nombreux applaudissements accueillirent cette saillie. Le vicaire était en verve.

— Profane, reprit Bruscambille, on va vous conduire contre un mur sur lequel est plantée une épingle ; si vous parvenez à trouver l’épingle en ne la cherchant qu’avec les dents, vous serez délivré dix minutes de votre bandeau et admis à contempler un coin du paradis de Mahomet.

— Je suis à vos ordres.

Voilà notre Chaducul contre le mur. On lui attache les mains derrière le dos, et il cherche l’épingle dont on lui a parlé.

Il n’y avait pas d’épingle. Par contre, le mur contre lequel il frotte son museau est tout barbouillé de bouchon brûlé, et, en peu d’instants, le vicaire a un visage noir comme un charbonnier.

Rires dans l’assistance. Quelle gaieté que celle des Maçonnes de l’Amour !

Enfin, on place une épingle sur le paravent qui joue le rôle de mur et, Chaducul la trouvant, s’écrie :

— Allons ! ôtez-moi le bandeau ! ça y est !

Pour toute réponse on l’entraîne hors de la salle. On le conduit dans une autre pièce ; on enlève le mouchoir qui le prive de lumière et on le place devant une glace.

À la vue de sa figure barbouillée, Chaducul est le premier à rire.

Une vingtaine de jolies maçonnes qui sont là rient avec lui.

Chaducul veut les embrasser.

— Non, non ! pas à présent ! quand vous n’aurez plus de charbon !

On lui apporte un pot à Peau, une savonnette, une cuvette, une éponge parfumée. Sa toilette terminée, il est autorisé à embrasser ces dames.

— Comment trouvez-vous ce petit cérémonial des premières épreuves ? lui demande Huluberlu qui lutine une chevalière de la Croix-Rose.

— Délicieux ! exquis ! extraordinairement adorable !

— Et ce n’est pas fini ! dit encore le curé. Avouez, mon cher, que notre franc-maçonnerie est plus gaie que celle dont le siège est à la rue Cadet…

— Elle est surtout plus émoustillante…

— Chez les francs-maçons, le profane est enfermé dans un cabinet tendu de noir, avec des squelettes et des têtes de mort ; sur les murs, des inscriptions lugubres et pleines de menaces. Ici, au contraire, on voit la vie du côte folâtre : admirez ces jolies filles, souriantes et avides de baisers…

Chaducul partageait amplement l’avis de son curé. Il ne connaissait rien des initiations en usage chez les disciples du Grand Architecte de l’Univers ; mais il trouvait que tout devait être absurde auprès d’une réception chez les Maçonnes de l’Amour

Il s’étendait avec volupté sur les divans du salon. Les chevalières de la Croix-Rose, ses marraines, et leurs amies, venaient l’asticoter, lui disaient des mots aimables, lui faisaient mille et mille agaceries.

Une surtout, petite brune à l’œil vif, qu’on appelait Blanc-Partout, avait le privilège de le surexciter au plus haut point.

Elle vint à lui, et, après l’avoir tapoté amicalement sur la tonsure, lui dit :

— Mon gros lézard vert, si tu étais gentil tout à fait, tu m’emmènerais au bois quand la cérémonie sera complètement terminée.

— Je ne demande pas mieux, répondît Chaducul ; seulement, il faudra auparavant que je change de costume.

— Rien de plus facile : la marquise a un vestiaire laïque pour les curés chéris qui veulent bien nous accompagner en ville.

Jamais une pénitente n’avait appelé Chaducul « son gros lézard vert. » Le vicaire était dans la plus parfaite jubilation. Tout un horizon de plaisirs inconnus s’ouvrait devant lui.

La marquise lui donna l’assurance qu’il pourrait troquer sa soutane contre une redingote et un pantalon à la dernière mode, qu’elle avait un vestiaire on ne pouvait mieux garni.

On rigola pendant une bonne demi-heure, en attendant de reprendre la suite des épreuves. La Rastaquouère fit péter le champagne pour célébrer l’affiliation de l’abbé comme apprenti-chevalier des Maçonnes de l’Amour ; car apprenti-chevalier est le grade qui allait être décerné au vicaire de Saint-Germain-l’Empalé. On trinqua à la santé du nouveau-venu.

Après quoi, la respectable sœur Bruscambille, sans se montrer, cria, à travers une cloison :

— Hardi ! hardi ! nous allons reprendre la suite des épreuves !

En un clin d’œil, Chaducul eut les yeux bandés pour la seconde fois, et, sans trop de promenades, fut reconduit à la salle d’initiation.

Là, il fut prié de s’asseoir ; mais, ce coup-ci, on lui retira brusquement la chaise et il s’étala tout de son long par terre, à la grande joie de l’assistance.

Romuald pensa que le preuve manquait d’agrément ; mais, comme il était en belle humeur, il se releva, le sourire aux lèvres.

La respectable sœur Bruscambille reprit la parole :

— Profane, vous avez été singulièrement favorisé ; nous vous avons autorisé à voir un coin du paradis mahométan. C’est là une faveur que vous devez reconnaître…… Êtes-vous prêt à nous donner des gages, mais des gages sérieux, de votre reconnaissance ?

— Tant que vous en voudrez. Faut-il que j’embrasse l’honorable présidente ?

Ce coquin de Chaducul était toujours disposé à embrasser.

— Non ! répliqua Bruscarabille. Le temps n’est plus aux épreuves agréables. Nous vous demandons une grave promesse, une seule. Jurez-nous de ne jamais plus violer votre vœu de chasteté.

— Ah ! bien, non, par exemple ! clama Romuald qui ne s’attendait pas à cette boîte. Tout ce que vous voudrez, mais pas ça !

L’assistance éclata en bravos frénétiques.

Le néophyte avait bien répondu.

— Alors, continua l’imperturbable Bruscambille, puisque vous ne voulez pas renouveler votre serment de chasteté, vous êtes donc disposé à renier votre foi catholique ?

— Je m’en moque bien, du catholicisme !… C’est bon pour les naïfs, cette balançoire-là… Quant à nous, nous prêchons tout ce qu’on veut, mais nous n’en faisons qu’à notre tête.

— Embrasseriez-vous le mahométisme ?

— Oui, surtout si c’est vous, chère présidente inconnue, qui êtes le mahométisme.

— Vous acceptez de devenir musulman ?

— Parbleu ! musulman de cœur et d’âme, je réclame tout de suite un petit sérail de houris.

— Vous l’aurez ; mais, ou ne devient pas musulman sans subir une sorte de baptême… Vous me comprenez.

— Parfaitement. C’est aussi le baptême des juifs, et le calendrier catholique célèbre cette machine-là à la date du premier janvier.

— Eh bien, acceptez-vous ?

L’abbé eut une seconde d’hésitation ; puis, il reprit bravement :

— C’est entendu, j’accepte… J’accepte tout, pourvu que j’aie au plus tôt ma place au paradis du prophète.

Deux maçonnes apportèrent une gigantesque paire de ciseaux et les agitèrent en les faisant grincer avec fracas. Papillon chatouilla un instant le nez du vicaire au moyen d’une plume d’oie. Puis, tout à coup, le bandeau tomba, et Chaducul constata avec satisfaction que les terribles ciseaux avaient été remis au fourreau.

Il était debout entre ses quatre marraines, au milieu d’un cercle formé par une cinquantaine de maçonnes, jolies à croquer, dans des négligés affriolants, ayant des poses voluptueuses. En face de lui, nonchalamment accoudée sur les genoux du curé Huluberlu, se tenait Bruscambille, qu’il ne lui avait pas été donne de voir lors de l’entr’acte au champagne.

Bruscambille avait le minois le plus fripon que l’on pût rêver. Elle était châtain, comme Marthe Mortier ; mais elle possédait une beauté bien autrement attrayante. Son petit nez retroussé à la diable disait tout un poème de gamineries.

Elle avait l’air d’être dans les meilleurs termes avec le curé de Saint-Lien nain ; elle jouait avec son rabbat et lui donnait des chiquenaudes sous le menton.

Ce tableau rendit Chaducul rêveur.

Il aurait bien voulu, en ce moment, avoir, lui aussi, sa Bruscambille.

Avisant Blanc-Partout, il allait lui sauter au cou, quand Papillon, Sainte-Chipie, Gargoulette et Moustache le retinrent.

— Halte-là, fiston ! fit une des marraines. Les épreuves sont finies ; mais il te reste à nous prêter le serment…

— Quel serment ?

— Le serment d’infidélité, dit avec gravité Bruscambille en se remettant sur son séant.

Elle était à la place d’honneur.

— Approchez, Romuald, fit-elle ; et mettez-vous à genoux devant moi.

Chaducul obéit sans se faire prier.

— À présent, baisez ma pantoufle ; Bruscambille, mon neveu, vaut mieux que le Saint-Père.

Le vicaire saisit le pied de la respectable sœur et le baisa, à travers les mailles ajourées du bas rose.

— Levez-vous ! commanda encore Bruscambille.

D’un saut Romuald fut debout.

Alors eut lieu la scène du serment.

— Gracieux néophyte, dit la présidente de la séance, les Maçonnes de l’Amour consentent à vous recevoir dans leur Société à titre d’apprenti-chevalier. Aucune d’elles ne vous demande la fidélité, au contraire ; vous prêterez à toutes un serment qui nous est spécial ; vous vous engagerez à être infidèle à chacune en particulier au profil de toutes en général. Voyons, consentez-vous à nous en donner votre parole de déshonneur ?

— Je vous la donne.

— C’est bien. Jurez-vous d’emmener souper en cabinet particulier les Maçonnes de l’Amour chaque fois qu’il vous arrivera de les rencontrer en ville, soit seules, soit au nombre de deux ?

— Je le jure.

— C’est bien. Quand vous rencontrerez trois maçonnes, vous ne serez pas tenu de leur offrir à souper ; mais vous devrez prendre rendez-vous avec chacune d’elles pour chacun des trois jours suivants. À partir du chiffre de quatre, vous n’aurez aucune obligation envers elles.

— Oh ! quatre maçonnes ne m’épouvantent pas.

— Cela fait votre éloge… Je continue… Jurez-vous de propager les principes de la Société et de lui amener de bonnes recrues, tant de votre sexe que du nôtre ?

— Je le jure.

— Jurez-vous de ne révéler nos mystères à qui que ce soit ?

— Je le jure.

— Parfait. Jurez-vous de venir au moins une fois par quinzaine en ce temple, qui se nomme le Temple de Cupidon ?

— Je jure d’y venir tous les huit jours au minimum.

— Admirable. Jurez-vous de payer chaque année, à l’une d’entre nous, que le sort désignera, un voyage d’agrément et d’étude des beautés de la nature ?

— Je le jure et suis prêt à payer mon premier voyage. Bruscambille se dressa et étendit la main sur le vicaire :

— Romuald Chaducul, je le sacre apprenti-chevalier des Maçonnes de l’Amour. Dès à présent, nous te tutoierons et tu nous tutoieras. Nous sommes tes mères et tu es notre neveu. Surtout, retiens bien le mot sacré qui Couvrira dans toutes les villes les temples des Maçonnes de l’Amour.

— Ce mot, quel est-il ?

— Il se prononce en levant la jambe droite en équerre… Ecoute le mot sacré, et retiens-le… CRAC-MICMAC…

Toutes les maçonnes furent debout à la seconde et, levant la jambe à une bonne hauteur, répétèrent :

— Crac-Micmac !

Puis elles se prirent par la main et dansèrent une ronde échevelée autour du « gracieux néophyte », ainsi que l’avait appelé Bruscambille. Dans cette sarabande folâtre, on renversa les chaises et les guéridons, on poussa des cris baroques ; le curé Huluberlu battait la mesure et chantait : « Vive le mou, mou ! vive le mouton ! »

Soudain, la Rastaquouère parut :

— En place, mes nièces ! en place, mes neveux !… Il nous reste à faire connaître l’attouchement au nouvel apprenti-chevalier.

Ce fut un arrêt général et de nouveaux cris :

— L’attouchement ! l’attouchement !

Grave et recueillie, la marquise s’approcha de Chaducul, et lui prenant la main :

— Mon neveu, dit-elle, quand vous voudrez savoir si vous avez affaire à une vraie maçonne, vous lui saisirez la main gauche et de votre main droite vous gratterez quatre fois sa paume. Si la dame vous chatouille quatre fois le creux de votre main à son tour, en vous disant tout bas : « Crac-Micmac », c’est qu’elle est une vraie maçonne… Sur ce, il est minuit, les travaux sont accomplis, couvrez le temple !

Peu d’instants après cette étrange réception, Huluberlu flanqué de Bruscambille et Romuald flanqué de Blanc-Part ont, tous deux ayant dépouillé la soutane pour revêtir le costume laïque, filaient dans un landau vers le bois de Boulogne.

En chemin, les deux maçonnes terminèrent l’instruction du nouvel apprenti-chevalier. Elles lui firent connaître mille particularités qu’il eût été trop long de lui dévoiler en séance. Il apprit ainsi pourquoi, dans la société, on se qualifiait de neveu et de nièce ; cela permettait à une maçonne de se jeter au cou du premier ecclésiastique venu. Elle lui disait : « Oh ! c’est étonnant comme vous ressemblez à mon neveu ! » Si l’abbé était dans le secret, cela était de suite vu ; vite, l’attouchement dans le paume de la main. De même, un curé, chevalier de l’ordre mystérieux, pouvait embrasser en pleine rue une jolie fille en lui disant : « Oh ! comme vous ressemblez à ma nièce ! » Grâce à cette phrase de convention, il savait immédiatement à quoi s’en tenir.

Chaducul se promit de tenter l’expérience le plus souvent possible. Son curé lui affirmait que l’ordre des Maçonnes de l’Amour avait des ramifications dans toutes les classes de la société ; telle bel le dame, à l’air réservé, répondait fort souvent par quatre grattements dans la main à un ecclésiastique vénérable qui venait de l’embrasser par mégarde en la prenant pour une de ses nièces.

Nous avons vu, dans un cabinet particulier d’un restaurant du bois, le curé Huluberlu godaillant avec deux croqueuses de pommes ; c’étaient Blanc-Partout et Bruscambille. Quand à Romuald, comment avait-il disparu ? où était il ?

Croyez, lecteurs, que ce mystère s’éclaircira.