Les trois cocus/Chapitre XXIX

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Librairie populaire (p. 210-214).


CHAPITRE XXIX

AUTOUR D’UNE SOURCE MIRACULEUSE


Miraculée, être miraculée, tel était le rêve de Scholastique. Lâcher d’un cran Irlande et Scholastique pour aller batifoler un brin avec les Maçonnes de l’Amour, tel était le rêve de l’abbé Groussofski ; nous donnerons désormais ce nom au pompier ensoutané, puisque c’est sous ce nom seul qu’il est actuellement connu de tous.

Notre aumônier des vieilles filles voyait à deux pas de lui « ses nièces » sous la conduite de Chaducul et du curé de Saint-Germain, et il ne pouvait pas aller faire « le neveu » avec elles, sous peine de compromettre sa situation.

Pendant le voyage, il s’était risqué à dire une ou deux fois à ses compagnes décharnées :

— Voilà des jeunes filles bien édifiantes !

Il aurait voulu se faire autoriser à aller lier connaissance avec elles, le pèlerinage justifiant cette familiarité : mais Irlande et Scholastique étaient sourdes quand on leur parlait de jeunesse ; elles firent donc semblant de ne pas avoir entendu.

Toutefois, l’abbé Groussofski, à une station, eut le temps d’échanger quelques mots avec son collègue Chaducul, qui était descendu du train pour acheter une petite gourde remplie de cognac :

— À quel hôtel descendez-vous ?

— Au Grand Hôtel de la Chapelle, parbleu !

— Pourquoi votre parbleu ?

— C’est celui tenu par Soubirous.

— Soubirous !… qu’est-ce que c’est que ça ?

— On voit bien que vous arrivez de Varsovie… Cependant, le miracle de Lourdes est connu du monde entier…

— Oui, je sais… une bergère… la sainte Vierge…

— Eh bien, la bergère à qui la sainte Vierge est apparue se nomme Bernadette Soubirous.

— Ah ! j’y suis !… Alors, vous allez loger chez la bergère ?… Farceur !

— Mais non… Soubirous de l’hôtel de la Chapelle est un parent de Bern a de Lie.

— Bien, bien.

En remontant dans son compartiment, l’abbé Groussofski ne manqua pas de dire aux deux vieilles Mlles :

— À propos, avez-vous un hôtel attitré ?

— Non, répondit Irlande, c’est la première fois que nous allons à Lourdes.

— Alors, cherchons dans l’Indicateur.

Il ouvrit le livre des chemins de fer et parcourut la page des annonces d’hôtels. Puis, tout à coup, comme frappé d’une inspiration subite :

— Soubirous ! s’écria-t-il. Il y a un Soubirous qui lient un hôtel juste en face de la grotte… Ce doit être un parent…

— De la bergère, ajouta Scholastique.

— Voilà notre hôtel, conclut Irlande.

Groussofski était ravi. Arrivé à destination, il eut soin de demander trois chambres. En vain Scholastique et Irlande insistèrent pour prendre une chambre a deux lits pour elles ; l’aumônier s’y opposa.

Elles invoquaient l’économie. Il répondit en alléguant qu’à deux pas de la grotte où la sainte Vierge était apparue en chair et en os, deux personnes du beau sexe, si demoiselles qu’elles fussent, ne pouvaient se déshabiller dans la même chambre. Groussofski, en exigeant cela, avait son plan.

Le soir venu (on était arrivé trop tard pour pouvoir se rendre au sanctuaire), ou se donna le bonsoir, et chacun s’en fut se coucher chez soi. Les trois chambres étaient contiguës.

L’abbé Groussofski tira le verou de sa porte de communication ; au contraire, Irlande et Scholastique ouvrirent la leur.

— Cela me fait peur, dit Irlande, de penser que je vais coucher toute seule dans une chambre d’hôtel.

— Et moi donc ! répondit Scholastique. Si un voleur venait nous égorger ?…

— Il faut cependant obéir à notre aumônier.

— Oui, sans cela, ce ne serait pas la peine d’en avoir un. Irlande eut une idée.

— Embrassons notre descente, dit-elle à voix basse à sa sœur, et faisons une prière, le visage contre le sol. Ce sera une mortification, et en même temps, nous verrons s’il n’y a pas de voleur caché sous le lit.

Elles se livrèrent aussitôt à cet examen. Sous prétexte d’embrasser le sol, elles examinèrent le dessous de chaque lit. Ce fut en poussant un soupir de satisfaction qu’elles se relevèrent : il n’y avait pas de voleur et elles pouvaient se livrer au sommeil en toute quiétude.

Bien entendu, elles fermèrent à clef les portes qui donnaient sur le couloir et se contentèrent de pousser la porte de communication qui donnait accès d’une chambre à l’autre.

L’abbé Groussofski passa une nuit très calme. Il se réservait pour la suivante et avait du reste besoin de repos ; le voyage, fait d’une seule traite, l’avait beaucoup fatigué.

Le lendemain matin, de bonne heure, il conduisit Irlande et Scholastique à la basilique. Il dit sa messe dans une des chapelles latérales ; puis, on visita la grotte.

Il y avait autour de la piscine une collection variée d’estropiés de toutes espèces. Tout ce monde-là geignait et invoquait la madone. Quelques-uns, par-ci par-là, se mettaient en caleçon de bain, ou même en chemise, et plongeaient dans la piscine. Scholastique ne fut pas la dernière à piquer sa tête. Au sortir du bain, elle déclara qu’elle éprouvait un mieux très sensible. Le diable, très probablement, se décidait à déguerpir.

Pendant ce temps, quelques curés circulaient dans la foule, et, hommes pratiques avant tout, faisaient une petite collecte.

Groussofski, lui, ne pensait guère à la monnaie ; il avisa une fillette de dix-huit ans environ, qui était sans aucun doute originaire du pays. Abusant du privilège que lui valait sa soutane, il lui fit quelque peu la cour, la prit par le menton et l’embrassa, en affirmant que lieu ne pouvait mieux le sanctifier qu’une caresse donnée à une jeune personne née dans une région si fertile en miracles. Mais ce n’était là qu’un apéritif. L’aumônier des demoiselles Duverpin attendait le soir avec impatience.

Il ordonna aux deux sœurs de dire une quantité considérable de rosaires à genoux devant la statue de la basilique, et, les quittant, annonça qu’il reviendrait les prendre dans une heure ou deux.

Elles ne firent aucune objection.

Le rusé compère s’en fut alors par la ville.

Il demanda l’adresse d’un médecin.

Bien que Lourdes soit la capitale des miracles, les médecins y abondent. C’est curieux, mais c’est comme cela.

On lui donna cinquante adresses pour une.

Groussofski se rend auprès du disciple d’Hippocrate et lui tient ce langage :

— Monsieur le docteur, je suis malade sans l’être. Je suis venu à Lourdes pour accompagner un pèlerinage. Je n’ai pas fait le trajet de Paris au sanctuaire afin de me guérir, vu qu’en temps ordinaire je suis très bien portant. Mais, cela tient-il à la fatigue du voyage, au changement de climat, à l’influence de la température ? Je l’ignore. Toujours est-il que je souffre horriblement de la tête. Tenez, je n’ai pas pu fermer l’œil depuis quatre nuits. Une simple migraine ne vaut pas la peine de demander un miracle à la Vierge ; aussi, je me contente, pour cette vétille, de recourir à la science des hommes.

Comme on le voit, l’abbé avait accompli des progrès demis qu’il s’était installé le confesseur et en même temps l’élève des demoiselles Duverpin ; il ne commettait plus de cuirs et s’exprimait même avec une certaine facilité. Le docteur répondit ;

— Monsieur l’abbé, voire migraine m’a l’air d’être une bonne et solide névralgie, et vous avez raison d’être venu me rendre cette visite.

— Il me faudrait, insinua l’autre, quelque drogue de nature à me faire dormir cette nuit comme un sac de plomb.

— Je vois ce que c’est. Vous devez, être enclin à la colère ?

— Oui, je n’aime pas qu’on me taquine.

— Vous dînez copieusement ?

— Dame !…

— Vous buvez de même ?

— Evidemment.

— Avez-vous jamais eu la fièvre typhoïde ?

— Jamais.

— Très bien, vous pouvez l’avoir. La fièvre typhoïde est toujours précédée d’une violente migraine.

— Merci, je n’en veux pas.

— Éprouvez-vous des lancements dans la région du cerveau ?

— Des lancements ?

— Oui, des petites douleurs vives, arrivant comme par lancées, comme si vous receviez des coups d’aiguille ?

— Parfaitement, parfaitement.

— C’est à ravir. Vous avez une céphalalgie lancinante. Je vais vous rédiger une ordonnance.

— Rédigez tout ce que vous voudrez, monsieur le docteur ; mais, avant tout, n’oubliez pas de me donner une drogue qui me fasse dormir cette nuit comme une masse de mille quintaux.

— N’ayez aucune inquiétude. Je ne dis pas qu’on pourra tirer le canon sans parvenir à vous réveiller ; mais vous serez dans un état de somnolence très convenable.

Et le docteur rédigea son ordonnance. Il y avait une bonne dose d’opium dans la potion qu’il prescrivait.

L’abbé paya sa consultation et courut tout droit chez un pharmacien. Il se fit confectionner séance tenante sa drogue et réclama l’ordonnance, qu’il alla porter ensuite chez un second pharmacien. Cela lui fit donc deux potions soporifiques.

Après quoi, il retourna à la basilique, chercher les vieilles filles.

Nul incident ne marqua la journée.

Le soir, Groussofski s’aboucha avec Chaducul.

— Vous êtes un heureux veinard, lui dit-il, vous, avec votre pensionnat de demoiselles ; mais j’ai trouvé, moi, du meilleur fruit…

— Ah ! bah !

— Une aventure piquante…

— Contez-moi ça.

— C’est dans notre hôtel… Chambre 83…

Il termina sa confidence dans l’oreille du vicaire de Saint-Germain-l’Empalé.

Chaducul rit beaucoup en l’écoutant.

— Et elle ne s’est doutée de rien ? interrogea-t-il quand Groussofski eut terminé son récit.

— De rien ; elle s’est laissé faire ; elle a avalé l’apparition comme si c’était une pilule au sucre de pomme.

— Quel numéro de chambre m’avez-vous dit ?

— 83… Et je vous le répète, charmante, délicieuse, adorable… Des formes de statue grecque !

Un quart d’heure après, il versait une confidence analogue dans l’oreille de l’abbé Huluberlu, affectant le même procédé mystérieux. Seulement, quand le curé se fit répéter le numéro de la chambre, Groussofski lui dit :

— Numéro 84.

Huluberlu avait la figure rayonnante.

Ce jour-là, le journal officiel du sanctuaire enregistra beaucoup de miracles.

Mais ces miracles n’étaient que de la petite bière : des entorses guéries, des torticolis soulagés, des lièvres calmées. Un double prodige, bien autrement considérable se préparait.

Après celui-là, il faudrait tirer l’échelle.