Les trois cocus/Chapitre XXVIII

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Librairie populaire (p. 203-209).


CHAPITRE XXVIII

COMMENT L’ÂME DE SÉLIKA PRIT SON VOL


Quel voyage ! Quel voyage ! il faudrait être Homère ou Virgile pour le décrire avec tous ses détails bizarres.

Comment raconter les divers incidents qui se produisirent dans les compartiments occupés par les personnages que nos lecteurs connaissent ?

Le compartiment de Chaducul fut surtout le théâtre de plusieurs scènes assez curieuses ; mais n’insistons pas.

La situation la plus difficile était celle de Laripette.

Il eut soin, fort heureusement, de tirer le rideau abat-jour sur la lampe du wagon, de façon à donner une obscurité complète. Quand il pressait le genou de Marthe ou de Gilda, il avait besoin de ne pas être surpris par Pauline, et, quand il cueillait un baiser silencieux sur les lèvres de la colonelle, il ne fallait pas que la présidente et la plumassière pussent s’en apercevoir.

Dans ce wagon, la nuit fut donc relativement calme.

Le jour parut. Partout on admirait le beau paysage qui se déroulait rapidement sous les yeux émerveillés des voyageurs du train.

À Toulouse, il y eut un arrêt important. Il s’agissait de donner aux voyageurs le temps de déjeuner au buffet.

Mme  Mortier, tout en avalant à la hâte un potage bouillant, se demandait quel était ce troupeau de jolies pèlerines dont ses deux confesseurs s’étaient constitués les bergers.

Chaducul, particulièrement, l’intriguait.

Jamais le vicaire de Saint-Germain-l’Empalé n’avait été aussi frétillant.

Il sautait au cou de toutes les dames qui se trouvaient au buffet, sur le quai, dans les salles d’attente. Il les embrassait avec effusion, et s’excusait immédiatement auprès de chacune en disant :

— Je vous demande mille pardons, madame ; mais je vous ai prise pour ma nièce… C’est étonnant comme vous lui ressemblez !

La présidente pensait en elle-même :

— Bien sûr, il y a quelque mystère là-dessous. Ce scélérat du Romuald n’a pas autant de nièces qu’il veut bien le dire, et il n’est nullement capable d’une telle quantité de méprises. Il faudra que j’aie le cœur net de cela.

Enfin on arriva à Lourdes.

Robert, sitôt descendu à l’hôtel, se fit apporter tous les journaux du département elles parcourut avec avidité.

Soudain, il s’arrête dans sa lecture, se frotte les mains avec joie et dit :

— J’ai mon affaire.

— Quelle affaire ? interrogent les trois dames anxieuses.

— Je reprends le train…

— Déjà ?

— Je vais à Argelès.

— Eh bien, et la grotte ? et le pèlerinage ?

— Je ne vous ai jamais dit que je me rendais à Lourdes pour un pèlerinage.

— Ah bah !… et alors ?

— Lourdes n’était pas pour moi un but définitif de voyage, mais un centre d’orientation.

— Cependant…

— Et voilà ; maintenant, je suis orienté. C’est à Argelês qu’il faut que j’aille.

— Je vous y suivrai, monsieur Robert, conclut la présidente.

Et la plumassière, et la colonelle, de répéter à leur tour :

— Je vous y suivrai.

Laripette promit toutefois de revenir à Lourdes et de rendre visite à la grotte à son retour d’Argelès, s’il réussissait dans ce qu’il espérait.

De Lourdes à Argelês, il n’y a pas loin.

Robert et ses trois compagnes retiennent des chambres sitôt arrivés. Après quoi, on fait un tour dans la ville.

À l’angle formé par deux rues, Laripette réclame une halte et montre une majestueuse affiche :

— Voici ce que je cherche, dit-il.

Marthe, Gilda et Pauline n’en reviennent pas.

Elles lisent l’affiche.

— « Théâtre Athanase Perrimet », ainsi était intitulé le placard. Troupe extraordinaire. Ce soir, grand opéra : l’Africaine, avec introduction de quelques airs de la Fille Angot appropriés à la circonstance. Le rôle de Sélika sera tenu par une véritable négresse, la belle Tatakoukoum, qui chante dans la perfection et pèse trois cent quatre-vingts livres. Au second acte, elle montrera ses mollets, les deux ; ils sont noirs l’un et l’autre. Le directeur de la troupe, M. Athanase Perrimet, remplira, avec la distinction qui le caractérise, le personnage de Vasco de Lama Le mancenillier de la fin sera compliqué de quelques serpents, dont trois à sonnettes ; on entendra les sonnettes. Avant la chute définitive du rideau, il y aura une surprise : l’aine de Sélika s’envolera vers les deux sous la forme de Cachemire ».

Les trois amoureuses de Robert étaient de plus en plus intriguées ; lui se frottait toujours les mains.

Il était radieux.

— Que signifie ? demanda Marthe.

Laripette mit le doigt sur l’affiche, à l’endroit où s’étalait en grosses majuscules le nom de Cachemire.

— Eh bien ? fit Pauline.

— Cela signifie, dit Robert, que dans quelques instants nous allons voir Cachemire.

Ils dînèrent à la hâte et il emmena ces dames au théâtre Perrimet. La soirée fut très gaie.

L’impressario avait pratiqué pas mal de coupures dans l’opéra de Meyerbeer. Vu l’insuffisance de la troupe, il avait notamment supprimé le tribunal des inquisiteurs, mais le rusé compère n’avouait pas le vrai motif de cette suppression.

— Mesdames et messieurs, dit-il entre deux ritournelles, nos sentiments catholiques ont éprouvé le besoin de se manifester d’une manière éclatante dans une contrée où brille l’esprit le plus pur de dévotion. Vous comprendrez, messieurs et dames, qu’à deux pas du respectable sanctuaire de Lourdes, il serait de mauvais goût de représenter le tribunal de la sainte inquisition…

— Bravo ! bravo !

— Mettre sur la scène des cardinaux et des évêques ne nous convient pas. Nous ne sommes pas de ceux qui insultent chaque jour l’Eglise… notre mère !

Les applaudissements furent frénétiques.

Aussi Pacte de la prison eut un succès prodigieux.

Vasco de Gama jongla avec des poids de cent kilos, afin de démontrer que, s’il restait captif, c’était parce qu’il le voulait bien.

Sélika exhiba ses mollets, les deux, ainsi que l’avait promis l’affiche. Depuis l’aventuré du mollet blanc, Perrimet cirait sa femme des pieds à la tête pour éviter toute anicroche, et il priait les spectateurs de constater que la belle Tatakoukoum était entièrement négresse.

La scène capitale de l’opéra était celle du mancenillier ; les spectateurs l’attendaient en trépignant d’impatience.

Vasco de Gama a entremêlé un peu de tyrolienne à ses chants d’amour :

Vers toi, mon idole,
Laïtou !
Tout mon cœur s’envole,
Laïtou !
Et pour toi j’immole,
Laïtou !
Ma gloire à venir.
Troulala,
Troulala,
Lanlaire,
Troulala lala laïtou !

D’amour frémissante,
Laïtou !
Mon âme est brûlante ;
Laïtou !
L’espoir et l’attente,
Laïtou !
La font tressaillir.
Troulala,
Troulala,
Troulala,
Troulala, lala laïtou-ou-ou !

C’est du Meyerbeer arrangé, ne public d’Argelès, qui ne connaît l’Africaine que par ouï-dire, est charmé de cette musique aussi extraordinaire que la troupe. On bat des mains à se les rompre. On jette aux artistes des couronnes champêtres, des bouquets rustiques, dans lesquels il y a du thym et toutes sortes de fleurs sauvages. Bref, c’est un triomphe colossal : le qualificatif, du reste, est d’actualité.

Les spectateurs s’intéressent de bonne foi à la jalousie d’Inès ; ils trouvent que Vasco de Gamo est un grand navigateur, mais que, comme homme privé, il est d’une perfidie atroce à l’égard de cette pauvre Sélika. Somme toute, selon ta donnée même de l’opéra sérieux, l’Africaine est, on le sait, une par trop bonne fille ; et quelques braves gens d’Argelès ne se gênent pas pour le lui dire, lorsqu’elle ordonne à Néfusko de favoriser le départ de son infidèle époux avec Inès, c’est-à-dire avec Mlle  Zodiaque.

Les interpellations ne sont pas ménagées à la belle Tatakoukoum.

— Mais, madame, lui crie une grosse mère, c’est un monstre que votre mari !

— C’est moi qui enlèverais le chignon à cette Inès de malheur ! clame une autre.

Enfin, nous voici en plein mancenillier ; le régisseur de la troupe, le clown Tirelampion, éprouve le besoin de venir expliquer au public ce que c’est que cet arbre terrible. Il faut mettre les points sur les i, quand on s’adresse au public d’Argelès.

— Mesdames et messieurs, dit Tirelampion, le dernier acte que nous allons avoir l’honneur de représenter devant vous est particulièrement intéressant, et nous ne saurions trop le recommander à votre attention. En même lumps que vous allez entendre les plus suaves morceaux du plus beau des opéras, vous vous instruirez, vous assisterez à un cours d’histoire naturelle. Castigat ridendo mores, a dit Victor Hugo dans une de ses meilleures ballades.

Deux ou trois enthousiastes applaudissent le nom du poète si intempestivement mêlé à ce boniment grotesque.

— Quoique personnage muet, l’arbre que voici, ce superbe mancenillier le décor représente, tant bien que mal, un palmier garni de noix de coco va jouer un rôle considérable dans l’action. Son ombre, messieurs et dames, son ombre trompeuse cache, sous les caresses d’une douce brise, le plus foudroyant des poisons. Vous allez voir à l’œuvre cet arbre étonnant que l’humanité doit au sol d’Afrique. Ah ! messieurs et dames, quand on songe au mancenillier, ou se demande avec terreur comment il se fait qu’il y a encore des Arabes en Algérie !

— Vivent les braves Algériens ! crie un monsieur chauve en agitant son foulard de soie rouge.

— À bas la Commune ! fait un vieux légitimiste, à la voix cassée, qui croit à mie manifestation de la part du monsieur chauve et prend son foulard pour le drapeau sanglant de l’insurrection de 1874.

Cet échange d’exclamations occasionne quelque tumulte ; néanmoins, le calme ne l’aide pas à se rétablir.

La belle Tatakoukoum paraît. Elle assiste au départ du navire qui emporte son mari et sa rivale. Elle se couche à l’ombre mortelle du fameux mancenillier, et, tandis qu’elle est là, couchée sur le dos, voici que du tronc de l’arbre descendent dix à douze couleuvres inoffensives, apprivoisées ; ce sont les serpents de l’affiche, dont trois à sonnettes. En effet, l’orchestre s’arrête, et l’on entend distinctement des sonnettes qu’Athanase Perrimet fait tinter dans la coulisse.

Un loustic du parterre observe tout haut qu’un des serpents a sa sonnette fêlée, ce qui provoque un murmure réprobateur dans l’assistance.

Les couleuvres s’enlacent autour de Tatakoukoum, qui pousse un grand cri, et Néfusko vient en chantant, sur un ton lugubre, recueillir son dernier soupir.

Voici le moment solennel, le moment de la surprise.

D’après la programme de Perrimet, l’autruche à laquelle il a donné le nom de Cachemire, doit s’élancer de derrière le tronc de l’arbre vers les frises de la scène, pour représenter, sous une forme palpable, l’âme de Sélika qui monte au ciel.

Mais le saltimbanque a compté sans Laripette.

À Peine l’autruche a-t-elle paru que la voix de Robert retentit :

— Pélagie !

Marthe, Pauline et Gilda se regardent.

— C’est elle, disent-elles à leur tour.

Pélagie a reconnu la voix de son maître ; elle tend son cou en avant, dans la direction du public. Robert répète le nom authentique de l’aimable bête, et celle-ci, n’hésitant plus, se précipite, non vers les frises, mais sur l’orchestre, avec un battement d’ailes joyeux, car elle a aperçu Laripette.

Pour le coup, la salle est dans le délire. Les trois quarts des citoyens d’Argelès, présents à cette scène mémorable, s’imaginent que c’est le vrai dénouement de l’opéra, que c’est en cela que consiste la surprise, et sont littéralement émerveillés.

Quant à Perrimet, il saute au milieu des spectateurs et s’apprête à disputer Pélagie à son véritable et légitime propriétaire.

Tandis que Robert et le saltimbanque sont aux prises, le rideau tombe au milieu du tumulte. Les employés de service éteignent quelques quinquets, et la foule se retire. Alors, a lieu au vestiaire une explication entre les deux hommes qui revendiquent l’autruche.

— Elle est à moi, et bien à moi, dit Perrimet. Je l’ai achetée à des Zoulous.

— Allez conter cela à d’autres ! répliqua Laripette. Vos Zoulous, je les connais… C’est un vieux filou de portier, nommé Orifice, qui ou ; a donné ou vendu mon autruche, laquelle s’appelle Pélagie et non Cachemire !…

Au surplus, comme l’essentiel était pour lui de savoir d’une manière précise où se trouvait l’animal, notre ami Robert se soucia peu de laisser Pélagie une nuit de plus au pouvoir des saltimbanques.

Seulement, le lendemain matin, dès la première heure, il se rendit auprès du brigadier de gendarmerie, et lui exposa son cas.

Le brigadier remplissait à Argelès les fonctions de chef suprême de la police. Il écouta complaisamment le récit de Robert, tout en lançant des œillades assassines aux trois dames qui l’accompagnaient.

Les droits de propriété de Laripette ne laissaient aucun doute. Il avait pour lui le témoignage très affirmatif de Mme  Paincuit, de Mme  Campistron de Bellonnet, une colonelle, et de Mme  Mortier, épouse d’un président au tribunal de Paris. En outre, notre homme soumit au brigadier un document concluant : la copie de l’assignation qu’il avait reçue de son propriétaire, pour entendre prononcer la résiliation du bail à cause de l’autruche.

Athanase Perrimet fut mandé auprès du brigadier, qui recommanda à ses pandores d’amener aussi Pélagie.

L’intelligente bête se précipita de nouveau vers son maître aussi qu’elle l’aperçut, et le brigadier déclara que « la confrontation » avait complètement fait la lumière.

En conséquence, le saltimbanque fut mis en demeure de restituer l’autruche à Laripette.

Inutile d’ajouter qu’Athanase s’exécuta, mais en rechignant.